Chanter sur la honte
Le plaisir des mots. Par Claude Duneton.
Le Figaro Littéraire du jeudi 24 avril 2008
Cette fois-ci la barrière est franchie, le mur est tombé, la
France va pouvoir chanter sa honte. Je rapportai ici il y a deux
mois (voir soleil , 21 mars 2008), les vantardises d’un
journaliste anglais qui se réjouissait de ce qu’ enfin
les chanteurs français soient en train d’abandonner la langue
française au profit de l’anglais avec la bénédiction des gens à
la mode. Il manquait à ce renoncement une manifestation
hautement symbolique de notre veulerie, elle n’a pas tardé, la
voilà. A la prochaine émission d’Eurovision malgré les
protestations de plusieurs personnalités et de toutes les
associations de défense de notre langue, la France sera
représenté en anglais par une chanson anglaise, interprétée par
un chanteur français.
On me dira, cela n’est qu’un jeu ; oui, mais un jeu, répétons le
hautement symbolique de l’identité d’une nation ; un jeu très
populaire, un jeu pour les foules, car je ne sache pas que
beaucoup d’intellectuels passent leur soirée d’Eurovision devant
leurs écrans. Cela confère une gravité accrue à un acte de
capitulation. Je sais que mon rapprochement fera hurler ; pour
nous qui défendons notre langue, c’est un petit Montoire
transporté à l’échelle de la planète qu’on nous offre avec des
conséquences infinies.
Par hasard il vient sous les yeux en même temps un livre de
Philippe Barthelet paraissant ces jours-ci « l’olifant »,
éditions du Rocher ; il dit ceci : « la francophonie est en
train de rejoindre le cimetière des nobles causes défuntes, Les
hommes politiques viendront selon leur coutume, déposer
quelques fleurs de rhétorique »… Encore M. Barthelet ne
connaissait-il pas la dernière : la réalité va plus vite que la
fiction ?
Il paraît qu’un député de l’Oise a
interpellé le Ministre de la Culture - ça alors ! Un seul
député. Sur le nombre ! La masse de l’Assemblée ne s’est pas
levée en protestation unanime ? Pour qui diable votons-nous
alors ? Car l’ironie, c’est que ce sont les décideurs d’une
chaîne de télévision qui ont décidé au nom de la nation dans
l’obscurité de leurs studios ; un tout petit groupe de gens ,
qui n’ont pas la moindre idée de la symbolique d’une langue, qui
n’ont ni conscience ni honneur à traiter, qui n’ont surtout
aucune idée de l’humiliation que vont éprouver des
millions de francophones à travers le monde ; car il
existe des populations partout sur la planète, qui guettent
l’occasion d’entendre le français de France sur leur postes ;
des centaines d’entre eux pleureront des vraies larmes
d’être ainsi bafoués, méprisés, ridiculisés aussi dans
leur attachement à la langue française. Des décideurs bornés,
obscurs, en totale irresponsabilité, n’ayant d’autre boussole
que leur propre intérêt immédiat- leur salaire ? des pots de
vin ? ont résolu de cracher au visage de dizaines de milliers de
militants de l’Alliance française qui se battent partout sur les
cinq continents pour maintenir l’intérêt de notre langue et
ralentir sa lente déchéance, sans parler des Instituts français
et enseignants de lycées à l’étranger, comme tous ceux qui
lisent la presse française autour du globe. Cette décision
monstrueuse engage la France, car l’ambiguïté de la situation
vient de ce pour le monde francophone, c’est la « France
»
qui
lâche la partie, qui insulte leurs efforts à travers « sa »
chanson en anglais, qui se rit d’eux et les invite, en somme, à
abandonner le français.
Pour la masse des amoureux de chansons dans notre pays qui ont
la naïveté de croire qu’ils participent de loin à l’événement,
quelle gifle ! Quelle rebuffade ! Être représenté par une langue
qu’ils ne connaissent pas – se sentir infiniment négligeables,
des moins que rien payeurs de redevance. Quel cocuage mon Dieu !
Même si ce mot n’est plus à la mode et si l’on doit dire « cuckold »
comme dans Shakespeare, quel vieux cocuage !
À propos de cimetière que se
lèvent les fusillés des fossés de Vincennes que l’on accusa
d’avoir trahi – et les poilus de tout grade, cohortes fanatiques
de fantassins, qui demandent « Pourquoi la France a-elle pris
notre jeune vie ? Par mascarade ? Nous avons été sacrifiés à une
chienlit ». La honte, lâches adulateurs du fric à tout prix, ils
viendront vous tirer par les pieds la nuit !