Sujet :

Ayşe Başçavuşoğlu: « Le français n'est pas seulement une langue »

Date :

18/11/2014

De Denis Griesmar (denis.griesmar(chez)orange.fr) 

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TEVFIK FIKRET – Ayşe Başçavuşoğlu : « Le français n'est pas seulement une langue »

Tevfik FikretCette année marque le cinquantenaire de Tevfik Fikret, institution turque qui dispense un enseignement français de la maternelle au lycée dans la capitale turque, Ankara, et à Izmir. Lepetitjournal.com d’Istanbul a rencontré la coordinatrice d'enseignement des établissements scolaires et directrice générale de l'établissement d'Ankara depuis 21 ans : Ayşe Başçavuşoğlu.

Lepetitjournal.com d'Istanbul : Pouvez-vous vous présenter et nous parler de votre parcours ?

Ayşe Başçavuşoğlu (photo TM) : Après l'école primaire, je suis entrée aux Classes internationales (actuel établissement Charles de Gaulle) jusqu'en terminale. Mais comme à l'époque l'équivalence du bac n'était pas reconnue, j'ai dû passer des examens d'équivalence et je suis venue au lycée Tevfik Fikret pour passer mon diplôme. Je suis de la deuxième promotion de Tevfik Fikret : nous n'étions que 24 en terminale, 12 en filière littéraire et 12 dans la filière scientifique. C'est à Tevfik que je me suis rendu compte de ma vocation d'enseignant : quand les professeurs de français s'absentaient, le principal venait me chercher en classe pour m'envoyer faire cours dans les petites classes. Je me suis rendu compte que cela me plaisait énormément d'enseigner. Donc après le lycée, j'ai choisi le métier d'enseignante. Tout en faisant mes études supérieures, j'ai travaillé au lycée Tevfik Fikret en tant qu'interprète (car le chef d'établissement ne parlait pas français) pour le dialogue avec les professeurs de français. Après avoir fini mes études, je suis devenue professeure à Tevfik Fikret, jusqu'en 1980 pour les classes préparatoires (à la fin du primaire), qui dispensaient un enseignement intensif du français. Les élèves arrivaient à la rentrée ne parlant pas français et le parlaient à la fin de l'année. En 1980, je suis devenue chef du département de français et en 1993, chef d'établissement, position que j'occupe toujours actuellement.

Pouvez-vous nous parler un peu de l'histoire de votre école ?

Notre école fête son cinquantenaire cette année. Elle a été créée en 1964 à l'initiative d'un groupe de professeurs universitaires et de hauts bureaucrates turcs qui ont été à un moment de leur vie en relation avec le français (études dans les lycées français en Turquie, ou ayant fait leurs études supérieures en France). Ils ont voulu fonder une école qui dispenserait un enseignement francophone dans la capitale de la Turquie car il n'y en avait pas. Dès le début, ils ont reçu le soutien de l'ambassade de France et du gouvernement français, qui a nommé des professeurs de français pour le lycée. C'est comme ça que l'établissement est né, avec 17 élèves dans une villa, pour ce qui est l'équivalent du lycée.

Combien d'élèves avez-vous et qui sont-ils ?

Aujourd'hui, nous comptons plus de 1580 élèves, maternelle, primaire, collège et lycée compris. Nous avons une minorité de parents francophones, qui sont d'ailleurs la plupart du temps des anciens élèves de Tevfik Fikret, les autres sont des Ankariotes. Ce sont généralement des personnes de niveau socio-culturel élevé, car le français n'est plus vraiment à la mode en Turquie : eux savent que le français apporte un “plus”. Nous avons une très bonne réputation dans le milieu intellectuel d'Ankara. Nous formons des jeunes ouverts d'esprit car le français n'est pas seulement une langue, c'est aussi une réflexion, une culture. Bien sûr, quand on apprend une langue comme le français, on apprend plus facilement d'autres langues comme l'anglais. Les élèves quittent notre établissement en maîtrisant les deux langues. Nous avons la réputation d'être un établissement discipliné

Parlez-nous un peu du programme: tous les cours sont-ils en français ?

Malheureusement non, nous sommes avant tout une école turque. Avant la réforme de 1987, l'enseignement des mathématiques et des sciences était dispensé en français à partir de la sixième, mais cela a été supprimé. Depuis 1987, l'enseignement du français commence dès la grande section de maternelle mais c'est uniquement au lycée que les sciences (et les mathématiques) sont enseignées en français.

Les demandes d'inscription augmentent-elles chaque année? Ou au contraire remarquez-vous une baisse d'intérêt pour l'enseignement en français ?

Nous sommes très demandés, et le nombre de demande augmente chaque année. Nous sommes une école républicaine où l'égalité prime : nous ne recrutons qu'à la maternelle et au CP, sauf quelques exceptions (qui doivent avoir le niveau requis de la classe qu'ils veulent intégrer) sans aucune sélection, au tirage sort.

Encouragez-vous vos jeunes diplômés à poursuivre leurs études supérieures dans des filières francophones ? En France ?

Notre diplôme est reconnu équivalent du baccalauréat français (privilège partagé par tous les établissements francophones de Turquie). Ainsi, les élèves peuvent s'inscrire dans des universités françaises. Bien sûr, nous encourageons les élèves à poursuivre leurs études en France, tout en les prévenant que le système français n'est pas semblable au système turc (les examens ne se présentent pas sous la forme de QCM).

Cette année marque le cinquantenaire de Tevfik Fikret, que vous avez fêté avec une réception à l'ambassade de France. Vous avez donc des liens spéciaux avec la France et la francophonie. Comment se matérialisent-ils ?

Nous avons connu la “belle époque”, celle où nous avions des professeurs titulaires, payés par la France et des subventions pour les écoliers. Nous avons toujours le soutien moral de l'ambassade mais ce soutien est limité pour tout ce qui est matériel. Nous avons une subvention pour notre festival de théâtre, les Tevfik d'Or, et on nous octroie des bourses pour l'hébergement en France de nos professeurs en formation pour les mathématiques et les sciences en français.

Pouvez-vous en dire un peu plus sur les projets francophones que vous menez ?

Tevfik Fikret est un établissement très dynamique, nous avons beaucoup de projets. L'enseignement du français à partir de la grande section avec une maîtresse turque et une maîtresse française pour permettre aux enfants d'être dans un "bain" linguistique est un gros projet qui va se répercuter sur l'ensemble des niveaux. A partir de 2016, le recrutement se fera uniquement en maternelle. Nous élaborons du matériel scolaire car nous sommes obligés de suivre les programmes turcs et les programmes français ne correspondent pas tout à fait. Donc des experts de l'éducation écrivent des manuels pour les élèves (pour les mathématiques et les sciences). Nous avons des projets culturels, comme les Tevfik d'or et nous participons à un festival Renaissance tous les ans en France, à Puy-en-Velay (à côté de Saint-Etienne) où les élèves représentent le Moyen-âge turc dans la ville du Moyen-âge français. Ils présentent les mœurs et les coutumes de l'Empire ottoman de cette époque. Nous avons un jumelage avec le lycée Saint-Martin de Rennes depuis huit ans. Chaque année, nos élèves partent en France pour une dizaine de jours, logent chez les familles, font des excursions, vont à Paris  et partent à la découverte de la région. Nous avons des groupes de MFNU, « le modèle des Nations Unies » : des équipes participent en anglais et d'autres en français. Les équipes de français partent d'abord à Istanbul aux conférences organisées par le lycée Saint-Joseph et après à Genève et Grenoble. Les équipes en anglais participent plus à des conférences organisées en Turquie. Nous avons également des projets avec l'école primaire, le collège et le lycée Charles de Gaulle à Ankara. Nous avons une équipe de robotique qui participe à un concours qui se déroule à Chicago, aux États-Unis.

Les Tevfik d'or sont de plus en plus réputés, et se développent de plus à l'international, y-a-il une prochaine étape ?

Cette année, c’est la 15e édition du festival scolaire de théâtre. L'année dernière, nous avons eu des troupes venant de Bulgarie, du Liban, d'Égypte, de France et des troupes d'Istanbul. Pour cette année, nous attendons les réponses mais nous savons déjà qu'une troupe de Clermont-Ferrand participera. Ce qu'arrivent à réaliser les troupes est quasiment professionnel. Nous avons un jury formé de comédiens professionnels français venus de France pour l'occasion. Des ateliers sont organisés en parallèle par ces comédiens. Des bourses, offertes par l'ambassade, sont remises aux premiers prix d'interprétation masculine et féminine.

Qu'apporte la connaissance du français à un jeune Turc d'aujourd'hui, selon vous ?

Comme je l'ai dit plus tôt, le français n'est pas seulement une langue. Bien que les professeurs de français turcs soient de très bonne qualité, c'est le fait de suivre des cours de français avec des professeurs français, d'être en contact avec une personne dont c'est la langue maternelle qui représente une vraie chance. Le fait de connaître une autre culture donne une ouverture d'esprit et pousse les jeunes à réfléchir sur leur propre culture, à s'approprier leur propre culture. Dans un monde marqué par une très forte globalisation, c'est très important.  

 

 

Propos recueillis par Théo Morais (www.lepetitjournal.com/istanbul), le lundi 10 novembre 2014

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