Sujet :

 Le sénateur Ivan Renar contre la ratification du protocole de Londres

Date :

17/10/2007

Envoi de Jean-Pierre Colinaro  (courriel : afrav(chez)tiscali.fr)  

Mesure anti-pourriels : Si vous voulez écrire à notre correspondant, remplacez « chez » par « @ ».

Application de l'article 65 de la convention sur la délivrance de brevets européens

Discussion d'un projet de loi

Intervention d’Ivan RENAR, Sénateur du Nord

Séance du 9 octobre 2007

 

Mme la présidente, Andrée Michèle : La parole est à M. Ivan Renar.

M. Ivan Renar : Madame la présidente, monsieur le secrétaire d'État, messieurs les rapporteurs, mes chers collègues, après Mme la ministre et M. Christian Gaudin, je veux à mon tour évoquer cette façon positive de contribuer à la construction de l'Europe que constituent les travaux des deux physiciens qui viennent d'être couronnés par le prix Nobel, le Français Albert Fert et l'Allemand Peter Grünberg, dont les recherches sur la miniaturisation des disques durs ont bouleversé l'industrie de l'information.

Voilà un sujet qui peut nous rassembler...

M. Hubert Haenel :  rapporteur. Cela arrive parfois !

M. Ivan Renar : ...avant que ne nous divise peut-être tout à l'heure le vote sur le projet de loi qui nous est soumis, ce qui me conduit à entrer dans le vif du sujet.

Je tiens d'abord à dire que j'ai apprécié les rapports de MM. Haenel, Dupont et Grignon : je les rejoins sur nombre d'éléments, même si je ne partage pas leurs conclusions.

Comme Mme Pécresse, M. Novelli et M. Jouyet - qui est bien seul ce soir ! -, nos rapporteurs nous vantent, en effet, les bienfaits du « protocole de Londres ». Mais, si ses bienfaits sont avérés, pourquoi avoir attendu sept ans avant de proposer leur ratification ?

Pourtant, les enjeux scientifiques, technologiques et industriels sont énormes, et les enjeux culturels, linguistiques et politiques le sont également !

Le protocole de Londres vise à alléger les obligations de traduction dans le système du brevet européen en levant l'obligation de traduire intégralement en français les brevets d'invention déposés sur notre territoire. Comment imaginer que la levée de cette obligation renforcerait le rôle et la place du français, qui, certes, resterait langue officielle du régime des brevets en Europe, mais au prix du sacrifice de son usage ?

En effet, le protocole de Londres prévoit de limiter cette traduction aux seules revendications ; rassurez-vous, chers collègues de la majorité, il s'agit non pas des revendications des syndicats, mais de la partie où le déposant délimite l'étendue de la protection qu'il demande ! (Sourires.)

Il aurait donc pour conséquence de supprimer la traduction en français de la partie descriptive des brevets européens, qui est pourtant essentielle à leur compréhension. La description est, en effet, tout aussi importante que les revendications, puisqu'elle constitue la contrepartie de l'exclusivité d'exploitation conférée par le brevet.

Le Gouvernement ne me semble pas prendre la mesure de l'importance du brevet dans la compétition économique de notre temps, dans la continuité, hélas ! d'une longue tradition française d'incompréhension à la fois des problèmes des PME et des questions relatives aux brevets d'invention.

Quant aux pays signataires du protocole dont la langue n'est ni l'allemand, ni l'anglais, ni le français, ils devront choisir l'une des trois pour les dépôts de brevet, mais, du fait de la fréquence des dépôts concomitants aux États-Unis et en Asie, l'anglais sera à l'évidence plébiscité, ce qui renforcera encore son hégémonie.

Alors que c'est la France des Lumières qui a jeté les fondements de la propriété intellectuelle, on s'apprête donc à marginaliser notre propre langue au nom de la compétitivité de l'Europe, au risque que celle-ci ne perde un peu plus son âme en s'adonnant au « tout anglais » et en renonçant au plurilinguisme qui fait sa richesse et son originalité.

Quant aux économies recherchées, elles ne seront pas même au rendez-vous, car cet accord conduira, au contraire, à un coût supplémentaire pour les PME-PMI. En effet, 93 % des brevets européens sont déposés en allemand ou en anglais et n'auront plus à être traduits en français. Par conséquent, les PME devront multiplier les traductions indispensables non seulement pour comprendre ce que font leurs concurrents, mais aussi pour se prémunir de l'insécurité juridique.

À ce dernier égard, l'enjeu que représente la traduction des brevets européens ne peut être dissocié du débat sur la transposition de la directive relative au respect des droits de propriété intellectuelle, dite directive anti-contrefaçon, qui a actuellement lieu dans le cadre du projet de loi de lutte contre la contrefaçon. Il est, en effet, manifeste qu'il faut connaître et comprendre les brevets des concurrents, donc les descriptions, pour ne pas encourir le risque d'être accusé de contrefaçon.

La situation ainsi créée va rendre la politique d'innovation plus onéreuse pour les PME, puisqu'elles devront de façon croissante traduire en français les brevets de source étrangère qui étaient jusque-là disponibles dans notre langue aux frais des déposants étrangers.

Les grands groupes n'auront pas ces difficultés, car ils ont les moyens de disposer en interne de services « brevets anglophones » et de pratiquer une veille technologique en anglais, ce qui n'est pas le cas d'un grand nombre de petites entreprises innovantes.

L'accès à une information technique complète et fiable est pourtant fondamental.

Nous avons appris par la presse que les nombreux cas de sur-irradiation survenus à l'hôpital d'Épinal étaient notamment dus au défaut de compréhension d'un logiciel anglais non traduit. La traduction n'est donc pas une question anodine puisqu'elle peut, toute proportion et raison gardées, nuire dans certains cas à la santé, voire entraîner la mort.

C'est donc une question non seulement de sécurité, mais aussi de bonnes conditions de travail, puisque la langue nationale est bien le premier outil de travail et devrait le rester !

Les seuls gagnants seront, par conséquent, les grands groupes économiques et financiers, qui déposent en masse des milliers de brevets, mais les gains qu'ils réaliseront se feront au détriment des PME-PMI qui devront traduire ces milliers de brevets à leur place et, de surcroît, chacune de leur côté. Ajoutons qu'il faudra continuer à traduire dans les langues des États n'ayant pas adhéré à l'accord !

De plus, en cas de litige, le déposant se verrait contraint de financer la traduction de la description de l'invention dans la langue de la juridiction nationale saisie.

Le texte est donc injuste et contreproductif, et la question de la traduction apparaît comme un prétexte qui ne résout en rien les problèmes de fond.

On le constate, ratifier le protocole de Londres, c'est apporter une réponse inefficace à un réel problème : les entreprises françaises ne déposent pas assez de brevets. Si l'on veut augmenter le nombre de brevets européens d'origine française, il est avant tout indispensable : premièrement, de former les petites et moyennes entreprises aux enjeux et atouts de la propriété industrielle pour la conquête des marchés ; deuxièmement, de favoriser une culture de l'action commerciale aujourd'hui insuffisante ; troisièmement, de s'engager plus résolument dans la recherche-développement.

Ainsi est-il indispensable d'investir massivement dans l'appareil de recherche publique, en renforçant significativement ses moyens humains et financiers, tout en renforçant le soutien de l'État aux entreprises et prioritairement aux PME engagées dans la recherche-développement. Répondre à la faiblesse de la recherche dans le secteur privé permettrait de remédier à l'insuffisance du nombre de brevets français.

C'est en intervenant dans ces domaines stratégiques que la part des brevets déposés en français pourra dépasser le modeste seuil actuel de 7%.

Pour autant, dans un contexte de montée en puissance de l'« économie de l'immatériel », il est également indispensable de mettre des garde-fous à cette pernicieuse tendance qui consiste à breveter la connaissance plutôt que l'innovation.

En outre, la protection de la propriété intellectuelle ne doit pas être asservie aux seuls intérêts financiers. Certes, l'argent lui-même est devenu une langue. Certains la pratiquent d'ailleurs de façon exclusive et sont incapables de comprendre les autres langues, les sacrifiant sans sourciller sur l'autel de la rentabilité à court terme.

Enfin - et, sur ce point, je rejoins totalement Jacques Legendre, car nous partageons une certaine idée de la France et de la culture - comment comprendre que notre pays, qui a ratifié la convention de l'UNESCO sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelle, ne soutienne pas la diversité des langues, le plurilinguisme et, par conséquent, la langue française ?

Je fais mienne la formule d'Umberto Eco : « La langue de l'Europe, c'est la traduction. »

M. Jacques Legendre : Très bien !

M. Ivan Renar : Il s'agit de défendre de façon étroite non pas la langue française, mais bien toutes les langues européennes. D'ailleurs, une vingtaine d'États européens ont refusé de signer l'accord, dont la Belgique, l'Italie, l'Espagne, la Finlande, la Grèce, le Portugal... On le constate donc, cet accord divise l'Europe au lieu de l'unir dans sa diversité.

II convient de défendre toutes les langues face à la domination de l'anglais, qui n'est pas une fatalité, mais aussi de défendre la francophonie. Les pays francophones nous observent et ils ne comprendraient pas, comme Jacques Legendre l'a bien dit, que la France ne soit pas capable de défendre le français chez elle. Eux qui ont fait le choix du français attendent de la France qu'elle se conduise en bonne mère et non pas en marâtre ! Ils ont bien noté la contradiction entre l'amour proclamé de la langue française et sa défense résolue.

Les francophones ont aussi lu Jacques Prévert, dont nous connaissons tous l'insolence et l'impertinence, valeurs de la démocratie. Rappelons-nous, mes chers collègues, cette déclaration du poète à la femme aimée, qu'il regarde apprêter un bouquet avant de le plonger dans l'eau :

« Tu dis que tu aimes les fleurs

« Et tu leur coupes la queue. [...]

« Alors quand tu me dis que tu m'aimes,

«  J'ai un peu peur... » (Sourires.)

M. Jean-Léonce Dupont, rapporteur pour avis : Ça, c'est intraduisible !

M. Ivan Renar : Inutile de traduire, mon cher collègue !

Le protocole de Londres constitue une véritable menace pour la langue française, car, n'en doutons pas, le français disparaîtra des bases de données mondiales et sera éliminé de la langue scientifique de demain.

La compagnie nationale des conseils en propriété industrielle considère que la ratification de cet accord conduirait, à terme, à renoncer à la réflexion en français dans les sciences et les techniques. On ne répétera jamais assez que la diversité est une richesse et que l'avenir est à la diversité. Je ne suis pas pour le français über alles excluant les autres langues, mais, face à l'hégémonie du « tout anglais » et au danger de l'uniformisation, il est indispensable de défendre le pluralisme et la diversité des langues.

Le protocole de Londres n'obéit, hélas ! qu'à des calculs financiers qui occultent les conséquences culturelles et politiques de ce texte, non seulement pour la France, mais aussi pour les autres peuples européens.

Promouvoir la diversité culturelle et linguistique, c'est aussi favoriser l'apprentissage de l'allemand, du polonais, de l'italien ou du hongrois, comme l'a rappelé le Président de la République lors de son déplacement à Budapest, dans l'ensemble de l'enseignement scolaire européen, alors que l'apprentissage de ces langues n'est pas suffisamment encouragé dans notre propre pays.

Le langage construit la pensée ; tout comme nous refusons la pensée unique, nous ne voulons pas d'une langue unique.

Un sondage effectué par un grand quotidien auprès des internautes montrait que nos concitoyens défendaient le français à 62%. Faut-il rappeler que la langue est un puissant élément d'identification, qu'elle est non seulement un outil de communication, mais aussi un instrument de pouvoir, voire de domination ?

Des centaines de dialectes et de langues ont déjà disparu. Cette cruelle et tragique tendance ne fait que s'accélérer de par le globe, appauvrissant de façon irrémédiable le patrimoine humain d'autant de visions du monde. C'est pire que les bibliothèques et les livres que l'on brûle dans le roman d'anticipation de Ray Bradbury  que nous avons tous lu dans notre jeunesse, Fahrenheit 451, remarquablement porté à l'écran par François Truffaut, car ce sont la mémoire et la transmission orale des langues que l'on condamne.

Et n'est-il pas particulièrement regrettable de s'attaquer aux traductions, donc aux langues, alors même que le brevet européen est surtout coûteux en raison des taxes très lourdes prélevées par l'Office européen des brevets, qui est la première barrière à l'accès des PME au brevet européen ?

Cet office n'a pas voulu réduire ses revenus, pourtant à la hauteur de ses tarifs prohibitifs, ce qui a inspiré à certains États l'idée de sacrifier les traductions, qui ne représentent pourtant en moyenne que 10 % du coût du brevet, contre 75 % pour les taxes et frais de maintien et 15 % pour les procédures. Si l'objectif affiché est de faire des économies, c'est donc sur la question de ces taxes et frais abusifs que doit prioritairement porter toute réforme.

Puisqu'il est question de mieux soutenir la recherche scientifique et l'innovation françaises, pourquoi ne pas avoir plutôt l'ambition de créer sur Internet une immense base de traduction des données scientifiques et techniques d'avenir ?

Google a mis en ligne gratuitement tous les brevets américains et a annoncé qu'il continuera cette politique avec les autres brevets, notamment européens. Il s'agit peut-être là d'une occasion exceptionnelle de rendre les brevets gratuitement accessibles en français au monde entier. Cependant, afin de ne pas laisser échapper cette opportunité, il est essentiel de refuser que 93 % des brevets européens ne soient plus traduits en français.

De plus, indépendamment des initiatives privées, il est souhaitable que les traductions en français des brevets européens existants ou à venir soient également mises en ligne par un organisme d'intérêt public tel que l'Institut national de la propriété industrielle. À l'ère de la révolution numérique, c'est une mission légitime.

Pour aller plus loin, pourquoi ne pas créer un service public européen des brevets, qui respecterait chacune des langues des pays adhérents à l'Union européenne ?

De nombreux États ont adopté une monnaie commune avec l'euro ; je pense que, de même, à plus ou moins long terme, le besoin d'une langue commune se manifestera de façon croissante.

Pourquoi pas ? Mais une langue commune ne sera acceptable par les peuples que si chacun des pays adhérents à l'Union européenne sent non pas que sa langue est menacée mais au contraire qu'elle est respectée, et à la condition que l'on accepte que la traduction demeure l'une des langues vivantes de l'Europe, c'est-à-dire une langue au service de toutes les autres et reconnaissant à chacune le droit de s'affirmer et de se développer à égalité.

En conclusion, aucune étude ne permet de mesurer les effets qu'aurait le protocole de Londres s'il était ratifié, et rien ne démontre qu'il sera source d'économies et encore moins qu'il permettra de favoriser le dépôt de brevets en français. C'est même l'inverse qui risque de se produire, avec pour conséquence, on l'a dit, une insécurité juridique accrue. Et je me contenterai de mentionner ses conséquences négatives sur l'emploi, notamment dans le domaine de la traduction...

Alberto Moravia disait à propos des langues qu'elles étaient les « merveilles de l'Europe ». Ratifier un accord au seul nom de la rentabilité économique en ignorant les aspects éthiques et culturels liés au patrimoine linguistique européen est un non-sens politique. Ce n'est pas la meilleure façon de construire l'Europe et encore moins de respecter les peuples qui la composent.

Au nom de la diversité linguistique, composante essentielle de l'économie de la connaissance, je demande donc à la Haute Assemblée de s'opposer à la ratification du protocole de Londres. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC. - M. Jacques Legendre applaudit également.)

 

 

 

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