Le
versant linguistique de la mondialisation est à l'image de l'opposition
entre libre-échange et protectionnisme.
Pour une organisation mondiale des langues
Par Louis-Jean CALVET
Toutes les langues officielles des 25 pays membres de l'Union européenne
ont les mêmes droits, le même statut, ce qui pose un certain nombre de
questions. Ce problème est à la fois une patate chaude que tout le
monde se repasse et une bombe à retardement qui finira bien par éclater.
On a souligné le coût élevé de la traduction et de l'interprétation,
on a signalé la difficulté de trouver des interprètes entre des
langues peu
parlées, l'obligation de passer par des langues pivots, les ratés du
système, en particulier le retard énorme pris pour la traduction en
certaines langues... Bref, tout le monde sait que l'égalité entre les
langues est théorique et qu'il s'agit là d'une aimable plaisanterie :
toutes les langues sont égales, mais il y en a de plus égales que les
autres.
Cette situation n'est jamais que l'illustration d'une réalité
mondiale, celle de ce marché aux langues sur lequel certaines sont
mieux cotées que d'autres, pour des raisons historiques, économiques,
démographiques qu'il
est inutile de rappeler ici. L'ennui est que ce marché qui s'impose à
l'Europe est nié, contre toute évidence, par le discours de l'Europe,
et que cette négation, ou cet aveuglement, ne peut que renforcer le
marché et mener, à terme, à la domination d'une seule langue,
l'anglais. Les hommes politiques, qui ne sont pas nécessairement
polyglottes, parlent cependant tous la langue de bois, particulièrement
en ce domaine, ce qui leur permet
d'oublier la réalité : trop de plurilinguisme institutionnel et coûteux
ne peut que mener au monolinguisme.
Le dossier est d'autant plus compliqué que la langue est
majoritairement vécue comme un symbole identitaire, singulièrement
dans les vieux États européens, où l'on trouve dans un même
paradigme le nom du pays, celui de la langue et celui des citoyens : en
France, il y a des Français qui parlent français, en Italie des
Italiens qui parlent italien, en Allemagne des Allemands qui parlent
allemand, etc. Même si cette série s'arrête aux frontières de la
Belgique (les Belges ne parlent pas belge), il y a là une égalité
constitutive de notre façon de considérer nos rapports à notre langue
: je suis Français donc je parle français, je suis Grec donc je parle
grec, je suis Maltais donc je parle maltais... Et tant pis si ce «loquor
ergo sum», je parle donc je suis, doit mener à la suprématie de
l'anglais.
Est-elle pourtant inéluctable ?
En 1944, lors des accords de Bretton-Woods, un certain nombre de pays décidaient
d'organiser le système monétaire international en instituant
progressivement une convertibilité de toutes les monnaies avec le
dollar
(lui-même indexé sur l'or). Trois ans plus tard, à Genève, était créé
le GATT* (General Agreement on Tariffs and Trade), censé gérer
l'organisation mondiale du commerce à partir de quelques principes
fondamentaux :
non-discrimination des pays, élimination des restrictions limitatives
(c'est-à-dire des droits de douane), interdiction des pratiques de
vente à perte, réglementation des subventions, etc. Or le versant
linguistique de la mondialisation est un peu à l'image de l'opposition
entre libre-échange et protectionnisme : le libre-échange se traduit
par la véhicularité généralisée de l'anglais, tandis que le combat
de certaines organisations linguistiques (la Francophonie, l'Hispanophonie
et la Lusophonie par exemple, qui ont entrepris des actions communes)
est du côté d'un certain protectionnisme linguistique.
La grande différence est qu'il n'y a pas de législation internationale
en ce domaine, aucun «Bretton-Woods» linguistique. Le statut
international de l'anglais ne repose sur aucune concertation, sur aucun
traité, sur aucun
accord. Et lorsque certaines institutions internationales ont un règlement
linguistique, elles ne le respectent pas.
Pour sortir du cercle vicieux dans lequel s'enferme l'Europe (défendre
toutes les langues et du même coup les condamner à s'effacer devant
l'anglais), cercle vicieux qui fait croire aux «petites» langues que
leur salut est dans une égalité trompeuse avec les «grandes», il
faudrait entamer une réflexion sur l'organisation mondiale des échanges
linguistiques, aller en quelque sorte vers un «Bretton-Woods»
linguistique. L'Europe s'honorerait si elle se lançait dans une telle réflexion,
car elle agirait pour toutes les langues du monde et pas seulement pour
les siennes.
Louis-Jean Calvet, professeur de linguistique à l'université de
Provence.
Dernier ouvrage : Léo Ferré, éditions Flammarion, mai 2003.
Pour une organisation mondiale des langues
Par Louis-Jean CALVET
source : http://www.liberation.fr/page.php?Article=218341
*
NDLR : en français AGETAC