Par
François Grin
Une
formation universitaire
véritablement ouverte et
internationale est nécessairement
plurilingue selon François Grin. (Keystone)
La place
accrue de l’anglais dans les cursus
universitaires échauffe les
esprits. Le véritable enjeu n’est
pas celui du français contre
l’anglais, comme la plupart des
commentateurs le suggèrent, mais
celui du plurilinguisme contre
l’uniformité.
En
France, le débat fait rage autour de
l’usage de langues autres que le
français à l’université. Il est
utile de mettre en évidence les
limites de certains des arguments
qui s’affrontent, car ils sont
souvent pétris de clichés
particulièrement tenaces, que l’on
entend également en Suisse.
Commençons par rappeler neuf points
importants :
1. Une
formation universitaire
véritablement ouverte et
internationale est nécessairement
plurilingue. L’anglais est une
langue utile et son usage dans
l’enseignement peut aider à le
maîtriser. Mais une formation
plurilingue, par définition, ne peut
pas être intégralement en anglais.
Ce n’est du reste pas ce que prévoit
la loi actuellement débattue en
France, mais ce que certains, plus
ou moins ouvertement, appellent de
leurs vœux. C’est absurde, car cela
revient à recommander, sous le
couvert d’une «internationalisation»
superficielle, la pure et simple
uniformisation. Donner certains
cours en anglais se justifie dans un
but d’ouverture bien comprise, si
cela élargit les horizons de la
transmission des connaissances; mais
aucun cursus ne devrait être
intégralement anglais.
2. La
présence de l’anglais dans le monde
académique est constamment
surestimée. On pourrait multiplier
les exemples: en 2012, sur les
15 134 titres universitaires
décernés par les universités
allemandes, seuls 4% étaient
intégralement en anglais. Quand on
lit, sur le site internet du Nouvel
Observateur (23.05.2013), que
l’Université de Genève est l’une des
meilleures du monde francophone
parce qu’elle aurait «basculé dans
l’orbite de la langue anglaise»,
avec pour indicateur la proportion
de thèses de doctorat rédigées en
anglais, on ne peut que s’inquiéter
d’une telle confusion: car, à
Genève, le français est la
principale langue d’enseignement;
c’est la langue des BA (sauf pour
les formations linguistiques – si
l’on étudie l’allemand, par
exemple), et tout BA doit être suivi
d’au moins une MA (maîtrise
académique) consécutive en français.
Certes, l’Université de Genève offre
de nombreux cours en anglais (et
j’en donne moi-même), mais l’idée
que l’anglais serait «la» langue du
monde universitaire est totalement
fausse.
3.
L’importance de l’anglais dans la
société globalisée est surestimée.
Le monde des affaires en fournit de
nombreux exemples, étayés par des
chiffres: la compétence linguistique
qui manque le plus aux entreprises
bruxelloises, ce n’est pas
l’anglais, c’est le bilinguisme
français-néerlandais. En Suisse, les
employés amenés à travailler dans
plusieurs langues utilisent
davantage l’allemand et le français
que l’anglais. L’International
Herald Tribune du 23
mai 2013 rapporte que de
brillants professionnels occidentaux
ont de plus en plus de peine à se
placer sur le marché du travail en
Extrême-Orient au motif qu’ils ne
savent pas le mandarin: ils savent
l’anglais, mais cela ne suffit pas.
Le patronat de la Confederation of
British Industry le reconnaissait
aussi en 2011, en constatant que
l’incompétence linguistique des
Britanniques leur interdit l’accès à
de nombreux postes dans la City
même.
4.
L’obsession de «l’étudiant étranger»
amène à des absurdités. L’ouverture
internationale des universités est
une bonne chose, et attirer des
étudiants d’ailleurs est justifié.
Cette ambition se combine, de façon
parfois assez confuse, avec l’idée
qu’on va ainsi attirer les
«meilleurs» étudiants. Mais croire
que cela oblige à enseigner en
anglais est aussi naïf qu’illogique:
l’étudiant indien, chinois ou
pakistanais qui souhaite vraiment
une formation en anglais visera
d’abord Harvard ou Oxford. Ceux qui,
tout en souhaitant une formation en
anglais, arrivent à Genève ou à
Copenhague seront donc peut-être
justement ceux qui n’auront pas été
assez bons pour être acceptés à
Harvard. Et cela nous conduit à ces
séminaires ubuesques où un prof à
l’anglais pauvre et hésitant
(parfois carrément pénible en raison
d’un accent italien, français ou
néerlandais à couper au couteau),
parle devant des étudiants dont pas
un seul n’est anglophone, et dont
beaucoup rédigeront des travaux dans
un anglais stéréotypé voire, pour
certains, quasi inintelligible. Si
les universités francophones veulent
attirer les «meilleurs», il faut
viser ceux qui sont suffisamment
bons pour au moins essayer de
développer la capacité à suivre des
cours en français – en plus d’avoir,
certainement, des compétences en
anglais dont l’utilité est
incontestée. Offrons-leur donc des
cursus bilingues avec des cours en
anglais, mais aussi en français.
5. Ce
n’est pas l’offre de cours en
anglais qui maximise l’afflux
d’étudiants étrangers. En partant
des chiffres de 2009 de l’OCDE sur
la mobilité étudiante
internationale et en tenant compte
de la taille des pays concernés, on
constate que les pays hôtes les plus
surreprésentés sont majoritairement
anglophones: ce sont la
Nouvelle-Zélande (premier rang),
l’Australie (2e), le Royaume-Uni
(5e) et le Canada (6e). Mais
l’Autriche (3e) et la Suisse (4e)
sont très bien classées, suivies de
la Belgique (7e) et de la France
(9e). En d’autres termes, les pays
non anglophones qui attirent le plus
d’étudiants étrangers ne sont pas
ceux qui ont le plus anglicisé leur
système académique: ainsi, la Suède
pointe au 8e rang, et les Pays-Bas
au 11e. Les étudiants étrangers
viennent donc aussi chez nous pour
l’allemand et le français: veillons
à ne pas jeter ces atouts aux
orties.
6.
Arrêtons de mélanger enseignement et
recherche et de confondre les
différents «moments» d’un processus
de recherche. C’est un privilège de
pouvoir évoluer dans une communauté
mondiale de chercheurs, et si
l’anglais nous y aide, profitons-en
(du reste, le soussigné utilise
l’anglais tous les jours, et avec
plaisir, dans ses activités de
recherche). Mais ceci ne concerne
pas tous les stades de la recherche,
qui inclut aussi toute la
communication, largement en langue
locale, au sein d’une équipe
scientifique. L’usage de l’anglais
à certaines étapes de la recherche
ne justifie en aucune façon qu’une
faculté universitaire sise dans un
pays francophone prétende n’offrir
que des MA principalement, voire
entièrement, en anglais. N’oublions
pas que le public et les usagers, ce
sont aussi les contribuables qui
financent l’université, et ils ont
le droit de demander à celle-ci
d’enseigner dans leur langue.
7. Les
langues ne sont pas neutres. On n’a
pas forcément les moyens de penser
les mêmes choses dans différentes
langues. Les exemples sont légion et
ceci devrait nous amener, surtout
dans l’enseignement et la recherche,
à tout faire pour éviter
l’uniformité. Ainsi, dans Le Temps
du 10
mai 2013, l’ancien chef de la
division santé mentale de l’OMS
reconnaît que l’unilinguisme du DMS
(le Manuel diagnostic et statistique
des troubles mentaux, qui a été
pensé et rédigé en anglais)
généralise une pensée unique sur le
trouble mental, alors que ce qui
vaut pour trouble mental est
éminemment contextuel, et dépend
d’une vision culturelle, portée par
la langue, de la maladie et de la
santé. L’uniformisation linguistique
est très probablement un frein au
progrès et à la diffusion des
connaissances.
8. Même
si les langues sont parfaitement
interchangeables et transparentes,
l’abandon de telle ou telle langue
entraînera immanquablement des
«pertes de domaines». Dès lors,
certaines réalités (celles des
domaines concernés) ne seront à
terme plus dicibles, ni par
conséquent analysables, dans les
langues qu’on aura abandonnées,
comme le rappelle une récente
recommandation (novembre
2011) de la Conférence
allemande des recteurs d’université.
Prétendre que la présence de
l’anglais dans les universités
francophones n’a aucun impact sur le
devenir de la francophonie, c’est
ignorer les processus de profondeur
en macrodynamique des langues. Si
encore on observait une présence
comparable du français dans les
systèmes universitaires
anglophones... mais nous savons tous
qu’il n’en est rien.
9. Le
problème n’est pas l’anglais, mais
l’hégémonie linguistique. Que la
langue dominante soit l’anglais, le
klingon, le français ou le wolof n’a
guère d’importance : c’est
l’hégémonie qui entraîne
l’uniformisation, laquelle favorise
la pensée unique, qui à son tour
bride la créativité et l’innovation
– sans même parler du mortel ennui
qui naît de l’uniformité. Défendre
le français face à l’anglais (et
peut-être, dans vingt ou trente ans,
l’anglais face au mandarin) n’a donc
rien à voir avec un chauvinisme
imbécile: c’est un engagement bien
compris pour la diversité, elle-même
créatrice. Dans la recherche, la
langue est un outil de travail, et
cela vaut surtout pour la langue
maternelle: l’abandonner, c’est
dévaloriser son outil de travail et
scier la branche sur laquelle on est
assis. Le véritable enjeu n’est pas
celui du français contre l’anglais,
mais celui du plurilinguisme contre
l’uniformité.
Face à
ces constats, comment expliquer que
des arguments plutôt faibles restent
si complaisamment colportés ? C’est
peut-être dû à un phénomène connu
des économistes sous le nom de «bien
collectif». En effet, il est des
cas, comme ici, où le bilan des
avantages et des inconvénients est
fort différent selon le niveau de
lecture auquel on se place :
1. du
point de vue des individus, il est
très rémunérateur de maîtriser
plusieurs langues, et dans certains
pays comme la Suisse ou le Canada,
ces avantages sont chiffrés. La
rentabilité du plurilinguisme est
clairement établie; du reste, des
langues autres que l’anglais
s’avèrent parfois plus rentables;
2. au
niveau des sociétés, l’uniformité
est stérilisante, dangereuse pour la
créativité et l’innovation et,
partant, pour la prospérité – sans
même parler des transferts très
inéquitables qu’elle entraîne;
3. au
niveau intermédiaire d’une
université ou d’une faculté
particulière confrontée à la
concurrence d’autres établissements,
une lecture (naturellement
sectorielle) des bénéfices et des
coûts des différentes stratégies
linguistiques conduit à sous-évaluer
les risques issus de la convergence
vers une langue unique. Il n’est pas
étonnant que des intérêts sectoriels
ne convergent pas avec l’intérêt
général, mais en bonne politique
publique, c’est la vision la plus
générale qui doit guider nos
décisions.
Au
fond, le problème rappelle celui que
l’on rencontre en matière
d’environnement. Songeons par
exemple à l’exploitation des
ressources halieutiques. Pour en
assurer un usage soutenable, il nous
faut des politiques publiques
appropriées, et l’heure des
solutions purement locales ou
nationales est passée depuis
longtemps: la gouvernance de
certaines ressources, de nos jours,
doit être mondiale et bien
coordonnée. Sans doute en
sommes-nous là en matière de langue:
l’uniformité linguistique est
néfaste pour nous tous, et il nous
incombe de promouvoir la diversité
dont nous sommes tous porteurs, y
compris en tant que francophones
ouverts sur les autres langues. Dès
lors, il faut commencer à penser
l’engagement pour la diversité au
niveau international et mettre sur
pied une concertation débouchant sur
une gouvernance linguistique
mondiale. Comme en matière
d’environnement, c’est la condition
d’une diversité vivante, créative et
soutenable.
Source :
letemps.ch, le jeudi 13 juin 2013 -
© 2013 Le Temps SA
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