L'Irlande se prononce aujourd'hui par référendum sur le traité
européen de Lisbonne, c'est à dire sur le traité institutionnel
simplifié, raccourci et atrophié qui cherche à rendre possible
le fonctionnement à 27 d'une Union bâtie pour six pays. Les
sondages, comme toujours, se contredisent, payants mais opaques.
Le non est une fois de plus possible dans la verte Erin dont le
caractère ombrageux et le tempérament fantasque ne sont plus à
démontrer.
L'Irlande est la nation européenne qui a le plus évidemment
profité de la construction de l'Europe. Lorsqu'elle est entrée
au sein de la Communauté le 1er janvier 1973, l'Irlande était
pauvre et malheureuse. Son niveau de vie était l'un des plus
misérable du monde occidental, sa société, l'une des plus
archaïques. Une Église catholique tout droit issue de la
Contre-Réforme y imposait une férule féroce en matière de mœurs.
Malgré la beauté désolée de ses paysages pluvieux, l'Irlande
demeurait cette nation persécutée par l'Histoire dont tant de
fils avaient dû se résoudre à émigrer, chassés par les famines
et tyrannisés par les anglais. Trente cinq ans plus tard,
l'Irlande est devenue grâce à l'Europe une nation prospère et
entreprenante. Le niveau de vie a grimpé en flèche, une
fiscalité hardie a attiré tant d'entreprises que l'Eire a
recours à l'immigration. Le pays s'est couvert de maisons neuves
et peu poétiques en remplacement des chaumières aussi vétustes
que virgiliennes. En trois décennies, on est passé de James
Joyce aux 4 X 4. On rencontre même des irlandais heureux.
Malheureusement, rien ne prouve qu'ils soient devenus
majoritaires. Après des siècles de Géhenne, les Irlandais
restent méfiants à l'égard du monde extérieur dont,
foncièrement, ils n'attendent rien de bon. Vis à vis de
l'Europe, ils s'arrogent sans hésiter un droit et presqu'un
devoir d'ingratitude. Déjà, en 2001 ils avaient rejeté le
médiocre traité de Nice par 54 % des voix avant de l'approuver
un an plus tard par 63 % des suffrages, une fois arrachées
quelques closes d'exemption inutiles. Ils sont grandement tentés
de récidiver aujourd'hui. Leur constitution, hérissée de
suspicion, rend obligatoire la ratification par référendum des
traités internationaux. L'Irlande possède bien entendu, comme
tous les pays d'Europe, un droit de veto sur tout nouveau traité
ou tout nouvel élargissement. Cela ne lui suffit pas, parce
qu'il faudrait faire confiance à son gouvernement et à son
Parlement, présumés peuplés de pécheurs. L'Irlande s'est donc
doté en fait d'un double veto, gouvernemental et populaire, seul
pays européen dans ce cas jusqu'à ce que Jacques Chirac l'imite,
afin de rendre pratiquement impossible l'adhésion de la Turquie
qu'il appelait théoriquement de ses vœux. L'ex-président avait
dû apprendre en secret le gaélique.
On connaît la mécanique infernale des référendums, ces machines
à faire répondre non aux questions qui ne sont pas posées.
L'Irlande décide aujourd'hui du sort du traité européen. Comme
en France ou au Pays Bas en 2005, 90 % des élus, des chefs
d'entreprises, des médias poussent au oui.
À Dublin, c'est aussi le cas
de 90 % des syndicalistes, des universitaires et des
intellectuels. Comme à Paris ou à La Haye, cela irrite beaucoup
plus que cela ne convainc. Après trente ans de croissance
spectaculaire, les crises internationales assombrissent le
climat en Irlande comme ailleurs : l'Europe se trouve aussitôt
désignée comme le bouc émissaire. Le cartel des non les plus
improbables se déchaîne. Les opposants au traité de Lisbonne
assurent sans rougir que Bruxelles pourra tripler leurs impôts,
que des enfants de trois ans pourront être enfermés (sic), que
le continent imposera souverainement les mœurs les plus
dépravées, que l'agriculture familiale sera condamnée et que
l'Irlande, si attachée à sa neutralité militaire, sera
contrainte de se battre pour faire face au terrorisme qui menace
ses voisins. Comme toujours dans les campagnes référendaires,
c'est le triomphe des fantasmes les plus absurdes, des rumeurs
les plus saugrenues, des mensonges les plus éhontés qu'Internet
transporte, décuple, centuple et théâtralise à l'infini. On
plonge de nouveau dans la démocratie d'opinion avec ses
démagogues, ses populistes, ses affabulateurs et ses mythomanes.
Une technique irrésistible dans une culture traversée de
superstitions.
Ainsi, au moment où, face aux crises mondiales l'Europe a tant
besoin de se fortifier et de se rassembler, le destin du traité
de Lisbonne dépend de la mélancolie de quatre millions
d'Irlandais aussi imprévisibles que sympathiques, aussi
irrationnels que changeants, aussi téméraires que soupçonneux.
Et si, au lieu de pouvoir bloquer à eux seuls leurs 500 millions
de partenaires, l'appartenance aux institutions européennes des
nonistes était suspendue jusqu'à ce qu'ils décident de rejoindre
la majorité qui souhaite avancer ? Et si en somme, le veto
s'appliquait aux bloqueurs et non pas aux bloqués, comme dans
une démocratie ?