Sujet : Les Immortels meurent aussi
Date : 2003
De :   Denis Griesmar


LES IMMORTELS MEURENT AUSSI

 

L’Afrique est une maladie dont on ne guérit pas. C’est un souffle, un rythme, une étonnante réserve de générosité dans un milieu hostile, une façon de venir au monde.

Pour le petit Dakarois que je fus, Senghor était, avec son adversaire Lamine Gueye, l’homme qui soulevait les passions : bérets rouges contre bérets verts…

Les Sénégalais sont les Grecs de l’Afrique, grands discoureurs devant l’Eternel. Hommes de théâtre donc. La parole pour préparer l’action, mais aussi pour se soûler de rêve, pour être le nouvel Icare d’une transe qui se prolonge…

Il est rare de trouver chez un seul ces deux qualités réunies, et portées au suprême degré. Léopold Sedar Senghor aura été un politique, député et ministre français dont notre pays peut être fier. Il aura ensuite incarné le Sénégal, sans jamais l’entraîner sur les pentes trop glissantes où tant se sont abîmés.

Si, comme on le sait, le pouvoir corrompt, et le pouvoir absolu corrompt absolument, quelle force d’âme ne faut-il pas pour y renoncer, dans un Etat neuf où tout semble possible ? Pourtant, après avoir mené son pays à l’indépendance, et exercé pendant des années la magistrature suprême, cet homme-là, « nit ki », nouveau Cincinnatus, a donné une leçon au monde. A soi seul, cela mérite le respect.

Mais qui savait, hors une poignée, que vient de mourir un des grands lyriques du siècle, l’équivalent français d’un Walt Whitman ?

Ecoutons-le, prisonnier de guerre, célébrer ses frères d’armes :

« Le chant vaste de votre sang vaincra machines et canons

Votre parole palpitante les sophismes et mensonges

Aucune haine votre âme sans haine, aucune ruse votre âme sans ruse,

O Martyrs noirs race immortelle, laissez-moi dire les paroles qui pardonnent. »

Puis, dans les « Nocturnes », sur une musique subtile et étouffée, écho des jours lointains, l’Elégie des Eaux :

« Eté toi toi encore Eté, Eté du Royaume d’Enfance

Eden des matins trempés d’aube et splendeur des midis,

Comme le vol de l’aigle étales.

Eté de silence aujourd’hui, si lourd de courroux

Sous le regard du Dieu jaloux

Te voilà sur notre destin,

Durement inscrit au cadran du siècle… »

Mais la joie du Verbe l’emporte ; il est temps de danser, pour le Perceur de tam-tam :

« Homme sinistre,

Bec d’acier,

Perceur de joie,

J’ai des armes sûres.

 

Mes paroles de silex, dures et tranchantes

Te frapperont ;

Ma danse et mon rire, dynamite délirante,

Eclateront

Comme des bombes.

 

Je t’abattrai,

Corbeau noir,

Perceur de tam-tam

Tueur de vie. »

 

Il y a plus encore. Illustrant la langue française, ce Sérère qui savait le ouolof, mais aussi le latin et le grec, a senti qu’il fallait la défendre.

Renonçant au confort d’une célébrité littéraire, il aura su braver la peur du ridicule, parmi les « quidam docti » des cénacles intellectuels, qui s’attache à celui qui refuse de cracher dans la soupe. Senghor aura pris sur lui de rassembler, avec Hamani Diori, Habib Bourguiba, Jean-Marc Léger, d’autres encore, Africains, Maghrébins, Québécois à qui il tendait la main par-dessus l’Atlantique, pour les sortir de leur isolement provincial, Wallons qu’il arrachait à une belgitude confinée,…pour constituer la grande communauté d’esprit des Francophones, avec cet idéal de solidarité et de fraternité qu’il nous appartient de raviver aujourd’hui.

Autres temps, autres moeurs. Et si l’Académie française tint à le reconnaître et à l’accueillir, nos politiques, sombrant dans l’insignifiance, ne savaient plus quoi faire d’un message qui les dépassait. Il vaut peut-être mieux, au fond, que nul médiocre n’aille cracher sur sa tombe. On les entend d’ici demander : « Senghor, combien de divisions ? »

L’homme est mort aujourd’hui, mais ses poèmes vivront, et témoigneront de cette indissoluble symbiose entre la France et l’Afrique. Nous redirons encore longtemps sa Prière aux Masques :

« Masques ! O Masques !

Masque noir masque rouge, vous masques blanc-et-noir

Masques aux quatre points d’où souffle l’Esprit

Je vous salue dans le silence !… »

 

Denis GRIESMAR,

Cercle Richelieu-Senghor,

15 janvier 2002.

(Revue « Libres », n° 5).