Sujet : Scandale linguistique sur le site Europa
Date : 29/03/2004
Envoi de  :   Claire Goyer (cl.goyer@skynet.be)


 

Le scandale linguistique du nouveau site Europa : la section Jeunesse uniquement accessible en anglais.

 

De qui se moque-t-on ? Les institutions européennes viennent de lancer une nouvelle version de leur site portail, Europa. En général, il est nettement meilleur que l’ancien, car beaucoup plus orienté vers

l’utilisateur.

Quelle surprise de découvrir que dans la rubrique "Découvrir l’Europe", en tête de page d’accueil, on trouve les choix multilingues "Langues : la richesse de l’Europe" et "Parler une nouvelle langue" à côté de "L’Europe pour les Jeunes"… qui elle n’est disponible qu’en anglais !

 

J’ai attendu deux mois avant d’écrire cet article, espérant que les autres versions linguistiques allaient venir ; mais non, rien. Toujours l’anglais uniquement. Quelle crédibilité les institutions espère-t-elle

tirer d’une telle incohérence ? D’un côté, on affirme promouvoir les langues ; et de l’autre, on pratique le monolinguisme.

 

Profitons-en d’ailleurs pour mettre quelques pendules à l’heure en matière linguistique.

 

Tout d’abord, la bulle monolingue dans laquelle les institutions européennes s’enferment (bulle anglophone en l’occurrence ; mais elle serait francophone que le diagnostic serait le même) n’est un choix stratégique ni pertinent ni viable à moyen terme. L’Union européenne ne peut exister qu’en respectant sa diversité linguistique. Toute évolution privilégiant le monolinguisme est l’assurance pour elle de perdre le soutien des peuples. Toute affirmation que demain une réalité monolingue serait viable est le fruit d’un aveuglement aussi important que prétendre créer un «Homo Europeus» : même si demain tous les gouvernements européens décidaient d’enseigner une seule et même langue étrangère (anglais, espéranto, français ou autre) à tous les écoliers, en 2024, il n’y aurait (en supposant que tous les enfants l’apprennent correctement) que les moins de 20 ans à disposer de cette langue commune. Cela laisserait encore environ 80% de la population européenne dans une situation de pluralité linguistique comme celle qui prévaut aujourd’hui. Alors, franchement, arrêtons de considérer «raisonnable»

cette lubie d’une solution «monolingue». Elle appartient à la catégorie des mêmes «bonnes idées» que celle de l’invasion de l’Irak pour supprimer le terrorisme :

 

idéologie + vision technocratique = ignorance de la réalité et de l’Histoire.

 

Maintenant revenons sur le présent, dans le monde réel : si les institutions européennes sont aujourd’hui en complète rupture avec la réalité européenne et en particulier avec les opinions publiques européennes, elles le doivent en partie à leur isolement croissant dans leur bulle monolingue anglophone. Au fur et à mesure de la décennie 90, institutions et lobbies divers à Bruxelles ont évolué vers l’anglais, langue quasi-unique ; au point qu’aujourd’hui de plus en plus, lobbies et autres opérateurs privés du système communautaire recrutent des «anglophones de langue maternelle» (cf. annonces dans les journaux spécialisés d’offre d’emplois à Bruxelles). D’une part, étant donné le faible nombre d’anglophones de langue maternelle européen (seuls les Britanniques et les Irlandais en font partie), le recrutement intègre de plus en plus d’Américains, de Néo-zélandais, d’Australiens ou d’Africains anglophones … ce qui ne lasse pas de surprendre et d’inquiéter pour ce qui est de la nature européenne de l’environnement des institutions de Bruxelles. Et d’autre part, et c’est là le point fondamental, les institutions voient leur propre environnement (déjà peu habile à faire remonter les attentes des peuples européens) devenir de plus en plus incapable de même comprendre les signaux et messages venus des peuples de langues germanique, latine ou slave. Pour résumer, plus on parle anglais à Bruxelles, moins Bruxelles est en mesure de comprendre les Européens.

 

Rappelons à ce stade quelques principes fondamentaux de la politique et de la démocratie :

 

Les institutions ne sont que la queue du chien. En cas de conflits culturels, ce n’est pas elles qui feront bouger les peuples ; mais bien le contraire. Les Français le savent bien ayant vu au cours des siècles

les peuples imposer leur langue nationale à toutes leurs élites qui parlaient français. En l’occurrence, il faut que les institutions essayent de gérer le multilinguisme pour le rendre compatible avec les

contraintes d’efficacité et de coûts (cf. à ce sujet la proposition N°4 des 15 propositions d’Europe 2020); pas qu’elles se lancent dans une direction condamnée d’avance.

les peuples ont l’habitude de ne pas comprendre grand-chose à ce que leur disent leurs dirigeants et leurs élites ; en revanche ils exigent d’être compris dans leur propre langue. J’ai encore pu le vérifier lors des conférences du Newropeans Democracy Marathon où lorsque je pouvais comprendre directement les questions ou commentaires des citoyens européens présents (ce que je peux faire dans une dizaine de langues environ même si je n’en parle que 3), la nature du débat et l’intérêt des participants étaient démultipliés. Or pour pouvoir comprendre plusieurs langues (chose infiniment plus simple que de parler ces mêmes langues), il est indispensable d’en parler au moins deux, et de s’exposer au multilinguisme. Le monolinguisme enferme dans les cercles qui ne parlent que cette langue ; et oblige aux traductions avec casques et interprètes, multipliant les barrières entre citoyens et responsables. Ainsi, à mon avis, une personne aujourd’hui dans l’Union européenne, qui ne maîtrise pas au moins la compréhension d’une langue latine et d’une langue germanique en plus de la sienne propre ne devrait même pas se voir autoriser à occuper le moindre poste dans les institutions européennes. Quelles que soient ses compétences professionnelles, il est aussi inapte à agir ou décider au niveau européen qu’un illettré le serait au niveau national. Il sera incapable d’écouter, et donc d’entendre, l’immense majorité des citoyens européens et restera prisonnier d’une petite bulle linguistique où on prend généralement, comme dans tout microcosme, «les vessies pour des lanternes».

.. le modèle linguistique des «entreprises» n’a aucune pertinence dans le monde politique ; et il n’est même pas forcément pertinent dans le monde de l’entreprise. Si les entreprises multinationales veulent parler une seule langue en interne, c’est leur choix - généralement fondé essentiellement sur un problème de coût. Le multilinguisme coûte au départ plus cher que le monolinguisme, car il impose formation et traduction. Mais in fine qu’en est-il ? Personnellement, j’attends toujours de voir une entreprise aller vendre ses produits dans une autre langue que celle de ses clients potentiels. À ma connaissance, les entreprises ont bien compris au contraire qu’il faut coller au maximum à la culture du consommateur, dont sa langue, si on veut lui vendre quelque chose, et ce de manière durable. Pourquoi croyez-vous que les Néerlandais, pourtant souvent les premiers à revendiquer le monolinguisme institutionnel pour limiter les coûts (et embêter les Français ! Ne jamais sous-estimer cet aspect quand on discute la question des langues en Europe !), sont ceux qui parlent généralement le plus de langues? Parce qu’ils ont une tradition marchande qui leur a enseigné l’importance de connaître la langue de l’autre pour faire de bonnes affaires.

Dernier point, qui semblera encore plus polémique à beaucoup, mais qui, à mon avis, vaut au moins la peine d’y réfléchir. Le monolinguisme crée une dépendance immense par rapport à une langue donnée (en terme d’image, de culture, de valeurs, …) et il se fonde sur l’abaissement des exigences pour les élites (et donc leur moindre qualité). Le multilinguisme au contraire est exigeant pour les élites. C’est à elles de faire l’effort de comprendre les peuples ; et non pas le contraire.

Les visions d’élites monolingues ou plurilingues incarnent donc des visions très différentes de ce que doivent être demain les élites européennes et leurs responsabilités. D’autre part, si on suppose, comme

je le fais dans divers domaines, que nous vivons actuellement la fin de l’ordre mondial créé après 1945, qui nous assure que dans deux ou trois décennies l’anglo-américain sera encore une langue aussi attractive, et donc véhiculaire, qu’elle l’a été depuis 1945 ? Ce point doit être analysé car l’Europe avec des langues comme l’anglais (bien sûr), le français, l’espagnol, l’allemand, le portugais ou les langues slaves, a un accès linguistique direct à l’immense majorité de la planète (de la Russie à l’Amérique latine, de l’Afrique à l’Amérique du Nord et des pans entiers d’Asie). Est-ce cela que nous voulons également que nos élites perdent pour une simplicité illusoire et une efficacité de court terme ?

 

En tout état de cause, il est urgent que la DG Éducation et Culture de la Commission (car c’est elle qui gère cette section Jeunesse du site Europa) mette en place d’ici l’été les différentes versions linguistiques de ses pages ; sinon on pourra se poser à juste titre la question de savoir quelle Éducation et de quelle Culture elle promeut ?

 

Franck Biancheri - Paris

 

 

 

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