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Le 30 octobre 1995 à Winnipeg

Date :

12//11/07

De :  Bernard Desgagné (courriel : )   Mesure anti-pourriels : Si vous voulez écrire à notre correspondant, remplacez "chez" par "@"

Le 30 octobre 1995 à Winnipeg

Le 30 octobre 1995, j’assistais au dépouillement du vote référendaire dans mon salon, à Winnipeg. Je venais de coucher les deux petites lorsque, de retour d’une réunion parents-maîtres, Suzanne rentra les yeux pleins d’espoir. Et alors ? Le oui gagne avec 55 % ! À ce moment-là, nous étions probablement les deux seuls dans toute la ville à sauter de joie.

Treize ans plus tôt, jeunes enseignants, Suzanne et moi avions quitté Québec, notre chère ville, avec l’intention de garnir un peu notre curriculum vitæ. Naufragés de l’échec de 1980 et des fourberies constitutionnelles de 1981, nous nous étions retrouvés dans la vallée de la rivière Rouge, où nous pensions rester le temps qu’il fallait à de jeunes diplômés sans le sou pour se remettre à flot.

Le premier choc fut la découverte des Franco-Manitobains. En cherchant le pays de Louis Riel, de Gabrielle Roy et de Daniel Lavoie, nous découvrîmes bon nombre de cousins plus fiers de leur bilinguisme que de leur langue maternelle. Dans la cour de récréation des écoles françaises, les jeunes parlaient anglais. Si quelques chevaliers et chevalières ici et là faisaient preuve d’une fierté admirable, les décennies d’interdiction de la langue française avaient laissé des traces indélébiles. Les Campagne chantaient, Réal Bérard peignait et les Danseurs de la rivière Rouge dansaient, mais les Canadiens français de l’Ouest avaient pris le parti du réalisme et de la survivance. De petite victoire en petite victoire jusqu’à la défaite finale. Je n’en rencontrai jamais un seul qui ne parlait pas au moins aussi aisément l’anglais que le français.

Un jour où je me faisais couper les cheveux, peu de temps après notre arrivée, le coiffeur me confia en anglais qu’il était de langue maternelle française. Même que, jusqu’à l’âge de cinq ans, il ne disait pas un mot d’anglais. Puis vinrent l’école et la socialisation. Ses parents, qui parlaient toujours français à la maison, craignaient que leurs enfants ne soient désavantagés s’ils ne les envoyaient pas à l’école anglaise. Sans l’anglais, pas moyen de gagner sa vie. Jamais il ne leur serait venu à l’idée que leur fils un jour en oublierait sa langue maternelle. Pourtant, lorsque j’essayai de poursuivre la conversation en français, mon coiffeur m’avoua qu’il ne parlait plus français. Plus du tout. Il ajouta que, chaque fois qu’il rendait visite à sa vieille mère, désormais veuve, elle et lui devaient se parler par l’intermédiaire de sa sœur. Sa mère n’avait jamais appris l’anglais et lui l’avait tellement bien appris qu’il avait besoin d’une interprète pour comprendre sa mère.

Quand j’entends aujourd’hui des parents québécois regretter de ne pas pouvoir envoyer leurs enfants à l’école anglaise pour en faire de vrais « bilingues », je me dis qu’ils devraient faire la connaissance de mon ancien coiffeur.

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Le deuxième choc fut l’animosité de la population en général envers les Québécois. Le Quebec bashing est toute une expérience à vivre lorsqu’on ose affirmer son identité québécoise à Winnipeg. Aux yeux des gens de l’Ouest, le Québec est l’enfant gâté de la fédération canadienne. Je me fis remettre sur le nez tour à tour la Charte de la langue française, la dette olympique, le contrat d’entretien des F-18, le projet de loi 178 et l’accord du lac Meech. Devant un véritable mur de préjugés, pas moyen de rétablir les faits.

Il était particulièrement insultant de se faire reprocher de prétendus traitements de faveur pour le Québec alors que, dans une province comme le Manitoba, les paiements de péréquation étaient d’environ 3000 $ par habitant, comparativement à environ 500 $ par habitant au Québec, et alors que l’agriculture manitobaine bénéficiait d’énormes subventions pour le transport du grain.

Il était tout aussi insultant d’entendre les Manitobains reprocher au Québec son unilinguisme officiel alors que leur province avait aboli inconstitutionnellement l’usage du français à partir de 1885 et alors que le taux de bilinguisme des Manitobains était plusieurs fois inférieur à celui des Québécois. Même après la commission Laurendeau-Dunton, la Loi sur les langues officielles et la Charte canadienne des droits et libertés, les Franco-Manitobains étaient condamnés à d’incessantes démarches devant les tribunaux pour qu’on cesse de violer leurs droits linguistiques. Pendant ce temps, non contents de jouir de privilèges complètement démesurés par rapport aux maigres concessions faites aux Canadiens français des provinces anglaises, les Anglo-Québécois pouvaient ajouter à leurs hôpitaux, leurs écoles, leurs universités et leurs autres institutions les généreuses subventions fédérales qui allaient leur permettre de s’adresser aux tribunaux pour invalider des pans entiers de la Charte de la langue française.

Je me souviens d’un débat stérile à la télévision entre Claude Ryan et Sharon Carstairs, vers la fin des années 1980, où Ryan, qui espérait toujours réformer le fédéralisme canadien, fit remarquer à son interlocutrice qu’au Québec, l’enseignement en anglais pour la minorité anglo-québécoise était offert partout sur le territoire, et non pas uniquement là où le nombre le justifiait, comme le voulait la Constitution du Canada depuis 1982. Rien à faire. Ryan ne parvint jamais à faire admettre à Mme Carstairs que le sort des Anglo-Québécois était nettement plus enviable que celui des Franco-Manitobains. Pour Mme Carstairs et pour l’écrasante majorité des Manitobains, les Québécois maltraitaient les pauvres Anglo-Québécois et méritaient une sévère correction. C’est ce dont Elijah Harper se chargea au printemps 1990 en faisant avorter l’accord du lac Meech depuis les banquettes de l’Assemblée législative du Manitoba.

Un de mes collègues enseignants me fit comprendre un jour le malentendu fondamental qui rendait le fédéralisme absolument irréformable dans le sens des aspirations du Québec, peu importe quels politiciens s’attaqueraient à la tâche. Anglophone parlant un français châtié et grand ami du Québec, où il avait séjourné pendant de nombreuses années, David Wellard était féru d’histoire et avait résolument pris le parti de l’indépendance du Québec. Il me dit un soir de septembre, alors que nous étions à son chalet de la région de Minaki : « Pour les Canadiens anglais, cette histoire de peuples fondateurs ne rime à rien. À leurs yeux, il n’a jamais été question de faire du Canada un pays vraiment bilingue. Le français devait être toléré au Québec uniquement. L’anglais, lui, avait sa place partout. »

Pour les gens de Winnipeg, de Saskatoon ou d’Edmonton, le Canada est un pays anglais. Ils veulent bien que leurs enfants apprennent le français, mais ce n’est pas pour qu’on se mette à parler français dans leur province. C’est pour que leurs enfants puissent avoir de meilleurs emplois. Selon eux, le bilinguisme appartient à la sphère individuelle et aux institutions fédérales. Ils perdent rapidement patience devant l’insistance de certains francophones à vouloir vivre en français : « S’ils veulent parler français, qu’ils aillent au Québec ou en France. Les Français ont perdu la bataille sur les Plaines d’Abraham. »

Donc, le français fait partie du folklore au Canada anglais, dont il enrichit la mosaïque ethnique. Voilà qui explique pourquoi la seule grande ville vraiment bilingue au Canada, Montréal, se trouve assez paradoxalement dans la seule province officiellement unilingue française. Au Canada, le bilinguisme dans la vie publique est bon seulement pour les Québécois. Ailleurs, c’est une affaire personnelle ou une lubie de fonctionnaires fédéraux. Même au pays de Louis Riel, vous n’entendrez jamais parler français dans les rues comme on entend parler anglais dans les rues de Montréal.

***

Le 30 octobre 1995, Suzanne et moi habitions toujours à Winnipeg. Les jeunes diplômés à la recherche d’expérience avaient eu deux enfants et, dans le tourbillon de la vie familiale, avaient constamment reporté le moment du retour au Québec. À la télévision, l’avance du oui fondait inexorablement. Les résultats de l’île de Montréal allaient transformer l’allégresse en cauchemar.

Quelques jours plus tôt, Suzanne et moi avions vu des Manitobains prendre l’avion, à l’invitation de leur député libéral fédéral, Ronald Duhamel, pour aller manifester à Montréal. Ils étaient partis au love-in brandir leurs drapeaux pendant que nous, enfants du Québec dont les ancêtres s’y étaient établis au XVIIe siècle, n’avions même plus le droit de voter au référendum. Plus tard, nous allions apprendre que quelques milliers d’immigrants avaient été naturalisés à la sauvette pour pouvoir voter et que des étudiants venus des autres provinces avaient voté, eux aussi.

Pendant la campagne référendaire, Radio-Canada avait soumis ses émissions d’information du réseau français à un rigoureux minutage en prétextant qu’aucun des deux camps ne devait être favorisé. Pendant ce temps, au réseau anglais, le camp du oui se faisait littéralement censurer. L’information reçue par les Anglo-Québécois, y compris la forte proportion d’immigrants adultes parlant anglais, était extrêmement biaisée.

Douze ans plus tard, en octobre et en novembre 2007, Radio-Canada allait faire campagne avec ses alliés de Gesca contre l’obligation d’apprendre le français pour devenir citoyen québécois. Elle allait offrir toutes les tribunes à quiconque souhaiterait dénoncer le désir du Parti québécois de « priver des Canadiens de leurs droits démocratiques ». Quelle belle façon pour Radio-Canada de préserver le droit fédéral de piper les dés au prochain référendum grâce à son réseau anglais !

Après une folle soirée à espérer que nos compatriotes québécois se disent oui, Suzanne et moi allâmes au lit impuissants et la mort dans l’âme. Le oui était tombé juste sous la barre des 50 %. J’aurais tellement voulu que les Québécois qui venaient de voter non en croyant une fois de plus les promesses perfides du pouvoir fédéral eussent pu entendre comme moi le hurlement des loups de Minaki.

Le 28 juin 1996, après quatorze années passées au Manitoba, nous prîmes enfin la route du retour, moi au volant d’un camion de déménagement loué à nos frais et ma Suzanne enceinte de notre troisième enfant, un garçon, qui allait naître au Québec.

Ce jour-là, je me dis que j’allais un jour lui léguer un pays.

Bernard Dégagné