Francophonie,
que deviens-tu ?
Michel Guillou, Directeur de la Chaire Senghor de la Francophonie
de Lyon, Ancien recteur de l'Agence universitaire de la Francophonie
Jean-François Simard, Professeur à l'Université du Québec en
Outaouais, Ancien député et ministre du Parti québécois
Reconnaissons un fait indéniable : la Francophonie est résolument un
«objet» international atypique. De prime abord, rien ne laissait
vraiment croire en la viabilité et la durabilité de ce rassemblement.
Les braises encore chaudes du colonialisme auraient normalement suffi à
repousser pour longtemps les anciennes colonies de leur colonisateur.
S'il en fut tout autrement, c'est parce qu'à l'initiative des
ex-colonisés, et en premier lieu celle de son père fondateur, Léopold
Sédar Senghor, président de la République du Sénégal, la Francophonie a
fait le chemin des valeurs. Elle a en particulier décidé de contribuer à
l'établissement d'un nouveau rapport dans les relations Nord-Sud, basé
sur un partenariat solidaire, dans lequel tous les États sont égaux en
droit, mais aussi en dignité.
Par-delà les blessures du passé et au summum de l'opposition des blocs
américain et soviétique, qui divisait à cette époque le monde en deux
camps irréconciliables, l'Agence de coopération culturelle et technique
(ACCT) a vu le jour à Niamey, en 1970. Elle regroupait alors 21 pays et
gouvernements ayant en partage l'usage de la langue française. Au cours
de son premier quart de siècle d'existence, la Francophonie
intergouvernementale, au travers de l'ACCT, a essentiellement centré son
action sur la coopération culturelle.
Au milieu des années 1990, dans la foulée de l'effondrement du mur de
Berlin, la Francophonie fait peau neuve et change de nom. L'ACCT est
rebaptisée Organisation Internationale de la Francophonie (OIF). Elle
décide alors d'élargir sa mission et d'y inclure un volet résolument
politique, ce qui du reste s'est brillamment illustré par le rôle
déterminant qu'elle a joué dans l'adoption de la Convention sur la
protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles,
aujourd'hui officiellement reconnue par l'Unesco.
Ainsi, malgré la déferlante économique, culturelle et linguistique
américaine, la Francophonie exerce, depuis sa création, un attrait
grandissant auprès de la communauté internationale. Elle regroupe
aujourd'hui 68 pays et gouvernements, membres ou observateurs, au sein
desquels on dénombre quelque 200 millions de locuteurs parlant le
français.
Une légitimité à reconquérir
Mais, en dépit de réussites indéniables, un malaise existentiel persiste
et s'accroît en Francophonie. À force de s'ouvrir continuellement à de
nouveaux membres, la Francophonie semble avoir perdu son âme. Exception
faite de quelques pays, le français est une langue minoritaire --
parfois même marginale -- dans les pays qui adhèrent à l'OIF. Plusieurs
pays de la Francophonie connaissent en ce moment une anglicisation
rapide ; le Rwanda en est une illustration frappante. La quasi-absence
du français dans les grandes organisations internationales, y compris
celles dont le français est pourtant une langue officielle, ne fait même
plus l'objet de débats. Pour la première fois de son histoire, l'ONU a
élu récemment un secrétaire général ne s'exprimant pas en français.
Le déclin de l'intérêt de la classe politique à l'égard de la
Francophonie est manifeste. L'OIF n'a jamais réussi à s'imposer comme
une priorité diplomatique pour ses propres membres. Elle passe tantôt
après la construction de l'Europe, tantôt après la Ligue arabe, tantôt
après le Commonwealth... De sommet en sommet, depuis Hanoi en 1997, l'OIF
ne fait que dégager des déclarations politiques creuses et des consensus
mous qui condamnent la Francophonie à l'immobilisme, alors que les
populations des pays les moins avancés auraient tant besoin qu'elle les
concerne et leur soit utile. La Francophonie se cherche aujourd'hui un
second souffle. Il lui faut reconquérir sa légitimité par des gestes
évocateurs, probants et rassembleurs. En ce sens, le Sommet de Québec en
2008 pourrait marquer un tournant majeur.
Mobiliser la société civile
Dans une récente Lettre ouverte aux francophones parue dans Le Devoir du
20 mars 2007, le secrétaire général de la Francophonie, l'ancien
président sénégalais Abdou Diouf, rappelait à juste titre que «la
Francophonie ne saurait être la seule affaire des États et
gouvernements, elle n'y survivrait pas!». Le grand mérite de cette
lettre est très certainement d'avoir interpellé directement la société
civile pour qu'elle participe à la construction de la Francophonie. Il
faut s'en réjouir.
Il nous apparaît ici opportun de proposer au Secrétaire général de la
Francophonie de soutenir l'organisation d'un premier grand rassemblement
de la société civile francophone, qui pourrait se tenir à Québec, en
marge des travaux du prochain Sommet des chefs d'État et de
gouvernements, en octobre 2008. Les échéanciers sont certes courts. Mais
il est encore temps d'agir!
La Francophonie doit être utile
L'avenir de la Francophonie passe aujourd'hui par l'affirmation de son
utilité. Cette utilité est indiscutable en tant que pôle de la
mondialisation multipolaire. Grande aire linguistique organisée, elle
suscite un rêve, apporte un espoir. Sa chance c'est la mondialisation.
Elle affirme, en effet, que le dialogue interculturel est l'antidote au
«choc des civilisations», si palpable depuis les attentats du
11-Septembre. Elle prône la solidarité comme compagnon de la liberté et
le dialogue comme outil de la paix. Elle choisit pour l'accès à
l'universel la synthèse des différences et non l'affirmation d'un modèle
unique et dominant. Elle privilégie l'approche multilatérale plutôt que
l'unilatéralisme.
Ces principes, qui fondent son attrait, justifient pleinement le
développement actuel de la Francophonie politique, mais contrairement
aux souhaits de certains États, elle ne peut être prise en otage par
cette seule dimension de son engagement. Il lui faut tout autant être
utile aux peuples et pour cela renforcer et dynamiser son volet
coopération.
Le soutien des populations ne sera, en effet, fort et durable que si la
Francophonie constitue un facteur de mieux être. Les populations ont
besoin d'actions concrètes pour être convaincues. Mettre en oeuvre une
Francophonie intégrale et au quotidien, c'est faire vivre la
Francophonie à la source, dans les peuples. Outre la culture, deux
chantiers sont prioritaires: l'économie et l'éducation.
Pour une Francophonie économique
Rien n'est possible sans l'économie. Il faut avoir le courage de donner
à la Francophonie sa dimension économique. On parle de culture d'un
côté, d'économie de l'autre, comme si l'économie était sans influence
sur la culture. Domine le monde aujourd'hui, la culture du pays le plus
puissant économiquement. La Francophonie doit être concernée par
l'économie. Sans chantier économique, elle n'est pas crédible; il faut
le dire et le redire. Seul le développement économique par exemple peut
faire obstacle en Afrique à l'émigration.
N'oublions pas, par ailleurs, que le développement économique implique
éducation et formation. Rien n'est possible sans un effort exemplaire en
leur faveur. Malheureusement force est de constater que la Francophonie
ne dispose pas d'un opérateur crédible pour l'enseignement primaire et
secondaire ; ce qui, en revanche, est le cas pour l'enseignement
supérieur avec l'Agence Universitaire de la Francophonie.
Signe de l'intérêt nouveau que suscite la Francophonie, notons que pour
la première fois en France, cette «réalité oubliée», comme l'appelle le
Secrétaire général de la Francophonie, ce «non sujet» de la diplomatie
française, s'invite dans la campagne présidentielle. Plusieurs candidats
ont pris position sur ce sujet au cours de leurs réunions publiques, sur
la Toile et dans les médias. La Francophonie deviendrait-elle une
priorité pour les élites politiques françaises ?
De ce côté-ci de l'Atlantique, force nous est de reconnaître que si la
Francophonie attend l'initiative du Canada ou du Québec pour se
renouveler, elle risque d'attendre encore longtemps. Aucun des grands
partis politiques canadiens n'a à ce jour développé de discours, même
minimaliste, sur le rôle et l'avenir de la Francophonie. Nous assistons
au même silence sur la scène politique québécoise. Aucun des chefs, dont
le parti siège à l'Assemblée nationale du Québec, n'a abordé le thème de
la Francophonie au cours de la récente campagne électorale.
Pourtant, pour la Francophonie, le temps n'est plus celui de la
défensive, mais de l'offensive. Il lui faut agir et entreprendre. Il
appartient au Sommet de 2008 à Québec, pour ne pas être un nouveau
rendez-vous manqué, d'ouvrir les chantiers de coopération du renouveau.
Article paru
dans Le Devoir, journal québécois,
édition
du lundi 23 avril 2007
http://www.ledevoir.com/2007/04/23/140555.html#