DEUXIÈME TRIMESTRE 1998 « La foi qui n'agit point, est-ce une foi sincère ?»   

 Numéro 12

            

Penser en français. 

 

Au temps où l'Europe était encore unie sous le signe des empires, la multiplicité des cultures faisait le contrepoids à l'unité de la croyance. L'empereur était le défenseur des valeurs chrétiennes, celles qui ont engendré les « droits de l'homme » d'aujourd'hui, et se disputait avec le Pape la qualité d'en être le dépositaire. L'esprit tourné vers l'universalité de la foi, l'empereur restait sensible aux particularités culturelles de ses différents peuples et s'efforçait de maintenir ouvertes toutes les voies de communication avec ses sujets.

Que ce fût Charlemagne ou Marie-Thérèse, impératrice d'Autriche, Napoléon ou François-Joseph, l'empereur se devait de concilier les valeurs transnationales, qui formaient l'ossature idéologique de l'empire, avec les spécificités locales, dont l'ensemble communautaire était bâti. Alors, on pensait en latin, pour bien saisir l'inspiration intemporelle, et on parlait plusieurs langues pour bien disséminer les messages d'autorité. Ainsi Charles Quint, maître d'un empire où le soleil ne se couchait jamais, se vantait de pouvoir parler à Dieu en espagnol, aux femmes en italien, en français aux hommes et en allemand à son cheval ! 

Cette remarque paraît opérer une distinction entre les différentes langues, d'après les interlocuteurs auxquels on s'adresse. On parle à tout un chacun en sa propre langue, tenant compte de ses spécificités culturelles (tant pis pour l'allemand!). En fait, si on réfléchit au bon mot de Charles Quint avec le recul que nous donne la perspective du présent, on voit bien qu'il s'agit plutôt des problèmes qu'on pose (et qu'on veut résoudre) que des particularités des différents récepteurs à qui on s'adresse .

On parle l'italien aux femmes, non pas en raison du fait qu'elles puissent mieux le comprendre, mais parce que cette langue est un bon support pour la passion et facilite la séduction plus qu'aucune autre. Il n'y a que l'allemand pour donner des ordres, donc on ne manquera pas de s'en servir avec le cheval. Pour les soucis intimes et les problèmes de conscience, il faut recourir à la langue maternelle, ici l'espagnol, dont l'empereur se sert pour dire ses prières. Enfin, si on veut parler aux hommes, c'est-à-dire si on veut parler raison, on parle le français.

L'expérience que nous avons acquise en conversant avec les ordinateurs nous a appris qu'il n'y avait pas de langage universel, que la multiplicité des langues artificielles qu'on utilise dans la relation avec l'ordinateur est inévitable, qu'on doit maintenir plusieurs langues à sa portée, chacune d'elles orientée vers la résolution d'une certaine classe de problèmes. Ainsi, la recherche universitaire s'accommode bien au Turbopascal, les économistes restent fidèles au vieux Cobol, les professionnels du logiciel sont épris du C, tandis que les élites de l'intelligence artificielle prisent le LISP ou le Smalltalk.

Par ailleurs, la découverte d'un nouveau langage modifie profondément la structure des problèmes et leurs poids respectifs. À l'époque où on écrivait les nombres en chiffres romains, les règles de la multiplication ou de la division étaient des sujets de hautes études doctorales. Dès que les chiffres arabes se sont imposés, les opérations arithmétiques devinrent extrêmement simples ; un changement de langage a suffi pour modifier radicalement un problème.

On a beaucoup écrit sur l'esprit des langues, sur les différentes sensibilités qui s'y sont incrustées, on a insisté sur les difficultés et les limites de la traduction. Il serait pourtant intéressant de regarder un peu vers les problèmes que les différentes langues s'emploient à résoudre ou, tout du moins, s'efforcent de formuler, ce qui revient à peu près au même.

On connaît la réponse de Winston Churchill à la question de savoir s'il croyait en Dieu : « Quelle question continentale ! ». L'anglais s'accommode mal à la métaphysique, se méfie des «agrands problèmes ».

 

(1) NDLR : sentiers de forêt.

 

Quant au français, loin d'être enfermé dans l'enclos cartésien (comme on l'a trop souvent affirmé), il reste le meilleur moyen pour « parler raison », mais sans entraver en rien les envols de la rationalité. Il y a dans la topique française une sorte de linéarité, les phrases ne forment pas de blocs, mais des lignes souples, ininterrompues, qui serpentent dans le champ du texte.  

Une logique implacable pousse le discours toujours en avant, comme si on dessinait sans relever le crayon du papier. La liaison du français parlé renforce cette continuité, cette poussée inéluctable dans un seul sens. L'irréversibilité du discours est bien visible, les chemins secondaires, les retours sont à peine aperçus, pas de place pour les “holzwege”(1) de Heidegger. Un texte français est une arabesque, une ligne gracieuse et ornée qui recouvre la page sans, pour autant, devenir une surface.

Il ne faudrait pourtant pas croire que le discours français souffre d'une unidimensionalité plus ou moins capricieuse. Une périodicité savante gouverne les propositions incidentes, les rapports de subordination sont rigoureusement respectés, le souci de l'ordre trouve son épanouissement dans les règles de concordance. On peut aisément discerner dans la linéarité du discours l'approche cartésienne défiant tout problème qui ne se laisserait pas réduire à une suite d'opérations simples. La périodicité qui donne l'équilibre et la symétrie des phrases indique une propension vers la mécanique rationnelle et, plus généralement, vers l'étude des systèmes proches d'un état d'équilibre. Il n'est pas sans intérêt de noter que le grand édifice de la mécanique classique a été achevé par d'ALEMBERT et LAPLACE.

L'univers parfaitement prévisible de LAPLACE se trouve tout entier dans la balance rythmique du discours français. Il suffit de bien assumer un point de départ et de suivre inéluctablement les règles qui gouvernent la rhétorique autant que la pensée. À n'en pas douter, on arrive à tout comprendre et à tout prédire. Le démon de LAPLACE est caché dans les plis de la langue française ! Ce déterminisme incontournable a empêché les Français d'atteindre les buts qu'eux-mêmes se sont posés dans les sciences de l'incertitude.

Si Louis de BROGLIE a longtemps hésité à suivre jusqu'au bout les chemins que lui-même avait brillamment ouverts en microphysique, c'est, en partie du moins, la faute à la langue française qui, elle, l'a trop habitué au déterminisme. Les Français ont inventé les probabilités (voir PASCAL), mais ils n'ont jamais accepté que celles-ci représentent autre chose qu'une mesure de notre ignorance passagère sur un état de chose qui, par ailleurs, est minutieusement réglé. Tout l'esprit d'Henri POINCARÉ s'est concentré dans l'effort de percevoir les options cachées derrière les théories scientifiques. Il a failli édifier la théorie de la relativité mais il s'est heurté à sa propre méfiance envers les conventions.

Les traits précis de la phrase française permettent de relever rapidement les détails marquants de n'importe quel problème. Si je voulais aller directement au cœur des choses, sans me soucier de l'accessoire, je ferais mieux d'employer le français. Le débat, la confrontation des idées ne peuvent pas se passer de la langue française, qui, elle, fournit un instrument fin et précis pour identifier les points faibles du discours de l'autre et pour délimiter le champ d'application de toute théorie qui passe l'essai d'examen critique.

Par ailleurs, les chances de résoudre les problèmes difficiles en employant le français sont considérables en raison d'une simple question de vocabulaire : « Impossible » n'est pas français !          

 

 

M. Adrian MIHALACHE

Bucarest - Roumanie

 
Haut de page