Sujet :

Brevets d'invention : les grandes manœuvres

De Denis Griesmar (Denis.Griesmar(chez)wanadoo.fr)

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BREVETS D'INVENTION :

LES GRANDES MANŒUVRES

 

Achille est à l'autel, Calchas est éperdu.

Le fatal sacrifice est encor suspendu.

Racine, Iphigénie, V, 5.

 

 

Il n'est pas surprenant que les questions linguistiques soient toujours des plus touffues : les langues sont parmi les plus hautes créations de l'homme, et peut-être les plus élaborées. En outre, et sans entrer dans les controverses sur la question de l'incomplétude, il nous faut bien constater, comme le disent les linguistes, que "la métalangue est dans la langue", que nous n'en parlons que de l'intérieur. De là, parfois, une certaine difficulté à bien poser les problèmes.

En second lieu, le fait même de la diversité des langues pose immédiatement une question, celle de la vision du monde qu'elles engendrent. La syntaxe grecque a-t-elle favorisé telle ou telle perception des phénomènes ? Émile Benveniste a bien montré, à propos des catégories d'Aristote, la prégnance des structures de la langue. Ce qui ne signifie nullement que nous ne pouvons atteindre à l'universel, mais qu'il y faut un travail sur la langue.

Donnons un exemple concret : le français scientifique, avec son jeu de prépositions, est souvent plus précis que l'anglais, qui se contente de juxtaposer. Lorsqu'on rencontre l'expression "acid binding agent", s'agit-il d'un agent fixateur d'acide ? D'un agent fixateur acide ? Seule, la connaissance de la chimie donne la réponse que la langue ne laisse pas soupçonner. Les spécialistes savent les ambiguïtés que cachent des mots comme "to replace" (remplacer, remettre en place ?) ou "to coat" (déposer, revêtir ?). Sans parler des surprises et des masquages que peut cacher l'emploi du passif.

Il faut bien voir qu'en la matière, le fait de ne plus employer qu'une seule langue (et donc de renoncer à toute autre référence culturelle, et à toute distanciation par rapport à la façon anglo-saxonne de poser les problèmes) peut avoir de très graves conséquences : lorsqu'on connaît le mode habituel d'alimentation des Américains, on peut se poser des questions sur les recherches portant sur le "gène de l'obésité", et sur l'allocation des ressources qu'elles entraînent. Sans oublier les différents éclairages que l'on peut avoir sur la brevetabilité du vivant.

En réalité, les langues sont les écoles de la pensée. Babel est une chance - disons plutôt : un multilinguisme raisonné est gage de curiosité, de dialogue, de créativité et finalement de progrès.

Au surplus, il n'est pas besoin d'insister : pas de peuple, pas de nation sans langue commune, instrument de sa conscience d'elle-même, outil de ses créations littéraires, scientifiques et philosophiques, canal indispensable des manifestations de son vouloir vivre ensemble, de la démocratie et de la solidarité qu'elle établit.

Et cependant, il se trouve encore, tenants attardés d'un positivisme étriqué et désuet, des individus pour affirmer que les langues n'ont pas d'importance, qu'elles sont interchangeables, ou plutôt - et là le masque tombe - pour affirmer qu'il suffirait d'adopter celle de la puissance dominante du moment pour accéder au nirvana de la parfaite efficacité : l'anglo-américain basique comme horizon eschatologique indépassable !

Certes, il est loisible à chacun, en démocratie, de proférer telle ou telle incongruité. Mais il nous semble que les fonctionnaires de la République française sont tenus, dans la parole et dans l'action, à davantage de sens des responsabilités.

Voici les faits. Depuis nombre d'années, les grandes sociétés multinationales, comme le gouvernement des États-Unis et des pays anglophones, font pression pour établir un unilinguisme anglais absolu dans le domaine des sciences et des techniques. C'est ainsi que l'American Intellectual Property Law Association considère l'anglais comme la langue la plus appropriée pour les brevets d'invention. Il s'agit là d'un domaine crucial, car la littérature des brevets représente une fantastique base de données, ininterrompue depuis la Révolution. Si l'on sait que de nombreux scientifiques français publient directement en anglais (car, et il faudra bien un jour s'attaquer à cette question, la carrière des universitaires français dépend de comités de lecture de revues américaines !) on mesure immédiatement l'enjeu : abandonner les brevets (en attendant les normes, les autorisations de mise sur le marché de médicaments, etc.) c'est interdire au français de désigner les nouveautés scientifiques et techniques, c'est vouloir en faire une langue morte.

De plus, le brevet, à la charnière du linguistique, du scientifique et du juridique, est un contrat créateur de droits opposables à tous. La loi française, la Constitution, sont formelles : le français est la langue de la République. Mais il s'agit là d'un principe fondamental du droit : nul n'est censé ignorer la loi. Le corollaire, qu'il nous faut ici expliciter, est que nul ne saurait être obligé d'en prendre connaissance dans une langue étrangère.

Par ailleurs le principe de réciprocité, faute duquel tout accord international n'est qu'une convention de vassalisation, interdit de donner en France une place privilégiée à l'anglais par rapport au français. C'est pourquoi, sans même s'appesantir sur les difficultés juridiques insurmontables qu'ils entraîneraient, les efforts visant à remplacer le texte intégral du brevet par un résumé plus ou moins bien ficelé (et confié, un comble, à une société américaine !) n'auraient qu'une conséquence, d'avance absurde : seul le texte anglais ferait foi.

Lorsqu'on connaît les problèmes de passage d'un système juridique à un autre, et qu'on mesure les possibilités de manipulations, de rétention d'informations, on doit se rendre à l'évidence : serait-il un génie supérieur à Einstein, dominant toute la science de son temps, l'examinateur, fonctionnaire ou préposé qui s'aventurerait à découper un texte que le déposant a cru bon de déposer tel quel, et qui voudrait décider de ce qui est ou non important (tâche par définition impossible) aboutirait à une impasse. Et le spécialiste sait que l'absence d'un seul mot, d'un seul substituant sur une molécule, peut faire naître d'interminables et coûteux procès.

Le coût : le mot est lâché. Les grandes multinationales, notamment chimiques et pharmaceutiques, veulent bien gagner de l'argent dans les pays francophones, à condition que cela ne leur coûte rien ! En réalité, la prise de brevet ne représente que 5% des coûts de recherche-développement menant à une invention, et la traduction une partie de ces 5%. Un brevet moyen dépasse rarement 25 pages, sauf dans les domaines de la chimie et de la pharmacie, pour lesquels ces frais sont marginaux par rapport à l'importance des investissements en cause. Quant au différentiel de coût initial parfois allégué entre le brevet européen et le brevet américain, il serait vite renversé par les frais d'avocats qu'entraînerait la multiplication des contentieux. On notera de surplus qu'en matière de chimie et de pharmacie, les grandes sociétés multinationales n'hésitent pas à dépenser plus de 80 000 FF par médecin chaque année en France, rien qu'en publicité et en études de marché !

L'acharnement mis par nos concurrents (auxquels emboîtent le pas l'Office Européen des Brevets (O.E.B.), mais aussi, ce qui est plus grave, certaines multinationales d'origine française, et même certains fonctionnaires du Secrétariat d'État à l'Industrie) à éliminer toutes les langues autres que l'anglais, et en premier lieu le français (pourtant langue officielle et de travail de l'O.E.B. comme de l'Union européenne) ne cache-t-il pas, à l'évidence, des visées de déstabilisation, d'aspiration hégémonique, assez peu avouables ?

À qui fera-t-on croire qu'après des décennies d'expansion économique sans précédent, la traduction en français serait devenue trop chère, surtout pour des sociétés multinationales qui sont plus riches que la plupart des États ?

Que si certaines sociétés françaises veulent passer au tout anglais, cela ne peut signifier qu'une chose : elles ont décidé de jeter la langue française à la poubelle, et cela pose un problème politique de première grandeur : la langue de travail en France, comme au Québec, est-elle bien le français ?

Car la langue française n'appartient pas qu'à la France, et cette responsabilité devant l'ensemble des pays francophones doit être assumée : c'est précisément ce qu'a voulu faire le sommet de Hanoï, en mentionnant explicitement dans son plan d'action le problème des brevets. Cet engagement international doit être respecté.

Au reste, ceux qui croient que l'on peut gagner des batailles, fussent-elles économiques, en n'ayant plus ni drapeau, ni langue, ni rien qui nous permette encore de dire "nous", se trompent, et nous trompent.

Outre qu'elle mettrait au chômage les professionnels, et déstabiliserait tout un secteur de l'économie, privant les petites et moyennes entreprises de conseils de proximité, une telle mesure donnerait le signal de la débandade dans nombre de domaines, et ne pourrait être reçue que comme une gifle par les francophones du monde entier. Il est clair que le petit groupe de fonctionnaires en question, qui s'est arrogé un pouvoir dépassant manifestement ses compétences, n'a pu envisager toutes les conséquences de ses manœuvres.

En effet, un brevet est donc un contrat entre un État et un Déposant. L'État décide de délivrer un brevet en échange d'une description complète dans la(les) langue(s) officielle(s) du pays. Les brevets - et leur traduction - sont donc une garantie de démocratie, dans la mesure où chaque citoyen(ne) peut en fin de compte savoir ce que contiennent les produits qu'il (elle) achète. Un brevet comprend toujours une Description incluant un examen de l'état de la technique, un exposé de l'invention, et une série d'Exemples. On y trouve ensuite un nombre variable de Revendications, ainsi que (le cas échéant) des Dessins annexés, et enfin un Abrégé descriptif.

Il faut souligner que la totalité du brevet est nécessaire pour obtenir une protection juridique complète de l'invention, et pour en percevoir pleinement le caractère novateur. Si l'on pense en particulier aux récents développements de la Génétique moléculaire et aux débats en cours portant sur l'alimentation et la santé humaine, on comprendra facilement la nécessité absolue du maintien et du respect de la réglementation en vigueur. On ne peut imaginer que les hommes politiques abandonnent ce cadre juridique ou le laissent dépérir. Cela mis à part, on ne voit pas non plus pourquoi les États attribueraient de tels monopoles sans compensation appropriée ni respect de la législation nationale.

Ce sont en particulier les Exemples qui rendent l'invention brevetable. C'est là que les petites et moyennes entreprises (PME) trouvent les informations techniques qu'elles n'ont pas les moyens de se procurer par elles-mêmes. C'est là que les consommateurs apprennent si des expérimentations ont eu lieu sur l'animal, et il est facile de comprendre l'importance juridique, scientifique et pratique de la divulgation de tels faits. Une restriction de leur diffusion pourrait entraîner de notables difficultés et ouvrir la voie à toutes sortes de manœuvres, et finalement à une hausse des coûts. Une haute autorité judiciaire nous l'a récemment confirmé pour la France, et il pourrait également en être de même un peu partout en Europe.

Au reste, les principaux pays d'Europe n'ont aucune intention de procéder à un tel abandon unilatéral de souveraineté, qu'il s'agisse des pays de l'Europe du sud ou de l'Allemagne, qui compte sur la présence à Munich de l'Office Européen des Brevets pour établir de fait un bilinguisme anglo-allemand dans ce domaine.

Il serait aberrant d'aboutir à une situation dans laquelle une base de données essentielle serait toujours disponible dans les principales langues européennes, mais non en français. Certes, la littérature des brevets est sous-utilisée par les PME, mais la solution de ce problème réside dans une sensibilisation et des mesures fiscales et para-fiscales appropriées, et non dans une politique d'abandon.

Il est aberrant que les mesures catastrophiques en question aient été préparées par une poignée de technocrates non élus, et dans le plus grand secret, sans qu'ait eu lieu le moindre débat démocratique dans un quelconque pays d'Europe sur l'établissement de l'unilinguisme anglais, sous couvert d'une modification "technique" de la Convention de Munich sur le brevet européen.

Il est cependant légitime, pour autant qu'on ne brade pas l'essentiel, de chercher à réduire le coût et la complexité du brevet afin de le rendre plus accessible aux PME. C'est pour cela qu'a été institué l'Office Européen des Brevets de Munich, dont les trois langues officielles sont l'allemand, l'anglais et le français. Simplification des procédures, abaissement des taxes dissuasives, adoption de mesures comme le "délai de grâce" permettant de concilier la logique du chercheur et celle du déposant : autant de progrès qui ne dénaturent pas le brevet. Pour ne plus y revenir, notons que la question des traductions est marginale, et n'a pas l'influence que certains lui prêtent sur la balance des brevets d'un pays : la Suède et le Portugal, avec les mêmes obligations linguistiques, sont dans une situation très différente à cet égard. Et certains, dont les intentions sont peu claires, mettent sur le compte de la traduction des coûts qui relèvent d'autre chose. Les traducteurs ne sont pas des nababs !

Cependant, devant la puissante offensive menée contre le français, nous avons dû réagir. Alors que nos adversaires cherchaient à surmonter la souveraineté de la France en faisant adopter par la Commission européenne un Livre vert préconisant une prétendue "solution globale", qui ne laissait au français que les quelques pages de "revendications", et qui ressemblait fort à une "solution finale" du "problème" (?) de la langue française, nous avons défendu notre point de vue devant le Parlement européen, qui nous a donné raison. La petite équipe d'acharnés du Secrétariat d'État à l'Industrie étant alors revenue à la charge, avec un "Mandat" exploratoire sur la réduction des coûts (obsession de cette fin de siècle), ouvrant la voie à tous les dérapages, nous avons dû faire appel à des élus de toutes tendances, en France comme au Québec, et aux plus hautes autorités de l'État. Que ceux qui ont bien voulu se pencher sur la question en soient ici remerciés, de même que les Associations de défense de la langue française. Nous espérons que leur appui n'aura pas été vain. En fin de compte, selon nos informations, le Quai d'Orsay aurait mis son veto aux manœuvres en question. Nous souhaiterions cependant en avoir confirmation.

Il ne faut en effet pas se leurrer : tout accord international sur ce point doit bien prendre garde à la distinction entre le OU et le ET logiques. "Français ou Anglais ou Allemand" signifie en réalité "Anglais et Anglais et Anglais". Une convention prévoyant une renonciation mutuelle à la traduction entre les trois langues officielles de l'O.E.B. établirait dans les faits le tout anglais (et en droit, la rupture du contrat d'ordre public qu'est le brevet). En outre, toute véritable notion de réciprocité doit inclure les États-Unis, et non seulement les différents États d'Europe. C'est ce à quoi il convient de veiller avec la plus grande attention lors de la Convention qui doit se réunir sur le sujet à Londres à l'automne.

Il reste à prendre garde aux manipulations subalternes, qui tendraient à allonger les délais de traduction, ou à centraliser les dépôts à Munich, ce qui rendrait plus difficile la défense des intérêts français et transformerait en coquille vide l'Institut National de la Propriété Industrielle, qu'il est question de décentraliser à Lille.

Cette affaire, qui s'est étendue sur plusieurs années et a pu prendre l'aspect d'une véritable guerre, doit nous pousser à réfléchir aux nécessaires conditions d'équilibre permettant à la langue française de vivre et de se développer sans restrictions. Nous continuerons de veiller au respect de règles minimum de bonne conduite en la matière, ainsi qu'à la cohérence des politiques menées. Les efforts faits en matière de terminologie, par exemple, doivent maintenir notre langue en état de satisfaire à tous les besoins. Au delà, il est absolument nécessaire de "déniaiser" géopolitiquement les Français, les francophones, hispanophones, etc. Pour notre part, il nous semble que la question des langues doit trouver une solution acceptable dans un "multilinguisme raisonné" à trois étages : les langues régionales ont leur place au niveau local et interpersonnel ; les langues nationales sont indispensables à la cohésion d'États démocratiques ; et enfin LES langues internationales (celles de l'O.N.U., à quoi peuvent s'ajouter celles de grands pays industriels, comme l'allemand, le japonais et l'italien), qui permettent d'assurer une coexistence pacifique des visions du monde et une sorte de démocratie à l'échelon de la planète.

Pour ce qui est enfin des valeurs, il nous semble que la recherche effrénée du profit financier maximal dans le minimum de temps ne peut être le seul étalon des conduites humaines, et qu'il nous faut là encore rechercher un équilibre auquel chacun peut contribuer.

Les traducteurs sont comme les poissons des rivières, sensibles au déversement de substances toxiques. S'ils s'efforcent au jour le jour d'exercer le mieux possible un métier souvent méconnu et parfois ingrat, peut-être serait-il bon d'écouter ces professionnels des langues qui cherchent à établir, le mieux qu'ils peuvent, l'intercompréhension entre les hommes.

 

Denis GRIESMAR

Vice-Président,

Société Française des Traducteurs

22, rue des Martyrs, 75009 PARIS.

Contact : Denis.Griesmar@wanadoo.fr

 

 

 

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