Sujet :

Comment devenir un petit pays qui parle anglais ?

Date :

07/07/2013

De Denis Griesmar (denis.griesmar(chez)orange.fr) 

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Fioraso speaks Globish

Comment devenir un petit pays qui parle anglais ?

Francophonie-Fioraso-ProustComment perdre notre influence de vieille nation ? Eh bien, c’est tout simple : il suffit de mépriser les gens qui aiment encore la langue française. En France, bien sûr, mais aussi ailleurs, en passant par profits et pertes un de nos derniers atouts géopolitiques : la francophonie.

On a bien compris depuis les récentes lubies de madame Fioraso, ministre de l’enseignement supérieur, que continuer à vouloir maintenir le français à l’Université relevait de l’inconscience et du provincialisme le plus crasse à l’heure de la mondialisation. Son projet de loi sur les cours en anglais à la fac rencontre quelques résistances mais on sent bien que si ce n’est pas ce coup-ci, ce sera le prochain. Depuis le livre décisif de Dominique Noguez, « La colonisation douce » (1), au début des années 90, n’importe quel observateur un peu lucide constate que nous perdons du terrain chaque jour et qu’il va de soi que l’anglais, ou son succédané à usage mercantile, le globish deviendra la langue officielle d’une Europe réduite à une zone dont la seule loi fondamentale sera la concurrence libre et non faussée. Alors, la langue française, n’est-ce pas, on va pas s’embêter avec ça. Madame Fioraso l’a bien dit, si on continue avec le français, « Nous nous retrouverons à cinq à discuter de Proust autour d’une table. »
On croyait avoir atteint sous Sarkozy le sommet du mépris pour la culture, la littérature, le « bruissement de la langue » (aurait dit Barthes), et pas seulement avec la fameuse Princesse de Clèves bolossée à plusieurs reprises par l’ex-président mais aussi avec Christine Lagarde qui, lorsqu’elle débuta à Bercy écrivait en anglais les notes pour ses collaborateurs et avait eu cette phrase mémorable : « Assez pensé, retroussons nos manches ! ».

Nous nous trompions. L’idée que se fait madame Fioraso de l’enfer sur terre et de notre décadence, c’est d’être à cinq autour d’une table pour discuter de Proust. Quand nous avons voté au second tour pour François Hollande, nous savions bien que ce n’était pas pour son programme économique qui était le même que celui de l’UMP. Mais au moins, nous disions-nous, avec les socialistes, nous serions à l’abri de ce mépris-là. Encore raté, donc. En même temps, à force d’élire des présidents qui n’aiment pas la littérature (François Hollande ayant confié qu’il ne lisait pas de romans) il est un peu normal d’avoir l’impression d’être gouverné par des épiciers qui confondent la France avec un petit commerce de centre-ville assiégé par ces grandes surfaces que sont les puissances émergentes.

Enfin, toujours est-il que parmi les cinq archaïques qui liront Proust autour d’une table dans une université française, il n’y aura pas Bousso Dramé. Pourtant elle aurait pu. Bousso Dramé est une jeune femme sénégalaise qui aime le français. Elle l’aime tellement qu’elle a participé au concours national d’orthographe 2013, organisé par l’Institut Français de Dakar dans le cadre des prix de la francophonie. Elle l’a gagné et pouvait ainsi bénéficier d’un séjour en France pour se former à la réalisation de film documentaire au centre Albert Schweitzer.

Seulement voilà, elle ne viendra pas. Elle s’en explique dans une lettre (2) plutôt digne et émouvante au Consul de France.

On doit sans doute trouver, au consulat, que les jeunes femmes noires et francophones ne sont pas assez entrées dans l’histoire. Ou on est surpris de ne pas avoir affaire à de potentiels clandestins. En effet, Bousso Dramé a eu le droit à ce qu’elle appelle des « remarques infantilisantes » quand elle a demandé son visa. Elle est aimable, Bousso Dramé. C’est en fait du vrai Tintin au Congo. Parmi beaucoup de gracieusetés, on a par exemple recommandé à la jeune femme de se méfier des jolis magasins : « Faites attention, vous allez être tentés par faire des achats dans les magasins, il y a beaucoup de choses à acheter à Paris. Et surtout, gardez-vous de tout dépenser et de laisser une note impayée à l’auberge de jeunesse sinon vous empêcheriez les futurs candidats de bénéficier de cette opportunité ! »

Bousso Dramé a, ou aura, probablement des enfants. Ils apprendront l’anglais. Comme ça, ils auront l’air plus sérieux, pas du genre à ne pas payer dans les auberges de jeunesse et ils pourront ainsi faire des études supérieures en France. Si ça se trouve, ils liront même Proust autour d’une table. Il doit sûrement y avoir d’excellentes traductions. En anglais, bien sûr, pour faire plaisir à madame Fioraso.

Jérôme Leroy

 

(1)

La colonisation douce

Collection Arléa-Poche

(Feu de la langue française ?)

Dominique Noguez

Sociologie de la colonisation culturelle ou manuel de reconquête linguistique, œuvre littéraire ou œuvre politique, cet ouvrage peut rendre des services à plus d’hommes et plus longtemps qu’on ne le croit.

Prix : 7 euros

311 pages, 1998, EAN 9782869593848

 

Source : http://www.arlea.fr/LA-COLONISATION-DOUCE  (retour)

 

 

***

 

(2)

 

  Dakar, le 20 juin 2013

Bousso Dramé

Sénégal

 

Lettre ouverte aux autorités consulaires et diplomatiques Françaises au Sénégal : non, merci.

 

 

À Son Excellence, Monsieur le Consul Général,

À Monsieur le Directeur de l’Institut Français du Sénégal, 

 

  Mon nom est Bousso Dramé et je suis une citoyenne sénégalaise qui, en ce jour, a décidé de prendre sa plume pour porter haut et fort un message me tenant particulièrement à cœur.

  Par intérêt pour la langue de Molière, j’ai décidé de participer en avril dernier, au Concours National d'Orthographe 2013, organisé par l'Institut Français, dans le cadre des Prix de la Francophonie. Le concours a réuni quelques centaines de candidats, âgés de 18 à 35 ans dans les Instituts Français de Dakar et de Saint-Louis, ainsi que les Alliances Françaises de Kaolack et de Ziguinchor. À la suite de joutes portant sur un extrait de L’Art Français de la Guerre d’Alexis Jenni, Prix Goncourt 2011, j’ai eu l’honneur d’être primée Lauréate dudit Concours. À ce titre, un billet d’avion Dakar-Paris-Dakar et une formation CultureLab en réalisation de film documentaire au Centre Albert Schweitzer m'ont été octroyés.

  Durant ma petite vie, je n'ai eu de cesse, tout en étant ouverte sur le monde dont je suis une citoyenne, de défendre ma fierté d'être noire et africaine. Il va sans dire que je crois résolument à l'avenir radieux de ma chère Afrique. Je suis également d’avis qu'il est impératif que les préjugés qui ont prévalu au sujet des Africains et de l’Afrique, du fait du passé colonial et de la situation contemporaine difficile de ce continent, soient révolus. Il est temps que les Africains se respectent eux-mêmes et exigent d'être respectés par les autres. Cette vision d'une Afrique généreuse et ouverte, certes, mais fière et ferme dans l'exigence du respect qu'on lui doit et qu’on ne lui a que trop longtemps refusé est une conviction forte qui me porte et me transporte, littéralement.

  Cependant, durant mes nombreuses interactions avec, d'une part, certains membres du personnel de l'Institut Français, et, d'autre part, des agents du Consulat de France, j'ai eu à faire face à des attitudes et propos condescendants, insidieux, sournois et vexatoires. Pas une fois, ni deux fois, mais bien plusieurs fois ! Ces attitudes, j'ai vraiment essayé de les ignorer, mais l'accueil exécrable dont le Consulat de France a fait montre à mon égard (et à celui de la majorité de Sénégalais demandeurs de visas) a été la goutte d'eau de trop, dans un vase, hélas, déjà plein à ras bord. 

  En personne authentique qui ne sait pas tricher, une décision difficile, mais nécessaire s'est naturellement imposée à moi. Un voyage tous frais payés, fut-il le plus beau et le plus enchanteur au monde, ne mérite pas que mes compatriotes et moi souffrions de tels agissements de la part du Consulat de France. Une formation aussi passionnante soit-elle, et Dieu sait que celle-ci m'intéresse vraiment, ne vaut pas la peine de subir ces attitudes qu'on retrouve malheureusement à grande échelle sous les cieux africains. Par souci de cohérence avec mon système de valeurs, j'ai, donc, pris la décision de renoncer, malgré l’obtention du visa.

  Renoncer pour le symbole. 

  Renoncer au nom de tous ces milliers de Sénégalais qui méritent le respect, un respect qu'on leur refuse au sein de ces représentations de la France, en terre sénégalaise, qui plus est.

  Cette décision n’est pas une sanction contre des individualités, mais contre un système généralisé qui, malgré les dénégations de mes concitoyens, semble ne pas avoir l’intention de se remettre en cause. 

  Par ailleurs, je trouve particulièrement ironique que l'intitulé partiel de la formation à laquelle je ne prendrai pas part soit : « La France est-elle toujours la Patrie de Droits de l'homme. Jusqu'à quel point les Français sont-ils des citoyens d'Europe, du monde ? » Cela aurait, sans aucun doute, fait un intéressant sujet de documentaire vu d’une perspective africaine et j'espère, avoir l'occasion, par d'autres voies et moyens, de participer à une future formation CultureLab.

  Je tiens à remercier, l’Institut Français tout de même, pour l'initiative de ce concours, qui, à mon avis mériterait de continuer à exister, voire se tenir à fréquence plus régulière et ce, pour stimuler l'émulation intellectuelle entre jeunes Sénégalais et pour le plaisir des amoureux de la langue française, dont je fais partie.

  Madame la Préposée au Guichet du Consulat de France - je ne connais pas votre nom, mais je vous dis au sujet de ce visa dont je ne me servirai pas : Non, merci. 

 

  Fièrement, sincèrement et Africainement vôtre.
 

  Bousso Dramé 

  Consultante Internationale

  Récipiendaire de la Bourse d'Excellence du Gouvernement Sénégalais

  Récipiendaire de la Bourse d'Excellence Eiffel du Gouvernement Français pour les étudiants étrangers

  Diplômée de Sciences Po Paris, Master en Affaires Internationales

  Diplômée de la London School of Economics, MSc in International Political Economy

  Nominée “Global Shaper” par le Forum Economique Mondial
 

Courriel : bousso1985@gmail.com

  Twitter : https://twitter.com/BoussoDrame

 

 (retour)

 

 

 

Source : causeur.fr, le 26 juin 2013

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