Sujet :

Réflexion sur la propriété intellectuelle

Date :

Janvier 2003

De Denis Griesmar (Denis.Griesmar(chez)wanadoo.fr)

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UN CADAVRE EXQUIS :

LA PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE

 

De tous temps, l’humanité s’est efforcée d’accroître l’éventail de ses connaissances, s’est évertuée à rechercher, échanger et partager les fruits de l’intellect. Le savoir se nourrit de savoir, et la moindre limite posée à sa communication paraît vite intolérable. L’Universitas rassemble depuis des siècles ceux qui se vouent à cette quête, même s’il est difficile d’isoler une telle motivation d’arrière-pensées moins désintéressées.

Le pouvoir, lui, se nourrit de secret. Voies et procédés de navigation, de fabrication, savoir-faire et tours de main…tout cela a pu faire l’objet de précautions extrêmes, toujours en fin de compte déjouées. Mais celui qui veut exploiter telle découverte, rentabiliser tel procédé, souhaite bientôt l’intervention du Prince, et recherche le sceau de l’authenticité. Et c’est ici que se noue le pacte fondamental, qui seul peut justifier la répression des contrefacteurs, et qu’apparaît cet oxymore, scandale autant qu’objet d’envie, apparente contradictio in terminis, à la limite obscénité : la propriété intellectuelle.

Il est bien clair, dès l’origine, que rien de tel ne peut exister sans l’intervention de la puissance publique, car qui dit droit dit garantie, laquelle ne peut exister sans sanction.

Ce pouvoir - et quel pouvoir ! - doit donc nécessairement trouver une justification, toujours remise en question. Pour qu’il soit légitime, il faut lui fixer des limites, notamment dans le temps. À chaque nouveau règne, son sceau, indispensable légitimation d’un privilège renouvelé. Il faut également le justifier par une notion de bien public. C’est, en dernière analyse, à l’avantage de tous que le système est institué. C’est pour garantir la bonne marche du commerce et de l’industrie, dans un État donné, qu’il convient de lui fixer des limites.

La Révolution française établit l’institution moderne du brevet, quoique sans établir de procédure d’examen de nouveauté (loi du 7 janvier 1791). L’inventeur, ou son ayant-droit, dépose un texte de référence, destiné à faire foi en cas de litige, mais aussi à permettre l’information des personnes intéressées : éventuels concurrents, chercheurs, étudiants, grand public consommateur…Il faut bien voir qu’il s’agit là d’un contrat - donnant-donnant - obéissant aux lois de la République. L’État octroie un monopole (le néerlandais garde le terme d’« octroi ») opposable aux tiers, en échange d’une description accessible à tous.

La jurisprudence parle bien de la « loi des brevets ». Nul n’est censé ignorer la loi. Il en découle immédiatement que nul ne doit être tenu d’en prendre connaissance dans une langue étrangère. On voit bien que nous touchons là aux fondements même du contrat social. Il ne s’agit pas d’ergoter sur telle ou telle disposition. Faute de respect des principes généraux du Droit, il n’y a plus de République, il n’y a plus que la loi de la jungle.

Dans les faits, il faut bien constater aujourd’hui que le système des brevets, comme l’ensemble de l’économie, tend à se concentrer en un petit nombre de mains. Qu’il est mis à profit par les grandes sociétés pour occuper le terrain, se créer des rentes, et peu à peu étouffer toute velléité d’entrée sur le marché de nouveaux compétiteurs. On peut même se demander s’il joue toujours son rôle d’encouragement à l’innovation, ou s’il n’est pas détourné pour créer ou maintenir des rapports de force par trop favorables à tel ou tel oligopole.

Il est bien clair que dans ce contexte on peut mettre en question l’intérêt, pour les pouvoirs publics, à maintenir le système en l’état. Si l’on admet que seules les autorités politiques régulièrement élues disposent du pouvoir de déterminer les limites de l’intérêt public, on admettra que celui-ci peut fort bien ne pas coïncider avec celui de telle ou telle entreprise.

Nous vivons, on nous le répète assez, et nous le constatons tous les jours, à l’ère de la mondialisation. Mais s’agit-il de s’incliner, quelles que soient les circonstances, devant le pouvoir du plus fort ? Dans certains cas limites, les États ont pu considérer, notamment pour d’impérieuses raisons de santé publique, qu’il fallait faire primer l’intérêt général sur la poursuite de l’exercice d’un monopole octroyé.

On se souviendra également que le brevet de l’aspirine dut, en son temps, être cédé à titre de dommages de guerre. Qui abuse de la force s’expose à une réaction brutale.

C’est dans ce contexte qu’il convient d’examiner la politique de l’Office Européen des brevets de Munich. Créé en 1978, il est encore aujourd’hui présenté comme l’instrument d’une riposte européenne à l’offensive américaine (et japonaise) dans ce secteur. En réalité, son intérêt en la matière est bien d’enregistrer le maximum de demandes, quitte à les octroyer avec la plus grande générosité. Et les faits obligent à se demander si la situation actuelle, où prédominent les brevets d’origine extra-européenne, n’est pas due pour une part à l’attitude de cet organisme en matière d’examen, compte tenu de ce que tel dépôt, appelé ici brevet, serait qualifié ailleurs de simple certificat d’utilité. La partie se déroule en réalité entre un très petit nombre de joueurs. Les petites et moyennes entreprises, dépourvues de culture du brevet, peinent à saisir les enjeux d’un théâtre où elles se sentent à tous les coups perdantes.

C’est que, nous dit-on, le brevet serait « trop cher ». Mais par rapport à quoi ? Si les déposants continuent d’alimenter le système, c’est bien parce qu’ils y trouvent leur compte. Au surplus, le brevet français est un des moins chers parmi les pays industrialisés : ce n’est donc pas un abaissement marginal de son coût qui serait susceptible d’entraîner un rééquilibrage en faveur des déposants nationaux.

Et c’est ici que le discours officiel dérape. Car derrière la défense supposée d’intérêts français que l’on renonce en réalité à soutenir, que se passe-t-il ? On nous met en avant, de façon explicite ou tacite, l’improbable « champion national » !

Soyons sérieux : le seul horizon de la grande entreprise, c’est la planète. Et les quelques multinationales d’origine française n’ont rien de plus pressé que de faire oublier d’où elles viennent, et d’adopter les mœurs - et la langue - des plus gros, supposés irrésistibles, et cet empressement rappelle décidément de bien fâcheux souvenirs.

Mais comment équilibrer cette puissance, sinon par l’action de l’État, fondée sur d’autres critères que celui de la rentabilité financière immédiate ? État que, d’ailleurs, chacun s’empresse d’appeler au secours en temps de crise. Quelle que puisse être la période historique traversée, il existe toujours une stratégie du faible au fort, une théorie - et un degré de liberté - du joueur en second. À condition d’avoir la volonté d’exister. À condition de vouloir maintenir ce cadre incontournable pour persévérer dans l’être collectif qu’est la Nation.

Le problème est donc bien qu’une certaine « élite » politico-administrative ne croit plus en l’existence de cet intérêt collectif national, qu’elle a cependant pour mission - payée par le contribuable - de défendre. Et c’est ainsi que l’on voit jusqu’à des ministres adopter de bien curieux points de vue…

Il faut dire qu’ils se servent d’un paravent commode, trop commode : l’Europe. Celle-ci, qui n’a jamais, collectivement - avouons-le - manifesté de grande volonté d’indépendance vis-à-vis du protecteur américain, se voit tout à coup invoquée, telle une déesse derrière laquelle il faudrait se blottir, à condition de renoncer à ces oripeaux dérisoires que seraient nos langues et nos cultures.

Le sophisme découle, en réalité, d’une interversion, d’une perversion totale des fins et des moyens : disons-le, d’une déconfiture, pour ne pas faire fâcheusement rimer d’autres termes avec magistrature.

À partir du moment où l’on pose que le seul niveau de pertinence est « l’Europe », la diversité des langues devient un obstacle à la réalisation de l’utopie, posée comme bonne en soi, qui cherche à tout uniformiser.

Quitte à prendre quelques libertés avec les faits. On nous dit que le brevet européen serait plus cher que le brevet américain…en oubliant l’incontournable coût des procédures anglo-saxonnes et la prolifération des "lawyers" étatsuniens.

Il faut souligner ici l’inéluctable conséquence de l’action entreprise par un ministère technique (l’Industrie), bien au-delà de ses attributions, et en opposition formelle avec la Constitution et les principes généraux du Droit :

Conférer à un texte rédigé en langue étrangère (dans les faits, en anglais) une valeur juridique en France, après avoir renoncé à sa traduction dans la langue de la République, équivaudrait à introduire dans notre droit des termes et des notions inassimilables (même si, dans un premier temps, nous dit-on, on continuerait à plaider en français), et qui finirait par en détruire la cohérence. Inutile de préciser que, dans une telle situation, l’égalité d’accès à la Justice ne serait plus assurée. On doublerait ainsi la fracture sociale existante par une fracture linguistique, seuls les Anglophones de naissance jouissant pleinement du droit de citoyenneté.

On notera d’ailleurs que « l’Europe » institutionnelle procède déjà ainsi, en publiant, et en laissant publier, des offres d’emploi réservées aux personnes de langue maternelle anglaise…

Pour essayer de justifier cette dérive, que nous oppose-t-on ? Le coût des traductions, insupportable pour ces pauvres multinationales ! Certes, le ridicule ne tue plus ! À 23 euros la page payée au traducteur pour un texte de brevet de 25 à 30 pages en moyenne ! Lorsqu’on sait qu’avec trois à quatre traductions, en plus de la langue d’origine du premier dépôt, on peut largement verrouiller le marché européen (pour ne parler que de lui) ! On peut bien essayer de triturer les chiffres dans tous les sens ; il faut tout de même rappeler que les laboratoires pharmaceutiques, par exemple, dépensent davantage d’argent en publicité et études de marché (plus de 80 000 F par médecin et par an, rien qu’en France) que pour la recherche ; que dans les coûts de la recherche, la prise de brevet ne représente que 5%, et que la traduction ne compte que pour une fraction de ces 5% !

De la même façon, on voit dans la presse, à propos de l’élargissement de « l’Europe » à divers pays, avec plusieurs millions de nouveaux sujets (on n’ose plus dire « citoyens »), les hérauts de la pensée unique se scandaliser du recrutement de 40 (quarante) malheureux traducteurs ! Sans compter qu’il existe, pour éviter une prolifération combinatoire, d’autres moyens, mis en avant, d’ailleurs, par diverses Associations, comme Avenir de la Langue Française (langues pivot, pluralité des langues de travail, appel à la compréhension passive, etc.) que l’élimination totale de toutes les langues autres que l’anglais.

Quoi qu’il en soit, il est grotesque de prétendre fonder une « grande politique industrielle » sur l’extermination des traducteurs, la mise à mal des Conseils en propriété industrielle, et le message envoyé au monde selon lequel le Gouvernement français, lorsqu’il s’agit de choses importantes, renonce - au grand ébahissement des autres pays latins, pour ne citer qu’eux - à défendre la langue et la culture du pays qu’il est censé représenter. Rappelons-nous le mot de Kant : « Si tu te comportes en ver de terre, ne t’étonne pas qu’on t’écrase ».

Frappée du sceau de la petitesse et de l’incohérence, parfaitement contradictoire avec l’engagement affiché envers la préservation de la diversité culturelle, une telle politique - dans laquelle les Parlementaires ne doivent pas se laisser piéger - est d’abord dépourvue du sens des proportions. À qui fera-t-on croire qu’après des décennies de croissance économique, il serait tout à coup devenu impossible de traduire en français des textes qui sont des contrats d’ordre public ? Il est trop facile de qualifier de corporatiste une profession dont la raison d’être est de garantir un droit (et la sécurité juridique du déposant) en même temps que de communiquer une information potentiellement cruciale à l’utilisateur final qui est également, on l’oublie trop souvent, un citoyen.

De plus, cette politique ne fait que devancer les souhaits les plus débridés de nos concurrents américains, néglige totalement certaines réalités fondamentales, d’ordre linguistique autant que scientifique ou juridique.

Une langue est un tout ; elle ne se découpe pas en tranches. Privée de la possibilité de désigner les nouvelles réalités scientifiques et techniques, elle s’étiole, tombe au rang d’idiome vernaculaire, avant de devenir une langue morte. Si l’on sait donc que les brevets regroupent une grande partie de l’information spécialisée, on ne peut que s’étonner de l’inconscience qui risque de ramener la France à la situation du Québec d’avant la « révolution tranquille » !

Il y a davantage encore. Chacun, y compris les scientifiques, pense dans sa langue, dont la structure joue un rôle dans la formation des idées. C’est ici, au point même où jaillit l’innovation, qu’une destruction de la diversité serait la plus dommageable. Aux États-Unis, souvent cités en exemple, les plus novateurs ont été, hier, les réfugiés d’Europe centrale, aujourd’hui, les Asiatiques. Tous avaient l’avantage d’être issus du croisement de plusieurs langues et de plusieurs cultures. Émile Benveniste, ancien Professeur au Collège de France, a bien montré (dans ses « Problèmes de Linguistique Générale ») l’influence de la grammaire du grec ancien sur les théories d’Aristote. Les langues sont les écoles de la pensée. Loin d’être une malédiction, Babel est une chance, et l’une des indispensables manifestations par lesquelles s’établissent les équilibres écologiques dans l’ordre de l’esprit.

Il est stupéfiant, à ce propos, que ceux-là même qui sont prêts à admettre l’absolue nécessité de préserver la diversité des espèces ne voient aucun inconvénient à rayer d’un trait de plume des langues et des civilisations millénaires, à commencer par la leur.

Que l’on nous comprenne bien. Ce que nous défendons ici est un multilinguisme raisonné, respectueux avant tout, par exemple dans le cadre de l’Europe, de l’indispensable équilibre entre Nord et Sud, entre langues germaniques et langues romanes. Si chacun a droit à l’existence, il s’agit ici avant tout de défendre les langues nationales, et parmi elles celles qui peuvent contrebalancer l’emprise de l’Empire et de la pensée unique - au premier rang, le français.

Par ses qualités propres, son esprit d’analyse, son jeu complexe d’articles et de prépositions, la langue française est particulièrement apte à l’expression de la pensée scientifique - l’anglais, lui, se contentant de juxtaposer…et de cultiver l’ambiguïté. Ainsi, seule la connaissance de la chimie permet de décrypter la signification d’une expression comme "acid binding agent" (fixateur acide ? fixateur d’acide ?), alors que, très souvent, l’antéposition a simple valeur d’adjectivation.

Il ne s’agit pas ici de minimiser l’apport anglo-saxon à la science et à la technique, mais bien de souligner qu’une formation linguistique solide, et l’entraînement qu’elle offre au maniement des concepts, est un puissant stimulant, et non un obstacle, à la créativité, comme le reconnaissaient aussi bien Pasteur que Louis de Broglie ou Jacques Monod. Il est d’autant plus effarant de voir des « négociateurs » français ( !) proposer (!) de mettre, d’emblée, les Francophones en situation d’infériorité, en acceptant de signer un « Protocole de Londres » sur les brevets qui, il faut l’espérer, restera mort-né.

Il est inutile, à ce propos, de souligner telle ou telle fausse fenêtre maintenue pour la symétrie, et qui ne saurait tromper les personnes averties. La Compagnie Nationale des Conseils en Propriété Industrielle (C.N.C.P.I.) a publié là-dessus des dossiers très précis et argumentés, auxquels, soit mépris, soit parti pris, il n’a pas été apporté de réponses. L’esprit d’abandon gangrenant toute la démarche des services officiels, il n’est plus question de prendre la moindre mesure correctrice. Ainsi, on nous dit que la veille technologique se fait en anglais (pour les multinationales, s’entend), parce que les traductions arriveraient trop tard. Mais propose-t-on pour autant d’en accélérer la publication ? Que nenni, il s’agirait de les supprimer, le français étant devenu «inutile» ! On pense ici aux remèdes de Toinette, dans le « Malade Imaginaire », qui proposait de couper un bras afin que l’autre se porte mieux…La France dispose-t-elle d’une école juridique de renom en matière de propriété intellectuelle ? Qu’importe ! A-t-elle encore quelque crédit dans le monde, des positions à défendre, des alliés potentiels, dans les combats décisifs qui s’annoncent pour la préservation de la diversité linguistique et culturelle, notamment, mais pas uniquement, parmi les quelque cinquante États qui ont le français en partage ? Fadaises que tout cela !

Arrêtons là l’énumération. Les économistes disent bien qu’on ne fait pas boire un âne qui n’a pas soif. Nous avons pour notre part une plus haute idée de l’action politique, et refusons d’admettre qu’elle ne fasse qu’accompagner, voire accélérer, une décadence subie et acceptée, sinon même désirée.

Les moyens d’action existent, pour peu qu’on veuille les employer. Le second Forum Social Mondial, qui vient de se tenir à Porto Alegre, et dont nous avons co-rédigé les conclusions, montre les voies de la résistance. Il faut maintenant nous mettre à l’œuvre.

« Les grandes âmes ne sont pas celles qui ont moins de passions et plus de vertu que les âmes communes, mais celles seulement qui ont de plus grands desseins ». (La Rochefoucauld).

Denis GRIESMAR

 

 

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