Sujet : Multilinguisme ou plurilinguisme ?
Date : 03/01/2006

De : Christian Tremblay   (courriel : christian.tremblay(chez)neuf.fr)     

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Anna-Maria enrage de voir apparaître des opinions qui sont aux antipodes de l'esprit du plurilinguisme, voire même en résonance avec les thèses que nos combattons et qui sont celles du tout-à-l'anglais et de la stratégie du British Council (référence purement symbolique, car le problème dépasse très largement le BC).

Je m'explique.

Pour simplifier, il existe non pas une conception mais au moins deux conceptions opposées du plurilinguisme.

Il y a un plurilinguisme d'inspiration anglosaxonne, il serait même plus exact de dire d'inspiration américaine. Cette conception est très liée aux idées communautaristes, ethnicistes, qui ont marqué la recherche américaine depuis une trentaine d'années. Mais les idées qu'elle sous-tend ont des racines beaucoup plus anciennes et puisent dans les sources de l'histoire américaine. Dans cette conception, la représentation de la société est celle d'une juxtaposition de communautés animées par des sentiments identitaires, qui communiquent peu entre elles quand elles ne se haïssent pas. Le ciment de ces communautés, c'est la constitution américaine et la langue anglaise. C'est le modèle dont Bernard Henri Levy fait la propagande dans son dernier ouvrage, l'opposant au modèle républicain à la française. En gros, et en caricaturant à peine, les communautés sont assimilées à des réserves d'indiens (les Français d'Amérique, du Québec, d'Acadie ou de Louisiane savent très bien ce que cela veut dire). Or, sous une forme à peine plus acceptable, c'est le même plurilinguisme que le British Council s'est efforcé de vendre et continue de le faire à l'Europe. Le plurilinguisme promus par le Britisch Council, c'est le plurilinguisme des langues régionales et minoritaires contre et non avec les langues officielles européennes. Le but géostratégique est évidemment d'asseoir l'hégémonie de l'anglais.

Ce plurilinguisme d'ailleurs s'appelle non pas plurilinguisme mais multilinguisme (multilingualism en anglais), l'anglais ne faisant pas la différence avec l'autre plurilinguisme qu'il n'a pas encore conceptualisé. Le terme de plurilinguisme est ignoré des dictionnaires de langue anglaise et si l'on fait un test sur la Toile sur "plurilingualism", on peut vérifier que l'emploi du terme existe mais est tout à fait marginal.

L'autre conception du plurilinguisme qui me paraît avoir été développée sur cette liste, qui est celle d'Anna-Maria et de l'Observatoire européen du plurilinguisme, trouve sa source dans une inspiration tout à fait différente qui est celle de l'humanisme européen.

Dans cette conception, nous n'avons pas des communautés qui se juxtaposent mais des sociétés ouvertes qui échangent, qui interagissent et se mélangent aussi pour créer de nouvelles identités tout en conservant et faisant évoluer les leurs. Il y a une acceptation de l'autre et la différence, l'altérité sont sources de créativité et de richesse. Cette relation à l'autre aux niveaux individuel et sociétal est conceptualisée sous le terme d'interculturalité. C'est la raison pour laquelle, nous associons les termes de plurilinguisme et d'interculturalité. Il faut souligner que ce concept d'interculturalité est absent du modèle américain du plurilinguisme. Cette absence peut être statistiquement vérifiée par un test effectué sur la Toile à partir des termes "ethnicité" et "interculturalité" en diverses langues comparées à l'anglais. Sur le français et l'espagnol par exemple, le test est sans appel.

L'opposition que je fais ici entre ces deux modèles, celui du multilinguisme et celui du plurilinguisme, en les rattachant à deux traditions culturelles et philosophiques, a le caractère systématique de tout essai de classification. Dans la réalité, ces deux modèles coexistent dans des proportions variables, aux Etats-Unis bien sûr, mais en Europe également. La conception dominante de la Commission européenne aujourd'hui est celle du multilinguisme et non du plurilinguisme, en opposition avec l'inspiration initiale des traités.

Le Nouveau cadre stratégique pour le multilinguisme est à cet égard très révélateur d'une ambiguïté savamment entretenue.

En évitant de façon délibérée et calculée le terme de plurilinguisme au profit de celui de multilinguisme, il associe néanmoins le terme à une paraphrase selon laquelle il s'agit de la possession par les citoyens européens de plusieurs langues vivantes, ce qui correspond en fait à la définition du plurilinguisme, dans la mesure où une société plurilingue est nécessairement formée d'individus qui sont eux-mêmes majoritairement plurilingues ou multilingues, au contraire d'une société multilingue qui peut être constituée d'individus monolingues mais de langues différentes. Toutefois la Commission, en mettant sur le même plan les langues officielles et les langues régionales ou minoritaires, et en éludant la question politique et institutionnelle des langues officielles, de travail et de procédure, poursuit le dessein caché d'assurer l'hégémonie de l'anglais. L'action en faveur des langues dans l'éducation ne sert ainsi que d'alibi à l'hégémonie de l'anglais. Et cette caractéristique du Nouveau cadre stratégique pour le multilinguisme n'a pas échappé à la sagacité d'Anna-Maria.

Mais si cette ambiguïté fondamentale de la Commission peut ainsi perdurer, c'est que les gouvernements eux-mêmes ne sont pas clairs sur ce sujet, les administrations ne le sont pas, les médias non plus et les familles encore moins. Quand au monde économique, son approche utilitariste le fait naturellement pencher vers la pensée unique, la culture unique et la langue unique qui seules peuvent assurer l'unité d'un marché mondial.

C'est la raison pour laquelle nous ne pouvons pas nous permettre dans ce domaine la moindre approximation.

 

Christian Tremblay