Au sujet des
communautés linguistiques de Belgique
Alizée Poulicek, miss Belgique 2007
La presse flamande crie au scandale après
l’élection d’une Wallonne qui parle mal le néerlandais.
Au plat pays, les
tensions entre Flamands et Wallons s’insinuent jusque dans le
divertissement du samedi soir. Cette fin de semaine, une Wallonne de 20
ans a été élue Miss Belgique. Problème : Alizée Poulicek, originaire de
la province de Liège, maîtrise mal le néerlandais. Amenée à s’exprimer
dans les deux langues du pays lors de l’ultime épreuve de la soirée qui
se déroulait à Anvers, au cœur de la Flandre, la jeune femme n’a pas
compris la question posée par l’animatrice en néerlandais. Or, comme le
souligne Le
Soir,
«elle devrait être normalement bilingue. (...)
Source :
http://www.lefigaro.fr/international/2007/12/17/01003-20071217ARTFIG00496-miss-belgique-divise-son-pays.php
Miss Belgique, à en juger par son nom et ses connaissances
linguistiques, est d'origine tchèque.
Tous les articles parus en France sur cet incident situent Anvers « au
cœur de la Flandre ». Cela montre à quel point la Belgique est mal
connue. Anvers n'est pas « au cœur », mais à l'extrême Nord, et non pas
de « la Flandre » (deux provinces occidentales), mais de la Belgique
néerlandophone, qu'on appelle aussi « pays flamand ».
Les problèmes linguistiques belges sont très différents de ceux qu'on
trouve ailleurs, parce qu'ils sont plus psychologiques et sociaux que
politiques. La Belgique est un pays où tout le monde se sent minoritaire
et de ce fait, souvent, inférieur, ce qui favorise une attitude de
persécutés qui débouche facilement sur une hyper-susceptibilité
génératrice de haine. Rien de comparable au Canada, par exemple, où les
anglophones ne se sentent minoritaires à aucun égard.
Le tableau belge se présente comme suit :
1. Région bruxelloise
-- Les Bruxellois francophones se sentent minoritaires géographiquement,
puisqu'ils représentent une petite enclave cernée par un vaste pays
flamand.
-- Ils se sentent minoritaires démographiquement, puisque leur langue
est celle de la minorité linguistique du pays.
-- Ils se sentent aussi minoritaires « ethniquement ». Ils sont en
majorité d'origine flamande. Ils ne sont pas et ne se sentent pas
Wallons. Leurs ancêtres et, dans bien des cas (chez Jacques Brel, par
exemple), leurs parents sont passés au français parce que c'était la
langue noble, mais ils étaient Flamands.
-- Les Bruxellois néerlandophones sont et se sentent minoritaires dans
une ville où 80% de la population parlent français.
-- Les parfaits bilingues se sentent minoritaires, bien qu'ils
représentent une partie considérable de la population bruxelloise. Avant
la guerre, il y avait pas mal de familles où, pendant la semaine, on
parlait "brusseleer", dialecte bruxellois à base germanique (voir la
note * ci-dessous), et où, le dimanche, on mettait un beau costume ou
une belle robe et se mettait à parler français, mais je crois que cela a
disparu. Je connais tout de même quelques familles qui refusent de
devoir se considérer comme flamandes ou francophones, car elles passent
constamment d'une langue à l'autre dans la vie quotidienne, ont des
ancêtres des deux communautés linguistiques et une identité qui n'est
attachée ni à l'une ni à l'autre, elles se sentent purement belges ou
bruxelloises. Elles se savent minoritaires, et parfois mal vues
(considérées comme « traîtres ») dans le reste du pays. Ces parfaits
bilingues étaient nombreux à Anvers jusqu'à la fin de la guerre, mais,
ces familles ont ou émigré en région francophone ou sont passées au seul
néerlandais vu l'attitude hostile du gros de la population environnante
envers le français.
2. Nord (néerlandophone)
-- Les néerlandophones se sentent culturellement minoritaires dans une
Europe où leur langue et leur culture ne sont connues et respectées par
personne. Ils ont le souvenir d'une époque où la minorité bourgeoise de
leur population s'exprimait en français et considérait le flamand (on ne
disait pas « néerlandais ») comme un patois vulgaire et sans intérêt. La
situation était comparable dans la partie wallonne du pays il y a un
siècle : la population parlait wallon (voir note ** ci-dessous) et seuls
les bourgeois et les aristocrates parlaient français, mais ça, les
néerlandophones ne le savent pas et ils ont perçu un problème social
comme un problème linguistique.
-- Les néerlandophones se sentent minoritaires dans leur univers
linguistique. Leurs voisins des Pays-Bas parlent une forme de la langue
qu'ils considèrent comme « le » néerlandais, la langue pure, authentique.
Par exemple, les versions flamandes de Tintin les font rire, elles leur
donnent une impression d'archaïsme. La forme belge du pronom « tu » rend
tout dialogue cocasse pour un habitant des Pays-Bas. C'est comme si le
capitaine Haddock s'adressait à Tintin en disant à chaque phrase « Sa
Sérénité » au lieu de « toi », « tu ».
3. Sud (francophone)
-- Les Wallons sont démographiquement minoritaires dans le pays et
ressentent très nettement leur statut de minorité.
-- Ils se sentent inférieurs aux Flamands du fait de l'évolution
économique. Ils ont longtemps été plus riches que leurs compatriotes du
nord (grâce au
charbon et à l'acier) et ils avaient, avec leurs compatriotes
francophones, davantage de pouvoir politique. Depuis les années 1950 et
l'épuisement des
charbonnages, ils sont économiquement très inférieurs aux
néerlandophones et ont moins de pouvoir politique. Ils sont donc jaloux.
Ils se sentent, souvent à juste titre, victimes d'une discrimination
organisée par la majorité néerlandophone dans un esprit revanchard. Par
exemple, un poste de travail ira au candidat qui passera un examen de
néerlandais consistant à décrire l'équipement d'un chevalier du
Moyen-âge, chose impossible pour un candidat wallon, même s'il a une
connaissance opérationnelle de la langue du voisin du nord.
-- Les Wallons se sentent minoritaires, et souvent inférieurs, dans la
francophonie (les ressortissants de leur grand voisin français leur font
souvent sentir qu'ils sont ridicules s'ils ont une trace d'accent ou
emploient une tournure typiquement belge). Ils se sentent culturellement
inférieurs et aux Français et aux Flamands (qui leur piquent parfois
leurs artistes : leur peintre Roger de la Pasture est plus connu sous le
nom de Van der Weyden ; cherchez « Pasture » dans le Petit Larousse, il
vous renvoie à Van der Weyden, tout en notant qu'il est originaire de
Tournai, ville francophone, s'il en est).
4. Extrême-Est
-- Les germanophones sont très minoritaires et le ressentent, bien sûr,
même si l'allemand est une « grande langue ».
Les journalistes font souvent des parallèles entre la Belgique et la
Suisse. En fait, les situations culturelle, sociale et psychologique
n'ont absolument rien de commun, par plus que l'histoire des deux pays.
L'identité suisse est très forte, alors qu'il n'y a guère d'identité
belge. Le Belge se définit plutôt négativement : ni Français, ni
Hollandais, ni Allemand. En outre, en Suisse, les langues nationales ont
un statut, une stature culturelle équivalente : ce sont toutes de
grandes langues littéraires, il n'y a pas de décalage du type français/néerlandais.
Pardonnez-moi de vous avoir fait perdre tout ce temps avec ce cas très
particulier, mais, après tout, traiter de la situation linguistique
belge, c'est traiter « de linguis in Europa ». Je suis belgo-suisse, et,
bien que je comprenne que les journalistes étrangers ne puissent pas
faire autrement que de l'hypersimplification vu la complexité de la
situation, leur façon de présenter la situation m'agace souvent et
j'avais besoin de me défouler.
Claude Piron
*******************
* Dans l'album de Tintin "Le sceptre d'Ottokar", la devise de la Syldavie, visible sur les armoiries de ce pays fictif, est "Eih benek,
eih blâvek".
C'est en fait du bruxellois. En néerlandais correct "Hier ben ik, hier
blijf ik", "J'y suis, j'y reste". Clin d'œil de l'auteur aux habitants
de sa ville.
** Le wallon est en grande partie incompréhensible pour les personnes de
langue française. Par exemple "viande" se dit "tchô" ; "argent", "côr" ;
"bonne", "meskène" ; "regarder", à Liège "loukî", à Namur "rwétî", et "je
t'aime", "dji vo wé voltî". L'étymologie de bien des mots est inconnue.
Je me suis toujours demandé s'il y avait là des restes de gaulois. Il y
a aussi beaucoup de traces de la langue d'occupation espagnole, comme "despiertî",
"réveiller" ou "al copète", "au sommet". Le wallon reste assez vivant,
mais la majorité de la population l'a abandonné et ne parle plus que
français.
J'ai tout de même été surpris lors de mon dernier voyage en Belgique de
rencontrer un groupe de jeunes qui savaient tous par cœur les paroles
de bon nombre de chants traditionnels wallons.