Sujet :

Au sujet du Bureau européen des brevets (BEB)

Date :

28/05/2000

De Denis Griesmar (Denis.Griesmar(chez)wanadoo.fr)

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De Monsieur Charles Durand, Enseignant-chercheur,

Université de technologie de Belfort-Montbéliard

 

À  Monsieur Denis Griesmar,

Vice-Président,

Société Française des Traducteurs

(Denis.Griesmar(chez)wanadoo.fr)

 

 

Cher Monsieur,

 

Je vous remercie de m’avoir fait parvenir toute la documentation relative aux tentatives réitérées du Bureau européen des brevets (BEB) pour supprimer l’usage du français, et que j’ai pu recevoir dans son intégralité. J’ai essayé de la diffuser auprès d’un certain nombre de mes correspondants, ainsi que votre message, mais la taille du fichier, ainsi constitué (plus d’un MO) n’a pas permis d’en garantir le bon acheminement dans tous les cas.

La tentative anglo-saxonne de supprimer le français au BEB que vous décrivez fait partie d’une stratégie à long terme pour éliminer le caractère officiel de toutes les langues du monde occidental autres que l’anglais des secteurs pouvant rentrer en concurrence avec les intérêts des pays anglophones, mais surtout de ceux des États-Unis d’Amérique. Il est très important de souligner que la langue française n’est pas la seule visée de façon à nous assurer, dans nos revendications, du soutien de tous les autres pays non anglophones. Si le français est, actuellement et plus particulièrement, l’objet des actions offensives du BEB, c’est à cause de sa visibilité dans toutes les organisations internationales qui lui confèrent encore une certaine légitimité.

Les Anglo-saxons travaillent activement à réaliser leur désir d’universaliser leurs modèles dans des buts plus ou moins avouables. À ce titre, il est intéressant d’étudier l’évolution des pratiques dans des disciplines où les questions de nomenclature sont essentielles. En effet, dans le domaine de la botanique, par exemple, on constate, petit à petit, une volonté de plus en plus affirmée de conférer un caractère officiel et international aux appellations anglo-saxonnes. Le latin occupait traditionnellement ce rôle dans la botanique et avait été choisi pour des raisons purement techniques. En effet, n’étant la langue de personne, son usage obligatoire dans les nomenclatures permettait de minimiser les publications intempestives et indésirables utilisant des noms autres que des noms latins. En 1988, lors d’un congrès à Berlin, on avait déjà évacué autoritairement le français qui était jusqu'à cette date l’une des langues officielles du code (et la langue d'origine du code). Il est clair que la tendance est désormais à l’évacuation du latin au profil de la seule langue anglaise. Désormais, lorsqu'on voudra être précis, par exemple dans les flores françaises, il faudrait employer non plus “Pinus cembra” pour l'arole, mais ”Arolla pine”, l'amanite tue-mouche serait désignée par “Fly agaric” au lieu “d'Amanita muscaria”. Pour éviter les publications intempestives, il a donc fallu penser à une disposition supplémentaire pour tourner la difficulté : inventer la notion d'enregistrement de la publication. Seulement voilà, tel que le mécanisme est proposé, tout le contrôle serait dès le départ dans les mains des anglo-saxons.

Quoi de plus naturel, en effet, qu’un domaine utilisant la langue anglaise en exclusivité, soit sous la houlette d’un organisme anglo-saxon ? Dans le nouveau système envisagé, ce sont donc eux qui distribueraient les autorisations collectées dans chaque pays pour enregistrer de nouvelles espèces par l’intermédiaire de tel ou tel institut reconnu par eux et répondant à leurs seuls critères, tout en se réservant le droit d'entériner l'enregistrement ... ou de le refuser.

Cela équivaudrait à une prise en main de l'ensemble du système de publication des noms de plantes et organismes assimilés, en fait de tout le règne vivant, car d'autres propositions sont faites simultanément par ces mêmes Anglo-saxons pour remplacer tous les codes de nomenclature par un code unique, dit Biocode, un code d’où le mot “international” a d'ailleurs été délibérément supprimé. On devine aussi les implications d’un tel système sur d’éventuels brevets concernant des médicaments extraits de plantes dont les noms “officiels” n’auraient pas été enregistrés et qui pourraient ainsi être invalidés... Il faut reconnaître que les anglophones manœuvrent très habilement pour conforter leur position en utilisant souvent des techniques furtives qui fixent l’attention sur une proposition innocente, et apparemment utilitaire, tandis que l’objectif recherché est l’appropriation en amont et en aval de tous les mécanismes et activités qui permettent de percevoir l’équivalent d’un impôt sur toute valeur ajoutée, dans quelque domaine que ce soit...

La demande anglo-saxonne de lever l’obligation de traduire en français les brevets européens, comme dans les autres langues européennes relève d’une logique analogue. A plus ou moins long terme, tout le système d’octroi des brevets se retrouverait inéluctablement aux mains des anglophones et, plus probablement, des Américains. Là encore, comment pourrait-on justifier, à long terme, qu’un système qui utilise exclusivement la langue anglaise ne soit pas sous contrôle direct d’anglophones ? Cela serait d’autant plus important que les questions de terminologie et de rédaction auraient des implications énormes sur le plan juridique et que les à-peu-près ne pourraient en aucun cas être tolérés. Les non-anglophones de naissance seraient donc automatiquement exclus de tout le système des brevets européens. Mais cela va beaucoup plus loin. À terme, tous les pays non anglophones se mettraient complètement à la merci des pays anglophones, en particulier des États-Unis pour leurs demandes de brevets et d’octrois de licences diverses.

Nous connaissons aujourd’hui, sur le plan monétaire, tous les excès que nous ont amenés l’introduction d’une monnaie internationale qui s’appelle le dollar, dont la valeur n’est plus basée depuis 1971 sur aucune richesse tangible et qui est, depuis cette époque, gérée par les Américains dans leur seul intérêt. Le recours à la seule langue anglaise, prétendument plus “véhiculaire” dans le domaine des brevets, est considérablement plus menaçant à long terme car elle mettrait en place un fantastique mécanisme hégémonique américain sur toute la science et les techniques occidentales.

Les arguments aujourd’hui dispensés par les anglophones, qui sont d’ordre apparemment pragmatique, sont efficacement relayés par une prétendue élite, pleinement acquise aux idées américaines et totalement colonisée mentalement. Il s’agit de diminuer les coûts, de normaliser et d’unifier les nomenclatures et les désignations dans une économie “mondialisée”, d’abandonner, une fois pour toutes, toute attitude chauvine à l'égard d’un cadre national suranné et naturellement dépassé, et de s’intégrer pleinement dans un monde fraternel gouverné par les lois saines de libre concurrence où, seuls, les meilleurs gagneraient. Sur le plan linguistique, nous serions également dépassés par les “prodigieuses avancées” technico-scientifiques, américaines comme par hasard, et nous ne pourrions plus nous passer des appellations et nouvelles terminologies anglo-saxonnes. Tous ces arguments sont éminemment fallacieux et peuvent être, tour à tour, complètement démolis, mais ils ont néanmoins beaucoup de résonance chez les esprits simples. Heureusement, de nombreuses sommités américaines sont les premières à remettre les choses à leur juste place. À ce titre, j’aimerais citer John Kenneth Galbraith, célèbre professeur d’économie à Harvard qui déclarait: « La mondialisation n’est pas un concept sérieux. Nous l’avons inventé pour faire accepter notre volonté d’exploiter les pays placés dans notre zone d’influence... ». Doit être également cité Alastair Pennicook qui dénonce le caractère néocolonial de la langue anglaise dans son ouvrage “English and the discourses of colonialism”. Malheureusement, leurs messages ne sont pas aussi bien relayés que ceux de la classe dirigeante qui a pour but de nous instiller un système de valeurs favorisant ses intérêts exclusifs.

Mais il y a encore plus grave, le recours systématique à des sources d’information scientifique rédigées en langue anglaise occulte de plus en plus souvent les travaux des non anglophones. Il n’est plus rare, désormais, de trouver dans des livres français des références bibliographiques à des articles ou livres en anglais publiés par des francophones, qu’il s’agisse du maître de conférences Lambda publiant en anglais pour gagner le respect des équipes ministérielles chargées d’évaluer ses travaux, ou de grands mathématiciens ou physiciens qui ont laissé une trace indélébile dans leur discipline. C’est ainsi que je suis tombé récemment sur une référence au mathématicien Hadamard, figure de proue de l’école française d’analyse fonctionnelle, qui était présenté comme un mathématicien anglo-saxon, avec un pointeur vers un de ses livres qui était, en fait, la traduction anglaise d’un de ses ouvrages écrits en français!! Il ne faudra pas qu’un demi-siècle s’écoule pour que l’on nous dise que Grignard, Arago, Kastler, Pasteur, Claude Bernard et Laplace étaient américains... et nous le croirons! Il suffit de se rendre au British Museum de Londres ou de consulter l’Encyclopédie Britannica pour réaliser que le monde scientifique anglo-saxon est surreprésenté au point de presque exclure les contributions du reste de l’humanité.

Ces dérives sont extrêmement dangereuses dans les conséquences qu’elles présenteront inéluctablement à long terme sans compter la stérilisation qu’elles ne manqueront pas de produire au sein des chercheurs non-anglophones qui finiront par se sentir tellement inférieurs à leurs homologues anglo-saxons qu’ils se redirigeront dans les secteurs technico-commerciaux, tendance qui se dessine déjà d’ailleurs et qui a été récemment dénoncée par Pierre-Gilles de Gennes, prix Nobel de physique 1991. Les enjeux sont extrêmement sérieux car une hégémonie complète du monde anglo-saxon en science entraînerait inéluctablement la dégradation complète de la recherche pouvant se faire aux États-Unis mêmes, par absence de compétition.

Quant aux Japonais, qui favorisent l’élimination des langues autres que l’anglais du Bureau européen des brevets, il est fort possible que cette disposition fasse partie d’une stratégie asiatique à très long terme, pour éliminer l’Occident du paysage technico-scientifique global. Quant au court terme, cette politique leur permet d’inonder à bas prix le marché des brevets dans des buts commerciaux et non commerciaux également. Est-il besoin de rappeler ici qu’au moins la moitié des brevets japonais actuels sont en fait des leurres pour lancer les chercheurs sur des fausses pistes ou des culs-de-sac technologiques desquels ne peut émerger aucune invention crédible ?

Il est important de souligner que l’offensive du BEB n’a pour but que d’entériner officiellement une situation de fait qui perdure depuis de très nombreuses années, c’est-à-dire le recours systématique à l’anglais en matière de publication technico-scientifique. Alors que la plupart des États européens, par exemple, investissent beaucoup d’argent des contribuables dans la recherche fondamentale, ils admettent sans sourciller que le résultat de celle-ci soit, pour l’essentiel, publié dans des revues placées sous la houlette de groupes anglo-saxons.

L’aboutissement logique de cet état de choses est la situation que nous avons aujourd’hui au niveau des brevets. Or, défendre nos droits au niveau des brevets doit entraîner, à long terme, une révision complète de cette politique de publication des résultats scientifiques de toute recherche avec, en plus, l’indispensable développement de nouveaux critères dans l’évaluation des chercheurs.

Il serait souhaitable que les organisations dont le raison sociale est la “défense de la langue française” sortent de leurs petites préoccupations lexicographiques et grammaticales pour expliquer à la population que les enjeux derrière la langue sont terriblement plus importants et cruciaux que la rectitude orthographique et syntactique. La publication de livres tels que “La grande rupture” de Zinoviev, “Qui veut tuer la France” de Daniel Rémy, “La destruction de la France” de Jean-Claude Barreau, “La mort du français” de Claude Duneton, “Plus français que moi, tu meurs”, de Philippe Séguin, “La philosophie biologique” d’André Langaney (cet ouvrage comprend une réflexion élaborée sur la publication scientifique et une vive critique du système actuel) semble indiquer qu’une réaction générale est en train de se construire. La publication de ces livres politiquement très incorrects aurait été impensable il y a seulement quelques années. Il est également urgent d’étendre le débat aux autres langues telles que l’italien ou l’allemand qui, si elles sont moins représentées que le français, n’en apportent pas moins au patrimoine global de l’humanité.

J’invite tous mes correspondants à retransmettre ce courrier aux responsables des organisations éducatives ou industrielles au sein desquelles ils travaillent pour qu’ils contactent nos élus de façon à enrayer l’offensive actuelle qui se déroule au sein du Bureau européen des brevets. Denis Griesmar et moi-même nous tenons à votre disposition pour vous adresser la documentation complète dont nous disposons à ce sujet.

 

Cordialement,

Charles Durand, Enseignant-chercheur,

Université de technologie de Belfort-Montbéliard

 

 

 

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