Lettre à M. Barré, suite au fait qu'il a traité l'espéranto de stupide. À noter que le site des Rencontre d'Arles, dans lequel M. Barré s'exprime, ressemble plus à un site anglais qu'à un site francophone.
Monsieur
Barré, L'espéranto n'apparaît stupide, voire inutile qu'à ceux qui n'ont rien compris à sa vocation, à ceux qui ne savent pas s'en servir. Nul ne peut se flatter d'ignorer jusqu'à son ignorance. Ce qu'il y a de plus stupide, c'est d'espérer agrandir le prestige de la langue française et des Rencontres d'Arles en tenant des propos dévalorisants à l'encontre de l'espéranto. Le propre des gens stupides est de ne jamais faire de recherches, de ne rien vérifier, de se contenter de répéter ce qu'ils ont entendu dire. Leur seule référence est le ouï-dire. Il y a déjà bien longtemps que des personnalités de renommée
internationale ont vu dans cette langue une idée géniale,
l'aboutissement d'un rêve de philosophes et d'humanistes tels que
Descartes, Leibniz, Vivès, Comenius. Toute personne qui a accès à
Internet peut faire des recherches avec le mot clé
"esperanto" combiné avec ces noms de philologues, de
linguistes, d'écrivains, de pédagogues, de prix Nobel, etc. : Max Müller,
Michel Bréal, Antoine Meillet, Edward Sapir, Mario Pei, Pierre Bovet, Léon
Tolstoï, Jules Verne, Henri Barbusse, Maurice Genevoix, Umberto Eco,
Albert Jacquard et beaucoup d'autres, mais aussi avec les mots
"prix Nobel", "Unesco", etc.
Ce qui est stupide, c'est de ne pas se poser de questions sur les raisons pour lesquelles "les industries culturelles sont le premier poste exportateur de l’économie des États-Unis". À Toronto, lors d'un congrès de SAT, association socio-culturelle dont la langue de travail est l'espéranto depuis sa fondation en 1921, un syndicaliste américain m'avait dit : "celui qui impose sa langue impose l'air sur lequel doivent gesticuler les marionnettes". Condamner l'alternative que représente l'espéranto, c'est aller tout à fait dans le sens du souhait exprimé par David Rothkopf, un ancien conseiller de l'administration Clinton : "Il y va de l’intérêt économique et politique des États-Unis de veiller à ce que, si le monde adopte une langue commune, ce soit l’anglais ; que, s’il s’oriente vers des normes communes en matière de télécommunications, de sécurité et de qualité, ces normes soient américaines ; que, si ses différentes parties sont reliées par la télévision, la radio et la musique, les programmes soient américains ; et que, si s’élaborent des valeurs communes, ce soient des valeurs dans lesquelles les Américains se sentent à l’aise". "In Praise of Cultural Imperialism ?", "Foreign Policy", n° 107, Été 1997, pp. 38-53. L'écrivain François Cavanna a écrit très justement "On me dit que l'espéranto, au vocabulaire trop européen, ne ferait pas l'unanimité. Or, l'anglais, irrésistiblement, s'impose… Il n'est pas particulièrement simple, ni logique ! Ils ne veulent pas de l'espéranto ? Ils auront l'anglais. Tant pis pour leurs gueules. ("La belle fille sur le tas d'ordures" (Ed. Archipel). Lors de la semaine de la langue française et de la Francophonie, j'ai eu l'occasion de prononcer une conférence sur le thème : "Quel parti la langue française peut-elle tirer de la défense et de l’illustration de l’espéranto ?" <http://www.esperanto-sat.info/article708.html> La défense du français, avec vous, c'est plutôt mal Barré... C'est triste pour la bonne ville d'Arles. Bon, on ne va pas en faire un saucisson !
Veuillez agréer, Monsieur, l'expression de mes sentiments distingués.
Quel parti la langue française peut-elle tirer de la défense et de l’illustration de l’espéranto ?
Écrivain et essayiste, membre et secrétaire perpétuel de l’Académie Française, Maurice Genevoix avait dit, le 18 février 1954, comme invité d’une émission régulière sur l’espéranto qui avait lieu sur la Radio-Télévision Française (RTF) : “L’espéranto est en mesure d’exprimer les nuances les plus subtiles de la pensée et du sentiment, il est propre à permettre, par conséquent, l’expression la plus juste, la plus littéraire, la plus esthétique et de nature à satisfaire les esprits les plus ombrageux et les plus particularistes, et il ne peut pas porter ombrage aux fidèles des langues nationales.“ Nous remercions de ce fait l’Association Culturelle des Arts et Lettres pour le Pays Yonnais d’avoir compris que l’espéranto a tout naturellement sa place là où il est question de langues et de cultures, et d’avoir eu l’amabilité d’inviter notre association Espéranto-Vendée à participer à la Semaine de la langue française et de la Francophonie. L’espéranto est peut-être la seule langue au monde pour laquelle il soit possible d’indiquer une date et un lieu de naissance. Le premier manuel de cette langue a en effet vu le jour à Varsovie le 26 juillet 1887, d‘abord en langue russe, puis, la même année, en polonais, allemand et français. Il aura donc 119 ans cet été et il fait partie des langues jeunes telles que le néo-norvégien ou “nynorsk“, officialisé deux ans plus tôt en Norvège, et l’indonésien, officialisé en 1945 en Indonésie. Il y a un trait commun entre l’espéranto et ces deux langues créées à partir d’une sélection de mots et de formes grammaticales issus de divers dialectes. C’est d’ailleurs ainsi que Dante avait procédé, beaucoup plus tôt, pour l’italien. Dante avait en effet rédigé, en 1303 et 1304, un traité intitulé “De l’éloquence en langue vulgaire“. Il y avait exposé sa vision d’une synthèse des meilleurs éléments des dialectes italiens et il l’avait réalisée. Dans l’ordre chronologique d’apparition, l’italien, le néo-norvégien, l’espéranto et l’indonésien sont donc nés d’une démarche comparable et ont connu un même processus d’évolution, à la différence près que les éléments de base de l’espéranto, souvent d’origine grecque et surtout latine, ont été sélectionnés non point dans des dialectes, mais en fonction de leur internationalité, de leur diffusion dans d’autres langues telles que le français, l’allemand, l’anglais, le russe… L’un des plus brillants linguistes français, Antoine Meillet, avait écrit dans un ouvrage publié en 1918 sous le titre “Les langues dans l’Europe nouvelle“ qu’il n’était “ni absurde ni excessif d’essayer de dégager des langues européennes l’élément commun qu’elles comprennent pour en faire une langue internationale“. Un autre linguiste de renommée mondiale, Edward Sapir, en était arrivé à la même conclusion : “L’artificialité supposée d’une langue comme l’espéranto (…) a été absurdement exagérée, car c’est une sobre vérité qu’il n’y a pratiquement rien de ces langues qui n’ait été pris dans le stock commun de mots et de formes qui ont graduellement évolué en Europe“. Beaucoup plus tôt, Michel Bréal, l’un des précurseurs de la sémantique, autrement dit la science des significations, avait ainsi répliqué à certaines critiques des aspects linguistiques de l’espéranto : “Ce sont les idiomes existants qui, en se mêlant, en fournissent l’étoffe. Il ne faut pas faire les dédaigneux ; si nos yeux pouvaient en un instant voir de quoi est faite la langue de Racine et de Pascal, ils apercevraient un amalgame tout pareil. Il ne s’agit pas, on le comprend bien, de déposséder personne, mais d’avoir une langue auxiliaire commune, c’est-à-dire à côté et en sus du parler indigène et national, un commun truchement volontairement et unanimement accepté par toutes les nations civilisées du globe.” Il serait trop long ici d’évoquer en détail l’histoire particulièrement riche d’une langue dont le professeur Umberto Eco, après avoir été amené à l’étudier de façon scientifique pour la préparation d’un cours au Collège de France, avait reconnu les mérites : “J’ai constaté que c’est une langue construite avec intelligence et qui a une histoire très belle.“ Il y a une certaine parenté entre l’espéranto et le français du fait que les deux langues ont une grande quantité de racines communes issues du latin. Cependant, par d’autres caractéristiques, il a beaucoup de similitudes avec d’autres familles de langues, si bien que les locuteurs de toutes les langues du monde ont l’impression de trouver plus ou moins de la leur dans l’espéranto. Un Chinois découvre un trait de la sienne dans l’invariabilité des éléments de base de l’espéranto. Un Japonais, un Coréen, un Hongrois, un Turc ou un Finlandais sont déjà habitués au système de formation des mots par agglutination, c’est-à-dire par la juxtaposition de radicaux et d’affixes. Il est connu que la plus difficile des langues étrangères à apprendre est la première. Bon nombre de personnes sont marquées par l’échec ou par des résultats décevants dans l’apprentissage de la première langue étrangère, au point qu’elles sont peu tentées d’en apprendre d’autres par la suite. Quoi
que l’on en dise, la question de l’espéranto est toujours
d’actualité. Polyglotte, licencié de grec et de latin, agrégé en
langues modernes, lecteur à l’Université d’Uppsala, en Suède
puis professeur au Lycée Henri IV et à l’École des Sciences
Politiques à partir de 1893, Théophile Cart, avait adressé un
rapport au ministre de l’Instruction Publique, le 3 septembre 1906,
voici donc bientôt un siècle. Il attirait l’attention des autorités
de l’éducation en des termes que l’on pourrait fort bien
transposer à la situation actuelle : Plus tard, le professeur Mario Pei, de l’Université de Columbia, aux États-Unis, philologue et auteur d’une histoire de l’anglais, avait vu lui aussi dans l’espéranto la langue qui fait aimer les autres langues et qui facilite leur accès. Nous trouvons en effet une même constatation chez lui que chez bien d‘autres pédagogues : “l’espéranto constitue un excellent pont pour l’étude des autres langues, car grâce à sa simplicité de structure et de vocabulaire, il brise la résistance initiale de l’élève moyen unilingue. Il renforce en même temps son vocabulaire de mots étrangers et crée chez l’enfant une confiance en sa propre capacité d’étudier et d’assimiler des langues étrangères”. Les
constatations effectuées dans une école élémentaire de Hawaï par
un instituteur, Mike Azevedo, allaient dans le même sens : “En
toute honnêteté, je dois reconnaître que ce n’est pas sans réticence
que j’ai accueilli l’idée d’utiliser l’espéranto dans ma
classe. Cette langue paraissait totalement inutile pour des enfants
qui n’ont déjà pas trop de tout leur temps pour apprendre
l’anglais. Or, nous avons fait l’essai et je dois avouer que les résultats
ont été surprenants. (…) Même si cet espéranto ne réussit
jamais à devenir la deuxième langue dans tous les pays du monde, il
a appris plusieurs choses importantes à mes élèves. Il a représenté
pour eux une ouverture en ce qui concerne les langues étrangères.
(…) L’espéranto nous a beaucoup aidés pour l’analyse de la
structure des phrases dans notre propre langue. (…) Il a
indirectement contribué à accroître le vocabulaire anglais ;
en fait, pour certains élèves moins doués que les autres, cette
augmentation du vocabulaire a été tout à fait considérable.” Toujours sur le terrain, à l’école élémentaire d’Oberndorf/Neckar, en Allemagne, Inès Frank, avait dispensé des cours d’espéranto à vingt élèves à raison de moins de 80 heures pour toute l’année scolaire 1994-95. Le résumé suivant de son rapport avait été publié en espéranto dans la revue “Humankybernetik“ de l’Institut de Cybernétique de Paderborn : “J’ai essayé, durant les horaires d’enseignement d’orientation linguistique, de trouver des parallèles avec la langue allemande pour aider les élèves à connaître les structures de leur propre langue et pour les initier à la connaissance des structures linguistiques de base. Il s’est montré que les élèves d’origine turque, italienne, libanaise, bosniaque, croate, pouvaient puiser de leur propre langue des structures grammaticales et quelquefois même des mots. De ce fait, autrement qu’à l’habitude, les enfants étrangers étaient avantagés par rapport aux élèves allemands. Ceci a certainement accru la confiance en soi de quelques élèves. En
plus de faire connaître les structures linguistiques, un autre de mes
souhaits était de procurer des contacts avec d’autres enfants à
l’étranger. Nous avons commencé un échange de lettres avec une école
élémentaire de Turin (Italie). En outre, nous avons poursuivi
plusieurs chaînes de récits que nous avons fait suivre à l’étranger.
Ces contacts ont été les plus agréables pour les élèves, comme
l’ont raconté leurs parents. J’ai globalement l’impression que
l’enseignement a non seulement apporté de bonnes expériences aux
enfants et les aidera dans l’apprentissage des langues étrangères,
mais aussi qu’il leur a plu.” À
l’école “Green Lane“, 76 élèves avaient appris l’espéranto,
et 76 autres le français ; l’année suivante, le français fut
enseigné à ceux qui avaient appris l’espéranto. À la fin de la
seconde année scolaire, les élèves qui avaient commencé par
l’espéranto étaient très supérieurs à ceux qui, durant deux années,
n’avaient appris que le français. L’inspecteur royal des écoles,
nommé Parkinson, reconnut les bienfaits de cet enseignement préparatoire :
“L’expérience de l’école "Green Lane"
a abouti d’une façon indubitable à un succès évident. Au début
de l’expérience, je n’avais aucune connaissance pratique de
l’espéranto, bien que j’en eusse entendu parler. J’ai été
tellement stupéfait des progrès faits par les enfants que je me suis
décidé à l’apprendre pour mieux juger de leur travail. En étudiant
moi-même la langue, j’eus encore l’occasion de constater sa
grande valeur pédagogique et éducative“. Faire comprendre l’intérêt de l’espéranto à nos autorités de l’éducation n’est pas chose facile car ce que constatait Albert Einstein reste toujours valide : “Triste époque que celle où il est plus difficile de briser un préjugé qu’un atome !“. Nous savons combien de temps l’usage des chiffres indo-arabes fut entravé alors qu’il apportait un progrès considérable à l’humanité. Mais nous sommes aujourd’hui à l’époque d’Internet. Il est déjà de moins en moins possible de cacher aux citoyens que l’image négative, dévalorisante, voire méprisante trop souvent donnée de l’espéranto ne correspond pas à la réalité. En conclusion, chacun peut tenter l’expérience que Tolstoï proposa dès 1894 après avoir étudié l’espéranto : “Les sacrifices que fera tout homme de notre monde européen, en consacrant quelque temps à son étude, sont tellement petits, et les résultats qui peuvent en découler tellement immenses, qu’on ne peut se refuser à faire cet essai“.
Henri Masson Le 18 mars 2006 À l’occasion de la Semaine de la langue française et de la Francophonie, à La Roche-sur-Yon, sur invitation de l’Association Culturelle des Arts et Lettres pour le Pays yonnais (ACALY)
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