Sujet : Leçon de linguistique (8e)
Date : 11/09/2007
De : Claude Piron   (courriel : c.piron(chez)bluewin.ch)   Mesure anti-pourriels : Si vous voulez écrire à notre correspondant, remplacez "chez" par "@"

 

Série "Les langues : Un défi".

Huitième émission.

 

RÉFLEXES

 

Vous vous demandez peut-être quel rapport il y a  entre les langues et la neuropsychologie. Le rapport, c'est tout simplement que le langage dépend du cerveau. Parler couramment, c'est une question de réflexes. Si ce n'est pas du réflexe, vous devez constamment vous arrêter pour parcourir votre mémoire à la recherche du mot juste et de la forme correcte, et vous ne parlez pas couramment.

Dans le langage il y a deux types de réflexes. Il y a les réflexes premiers et les réflexes seconds. Les réflexes seconds sont des réflexes conditionnés qui n'ont qu'une fonction : inhiber un réflexe premier déjà ancré dans le système nerveux.

Le langage est sous la dépendance d'une tendance du cerveau à généraliser tout trait de la langue repéré comme ayant une fonction ou une signification donnée. C'est un mécanisme que Jean Piaget a appelé assimilation généralisatrice.

Par exemple en français pour former le comparatif on utilise le mot plus. On dit plus grand, plus beau, plus fort, plus cher, etc. L'enfant qui apprend à parler enregistre ce trait et le généralise. Il dit plus bon. Alors là, il peut se produire deux choses. Ou le milieu intervient et répète chaque fois: "On ne dit pas plus bon, on dit meilleur". Ou tout simplement, l'enfant remarque à la longue que les gens ne disent pas plus bon, mais meilleur, et il finit par les imiter, parce qu'il est important pour lui de ne pas paraître bizarre, incongru. Vous voyez là les deux réflexes. Le réflexe premier est de dire plus bon. Mais pour parler correctement, il faut lui superposer un réflexe second qui est un peu comme un programme de correction dans un traitement de texte, ou comme un sens interdit avec déviation. Le chemin qui, dans les neurones, mène à plus bon est barré et il y a déviation vers meilleur.

Toute l'expression par le langage est régie par cette loi neuropsychologique. Tous les enfants commencent par dire vous disez, vous faisez.  Ils ont repéré la structure vous …‑ez dans vous chantez, vous jouez, vous rigolez, et ils la généralisent.

Dans une langue étrangère, cette tendance est plus forte, contrairement à une idée très répandue, que l'influence de la langue maternelle. Les anglophones qui apprennent le français ont tendance à dire si j'aurais, si je ferais. Si l'influence dominante était celle de la langue maternelle, ils utiliseraient la forme correcte, puisque en anglais on utilise aussi l'imparfait après si. On dit if I had, "si j'avais". Ce qui leur fait dire si j'aurais, c'est que dès qu'on conçoit une idée qui ne correspond pas à du réel, mais à quelque chose d'espéré ou d'imaginé, le premier réflexe fait vibrer dans le cerveau, si on peut dire, le système "conditionnel", qui en français, est caractérisé par le son /r/ avec les terminaisons de l'imparfait. Ce qui différencie je dirais de je disais, je ferais de je faisais, c'est le son /r/. Il suffit de concevoir une idée comme hypothétique pour que ce son propose ses services, et, après si, il faut un réflexe conditionné pour lui dire "je n'ai pas besoin de toi", c'est-à-dire l'inhiber et installer la déviation vers l'imparfait. Ces réflexes seconds sont toujours fragiles. Un peu trop d'alcool ou une forte émotion et même un instituteur dit si j'aurais.

Autre exemple. Je connais beaucoup de gens de langue allemande qui vivent ici depuis plus d'une trentaine d'années et dont le français est excellent, mais il y a une faute qu'ils font tous. Au lieu de dire en haut ils disent en naut. Ils ont assimilé que le mot en se prononçait avec un /n/ devant une voyelle: on dit en été, en Italie, en amour, en utilisant. Ils généralisent et disent en naut, en Nollande, en Nongrie, en nachant menu. Si l'influence de la langue maternelle prédominait, ils ne feraient pas cette faute. Ils savent que ces mots commencent par un h. Or, dans leur langue le h se prononce toujours. Ils diraient donc /en hhaut/ et /en Hhongrie/.

La tendance à la généralisation des traits du langage est une tendance très puissante. Et si l'anglais est une langue mal adaptée à l'usage international, c'est aussi, à côté de son flou, dont j'ai donné quelques exemples dans des émissions précédentes, parce que c'est une langue où il faut très souvent la contrecarrer. Il faut bloquer le mouvement spontané du cerveau.

En français, il n'y a pas de difficulté à passer de incapable à incapacité et inversement. Dans la quasi-totalité des langues c'est la même chose, vous avez un préfixe qui indique la négation: un en allemand, ne en russe, bu en chinois. En anglais vous avez tantôt in tantôt un: on dit invisible / invisibility, unsuitable / unsuitability. Mais le préfixe peut changer pour la même notion: on dit inability, mais unable. Ces obstacles mis sur le chemin de la tendance à généraliser ralentissent l'acquisition de la langue et réduisent les chances de la parler avec aisance.

Dans la grande majorité des langues les mots se dérivent les uns des autres. Dans lunaire vous retrouvez lune comme dans désarmement vous retrouvez arme, dans annuel, année, et dans dentiste dent. En anglais, c'est beaucoup moins souvent le cas. "Lunaire" se dit lunar, alors que "lune" se dit moon. aucun rapport. Il n'y a aucun rapport entre disarmament et weapon, entre annual  et year. Même chose avec "dentiste". Dentist n'a aucun rapport avec le mot pour "dent" qui se dit tooth ou teeth. L'anglais se distingue ainsi des autres langues. Comparez avec le français dent / dentiste, l'allemand Zahn>Zahnarzt, le persan dandan > dandansaz, le japonais ha>haisha, le malais gigi>doktor gigi. Dans le monde entier une bonne partie du vocabulaire est dérivée du lexique de base, l'anglais est différent à cet égard et multiplie l'effort imposé à la mémoire.

L'anglais présente cette particularité très bizarre dans le panorama des langues de ne pas avoir de principe assimilateur. Au lieu d'assimiler, il juxtapose. Pour dire "fraternel", il a fraternal mais aussi brotherly, pour dire "liberté" il a freedom mais aussi liberty.

Pour nous Occidentaux ce n'est pas trop grave, parce qu'un des deux mots nous est connu d'avance selon que nous sommes de langue romane ou germanique. Mais pour un Tchèque, un Éthiopien ou un Thaï, cela fait deux mots totalement différents à apprendre là où dans sa langue il n'y a qu'un mot ou deux mots dérivés d'une même racine.

On peut dire la même chose du rapport entre orthographe et prononciation. Vous ne pouvez pas généraliser. Le groupe ough a sept prononciations différentes: though, tough, through, cough, bought, thorough, plough. Le français a une orthographe difficile, à cause des lettres doubles et de règles comme celles de l'accord du participe passé, mais il ne pose pas de difficulté à la lecture. Quand vous voyez ou, vous savez que ça se prononce /u/. En anglais vous n'avez jamais de certitude, parce que c'est une langue qui contrarie constamment la tendance spontanée du cerveau à généraliser un trait significatif.

Une autre raison pour laquelle l'anglais est mal adapté à la communication internationale est que son lexique dévie constamment de celui de la plupart des langues qui ont emprunté les mots à la même source. Dans toute l'Europe continentale – des langues romanes aux langues slaves en passant par la famille germanique – le mot éventuel a exactement le même sens. Eventueel, eventuel, eventuale, eventual, eventualan, эвентуальный veulent dire la même chose. En anglais, eventual ne veut pas dire "éventuel" mais "final". He'll accept eventually  ne veut pas dire "il acceptera éventuellement" mais "il finira par accepter".

Dans la plupart des langues, il y a une seule structure pour la négation. On dit je ne suis pas comme on dit je ne sais pas. Même chose en espagnol: no sé, no soy  ou en chinois ... wo bu zhidao, ... wo bu shi. En anglais vous ne pouvez pas appliquer le modèle I don't know  au verbe "être" et dire I don't be. Vous devez dire I'm not. Et vous devez vous mettre dans le crâne que dans le cas de "pouvoir" la négation colle au mot : cannot, alors que dans le cas de "devoir" elle s'écrit séparément: must not. Un blocage de plus à installer pour contrarier le mouvement spontané du cerveau, qui compte sur le droit de généraliser.

Du point de vue neuropsychologique, l'anglais est donc une langue à part, qu'il s'agisse du rapport entre orthographe et prononciation, de la régularité des structures ou du nombre de dérivations régulières. Or, plus une langue suit le mouvement naturel du cerveau, plus on s'y sent à l'aise, quelle que soit la langue maternelle, et moins on se fatigue nerveusement en l'utilisant. Vous comprenez maintenant pourquoi je répète que l'anglais est particulièrement mal adapté à l'usage international ?

Pour bien savoir cette langue, il faut se mettre dans le crâne le double ou le triple du nombre d'unités nécessaires pour apprendre une autre langue. L'anglais demande donc à la mémoire un effort particulièrement grand, surtout pour les personnes dont la langue maternelle n'est ni romane ni germanique. Il crée aussi chez le non anglophone qui doit s'exprimer en anglais un sentiment d'insécurité. Puisque on ne peut pas suivre sa nature, qui nous porte à généraliser les traits significatifs, on n'est jamais sûr de tomber sur la forme correcte. Ou plus exactement, pour être sûr de tomber sur la forme correcte, il faut une pratique, un nombre d'heures de contact avec la langue, de très loin supérieur à ce qui est nécessaire dans la plupart des autres langues.

La prochaine fois nous aborderons un aspect du problème qui vous étonnera peut-être, l'aspect "programmation génétique".