Sujet :

Un point sur le dépôt des brevets d'invention

Date :

12/12/2012

De Denis Griesmar (Denis.Griesmar(chez)wanadoo.fr)

Mesure anti-pourriels : Si vous voulez écrire à notre correspondant, remplacez « chez » par « @ ».

UN POINT SUR LES BREVETS

 

 

 

La question des brevets d'invention reste, pour le profane, auréolée de mystère, et enrobée d'une technicité qui, au final, ne fait que servir certains intérêts et masquer certains enjeux.

Cela étant, il est facile, aux représentants des multinationales, de se présenter comme seuls, ou principaux, « utilisateurs du système », et donc comme seuls habilités à prendre des décisions en la matière.

De quoi s'agit-il ? D'une protection juridique accordée par un État, ou un groupe d'États, à une invention, qu'il s'agisse d'une nouvelle machine, d'un nouveau matériau, d'une nouvelle molécule ou d'un nouveau procédé.

Cette protection, vis-à-vis des tiers, des concurrents potentiels, présente l'aspect d'une interdiction de faire, de commercialiser … Il s'agit d'un monopole temporaire institué par l'autorité publique pour le bien commun et pour l'avancement de la recherche, visant à « récompenser » l'auteur, ou les auteurs, d'une innovation techniquement réalisable.

On voit donc bien, dès le départ, que l'octroi (« octrooi » est le terme néerlandais pour « brevet ») d'un tel privilège doit répondre à certains besoins, et qu'il met en jeu plusieurs intervenants : le ou les auteurs, mais aussi les concurrents potentiels (supposés en rester à « l'état de la technique »), les consommateurs, qui auront à utiliser les objets, machines, procédés ou matériaux en question, et enfin, et peut-être d'abord, les pouvoirs publics, dont le rôle est, là comme ailleurs, de veiller au bien commun.

Il est clair, dans un monde où les techniques sont en évolution rapide, qu'il s'agit là d'une question centrale, dont la maîtrise assure un avantage concurrentiel décisif, et qui fait l'objet d'une stratégie élaborée, notamment de la part des grands intervenants … dont l'inventivité n'est cependant pas toujours à la hauteur des moyens déployés pour s'assurer un monopole sur tel ou tel marché (cas des multinationales pharmaceutiques).

Il est donc étonnant de constater, répandue dans le public et jusqu'aux plus hauts niveaux de l'Administration, une attitude qui consiste à considérer que le brevet est, en soi, un bien, que plus il y en a, mieux cela vaut, et que la priorité devrait être d'en faciliter le dépôt au maximum, quitte à écarter toute formalité, fût-elle linguistique : la simple exigence, lors du dépôt, d'une description dans la langue de l'État qui octroie ledit monopole.

Car la délivrance d'un brevet est une opération de donnant-donnant : l'État accorde une protection ; le déposant fournit une description consultable par tous, chercheurs, concurrents potentiels, étudiants, grand public, et permettant à tout un chacun, pourvu qu'il ait acquis quelques connaissances en la matière, de se faire une idée de l'état de la technique.

Certes, l'abondance des dépôts est un indicateur de la vitalité industrielle d'un pays : il n'est pas étonnant que le Japon dépose davantage que le Bangladesh. Mais cette donnée fournit également une indication de la stratégie adoptée par les firmes de tel ou tel pays. Le chiffre global est donc la résultante de deux phénomènes distincts, et ne saurait se ramener à une relation linéaire.

Il est donc légitime de se poser la question, non seulement de la quantité, mais de la qualité des brevets. Ou bien – et c'est l'attitude actuellement adoptée en Europe, à la suite des Etats-Unis et du Japon – on suit une politique quantitative, ou bien on cesse de galvauder la notion même de brevet (parfois peu distinct d'un simple certificat d'utilité) pour s'intéresser à la « hauteur inventive » de la nouveauté proposée, c'est-à-dire à sa qualité intrinsèque, en-dehors de toute préoccupation de monopole, ou de visée d' « occuper le terrain » pour nuire à la concurrence.

Depuis l'origine, et de plus en plus, l'Office Européen des Brevets (OEB) de Munich se range à la première attitude (très peu de demandes sont refusées) ; il faut dire que tous les intervenants de la filière ont intérêt à « faire du chiffre » et à multiplier le nombre des brevets, supposé signe de bonne santé … mais sait-on bien alors ce que l'on mesure ? 

Ce contexte général doit être gardé en mémoire lorsqu'il s'agit de défendre l'intérêt de la France … notion que la tendance actuelle tend également à diluer, voir à faire disparaître, derrière l'intérêt commun supposé d'une « Europe » aux contours de plus en plus incertains …

Il se trouve que la France est, en la matière, « le plus petit des grands » déposants (elle dépose un peu plus de 8 000 brevets par an, contre 23 000 pour l'Allemagne), et que son intérêt, et celui de l'immense majorité de ses entreprises, n'est peut-être pas exactement celui des multinationales … Son intérêt n'est peut-être pas non plus d'isoler et d'humilier l'Espagne et l'Italie, nations latines qui sont des alliées potentielles dans bien des domaines …

« Jouer dans la cour des grands » ? … À condition d'avoir des chances de gagner ...

 

La fragilité de la position française a plusieurs causes connues :

- La tradition du « secret de fabrique » ;

- L'absence de formation en propriété industrielle de beaucoup d'ingénieurs, situation qui ne peut s'améliorer que lentement, sauf à lancer un important programme de formation continue ;

- L'absence de grands moyens mis au service d'une stratégie de « barrage » ou d' « obstruction » … qui est celle des grandes multinationales ;

- L'absence de mesures d' INCITATION DES SALARIES à déposer, qu'il s'agisse de RECONNAISSANCE morale (le brevet devrait porter le double nom du salarié et de l'entreprise), ou d'INTERESSEMENT financier au développement de l'invention. Ces mesures pourraient s'accompagner d'une souplesse en matière de statut, de carrière, avec possibilité de détachement auprès d'une université, d'un Centre de recherches … nous touchons là à un domaine connexe, qui est celui des mesures à prendre en faveur de la RECHERCHE.

Ces diverses causes relèvent d'un problème de fond, problème CULTUREL, qui est celui des freins à l'innovation en France (voir pièces jointes).

 

 

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Ce cadre étant posé, nous assistons depuis plusieurs années, dans le prolongement du Protocole de Londres, à une offensive forcenée en faveur d'un « brevet européen unitaire » (BEU), censé aplanir toutes les difficultés subsistant au dépôt de brevets les plus nombreux possibles.

En somme, la devise est la suivante : "ein Volk" (mais il n'y a pas de peuple européen), "ein Reich" (mais la fuite en avant fédéraliste est refusée par les peuples), "ein Patent" (pour verrouiller le système sans que les peuples – ni la grande masse des PME – ne s'en rendent compte). C'est à peu de choses près ce qui avait été assené verbatim en 1997, au Parlement européen à Luxembourg, lors de l'Audition sur le Livre Vert de M. … Mario Monti, destiné à contourner la souveraineté des diverses Nations d'Europe pour imposer une « solution globale » (sic) … et présenté par … M. Goebbels, Ministre de l'Économie du Luxembourg … Ce qui avait débouché sur le Protocole de Londres ...

Ce qui n'est pas précisé, c'est que si l'on facilite à ce point le dépôt de brevets, certes, la PME de base fera quelques économies sur sa poignée de brevets … mais elle se trouvera face à une inondation de « brevets » déposés par des mastodontes … ou des "Patent trolls", en quelques clics, et qui auront surtout pour effet de la paralyser !

En effet, nous sommes ici dans la logique de la déréglementation – qui donne par ailleurs de si mirifiques résultats – et les brevets, patrimoine immatériel, peuvent naturellement s'échanger, faire l'objet de spéculations, y compris de la part de personnes entièrement étrangères à toute démarche d'innovation industrielle (surtout si l'on supprime les garde-fous figurant dans le droit français, et qu'il faudrait sacrifier sur l'autel de l' « harmonisation européenne » ) ...

D'ailleurs, pourquoi s'arrêter en si bon chemin ? Si l'on suit la logique du « brevet unitaire européen », on remarquera que le brevet américain est nettement moins cher (2 000 euros – mais ensuite la chicane juridique est, aux États-Unis, une « industrie » redoutablement coûteuse et fastidieuse …) que le brevet européen (36 000 euros, nous dit-on, pour une protection dans 27 États membres – mais un dépôt dans 4 ou 5 États suffit à verrouiller le marché, et par ailleurs ces dépenses ne sont encourues qu'à un moment où l'invention est sur les rails d'une application rentable) … ou que le brevet chinois (600 euros ! ).

Si l'on raisonne ainsi (et l'on sent l'impatience des multinationales, et leur démangeaison de clics d'ordinateur en série, pour en finir avec la concurrence – où est donc, chers européistes, la « concurrence pure et parfaite » ? …), il faut donner les brevets ! Foin de mesquineries ! Qu'on en finisse avec les États, empêcheurs de déposer en rond !

On remarquera que dans cette optique, qui est celle de la fantastique campagne orchestrée pour faire aboutir un « brevet européen unifié », on est très loin de la définition même du brevet, telle que rappelée au début de la présente note … Et qu'on est très loin de la notion d'équilibre, qui doit présider à toute gestion responsable de la question ...

Rappelons que des mécanismes et institutions, type ANVAR, existent pour aider les PME dans la démarche d'un dépôt de brevet. Rappelons également que les frais de traduction, fantastiquement gonflés, et brandis en toute occasion pour émouvoir dans les chaumières, sont en réalité très modestes, ne sont encourus qu'une seule fois, à la fin de la procédure d'origine, qu'ils ne doivent concerner que 4 ou 5 langues pour verrouiller le marché à l'échelle du continent européen … et qu'après tout, les déposants qui les engagent y trouvent leur compte …

Rappelons également – ce qui n'est jamais dit dans les discussions sur les brevets – que les multinationales pharmaceutiques, en particulier, qui se plaignent à tous vents de l'horrible charge des traductions (lesquelles sont, ne l'oublions pas, la contrepartie – donnant-donnant – de la délivrance du brevet) … dépensent davantage en publicité qu'en recherche ! …

Au demeurant, les organismes tels que l'Office Européen des Brevets (OEB) de Munich font constamment miroiter la « traduction automatique », dont la fiabilité reste à démontrer … Il n'est pas étonnant, dans cette optique, que les traductions soient présentées comme une « source d'insécurité juridique » (sic) complexe et coûteuse … La réalité est que ce travail exige une lecture intelligente, et que, confié à un spécialiste, il est une source essentielle de sécurité juridique dans les pays désignés pour une protection – et beaucoup moins coûteux que des procès en cascade à la mode américaine !

L'un des principaux obstacles sur lesquels bute un accord sur le BEU est donc celui du régime linguistique des brevets. Actuellement, les pays signataires du Protocole de Londres – dont  la France ! - se contentent d'une rédaction dans l'une des 3 langues officielles de l'OEB de Munich, soit l'anglais OU l'allemand OU le français … et il n'est pas difficile de traduire cette disposition :

L'EMPLOI DE L'ANGLAIS DISPENSE DU RECOURS À TOUTE AUTRE LANGUE !

 

Disposition que, naturellement, les grandes sociétés multinationales souhaitent étendre à tout le continent européen. Cependant, l'Italie et l'Espagne, non signataires, défendent constamment leur langue, depuis l'origine – elles se contenteraient de l'anglais, langue unique, et ne voient pas de justification au « privilège » accordé à l'allemand et au français ! Voilà, sur le plan de la solidarité latine, le résultat de la « diplomatie » française en matière de brevets – diplomatie confiée exclusivement, non pas au Ministère des Affaires Etrangères, mais au Ministère de l'Industrie … lequel, depuis belle lurette, ne voit que par les yeux des grandes sociétés (de moins en moins françaises) … tout en brandissant, hors de tout propos, l'alibi des PME ...

Rappelons également que cette capitulation linguistique, éliminant les traducteurs spécialisés, et affaiblissant la position relative des Conseils en Propriété Industrielle français, et celle du droit français, a naturellement des conséquences juridiques (domination du droit anglo-saxon) et pratiques, en termes d'emplois (favorisant le recrutement d'ingénieurs-conseil de langue anglaise ) …

Reste que, jusqu'à présent, l'Italie et l'Espagne défendent leur langue (et ont déposé, contre le projet de BUE tel qu'il était présenté, un recours devant la Cour de Justice de l'Union Européenne) … mais qu'il n'est pas interdit de penser que les machiavels au petit pied du BUE comptent, in fine, sur des pressions exercées sur ces pays (par exemple à l'occasion de la crise de l'euro) …

… en s'abritant derrière le noble drapeau des « coopérations renforcées » (lesquelles se fondent sur le Traité de Lisbonne, adopté contre la volonté des peuples ) ...

... de la même manière que fut contourné, de manière éhontée, l'obstacle d'inconstitutionnalité du Protocole de Londres en France, où la Constitution, en son article 2, dispose que « La langue de la République est le français » … ce qui semblait exclure de conférer la moindre force juridique à un texte rédigé en langue étrangère … C'est donc également l'Ordonnance de Villers-Cotterêts (1539) elle-même qui est remise en question ! ...

 L'ensemble de ces manœuvres, ayant pour objet de confier la gestion exclusive de la question des brevets à un petit groupe d'initiés …

… dont la gestion devrait cependant susciter réflexion : la proportion de brevets extra-européens (lisez américains, japonais, coréens, chinois) déposés à l'OEB de Munich n'a cessé d'augmenter (60 % aujourd'hui) … L'OEB joue donc un rôle d'office de colonisation du continent ...

… a fini par émouvoir le Parlement Européen, qui, se sentant exclu de la procédure, objecte que la suppression des articles 6 à 8 du règlement instaurant un BUE aboutirait à confier un pouvoir de décision sans recours à une juridiction spécialisée, à retirer indûment toute compétence à la Cour de Justice de l'Union Européenne (CJUE) … et serait contraire aux Traités européens (même si le système de l'OEB de Munich n'y est pas formellement intégré, et repose sur la Convention de Munich du 5 octobre 1973 ) …

Et l'on ne peut que constater que le projet de BUE repose sur 3 volets : 1) un volet législatif, qui relève de ce que, dans le jargon européen, on appelle la « co-décision » ; 2) le régime des traductions ; et 3) La Juridiction unifiée, nouvellement instituée …

… les points 2) et 3) n'exigeant qu'un « avis » du Parlement Européen ! …

… les Parlements nationaux ayant, eux, disparu depuis longtemps dans la trappe ...

Vous avez dit « déficit démocratique » ? …

D'où le blocage actuel …

Lequel, entre parenthèses, montre bien, au bout de tant d'années, l'inanité des présupposés d'intérêts communs privilégiés, à la base de la « construction » (sic) de l' « Union Européenne » (re-sic) ...

… Blocage qui met en fureur les partisans du BUE : l'OCDE recommande de réduire les coûts ! M. Michel Barnier (dont on donne en Annexe un exemple de l'éloquence sur le sujet) s'inquiète de la compétitivité de l'Europe … L'Agence pour la Création d'Entreprises (APCE), qui ne semble pas avoir bien saisi l'enjeu, fait chorus ...

Là-dessus se greffe encore la polémique surréaliste sur le siège de ladite juridiction spécialisée pour le BUE, et l'on nous présente comme une victoire le choix de Paris !

Entendons-nous bien : à supposer que le BUE soit une bonne chose, et qu'il ne faille pas, à cette occasion, remettre à plat le système des brevets, une implantation dans la capitale représenterait un avantage pour la France … Sauf qu'en réalité, cette « victoire » est tellement mutilée qu'elle est réduite à peu de choses : Tout d'abord, si le siège serait bien concédé à Paris, l'Administration, elle, serait en Allemagne … Ensuite, la Division centrale parisienne n'aurait à connaître que des brevets de textile et d'électricité, la mécanique étant également en Allemagne, et la chimie-pharmacie, de même que les biens de première nécessité, étant attribuée au Royaume-Uni ! … De qui se moque-t-on ?

 

 

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Le Brevet Unitaire Européen (BUE) nous est donc présenté comme un outil au service de l'innovation …

… mais là où l'innovation vibrionne et pétille à vue d'œil, dans le domaine des LOGICIELS INFORMATIQUES, la notion même de brevet suscite un rejet viscéral et radical de la part des créateurs eux-mêmes !

Ainsi, la FSFE (« Free Software Foundation»), tout comme l'APRIL (« Association pour la Promotion et la Recherche en Informatique Libre ») ou la QUADRATURE DU NET sont vent debout contre le BUE !

Et l'avis unanime des informaticiens concernés est que

LE BREVET UNITAIRE MENACE L'INNOVATION EN EUROPE !

Ils font valoir que, sur notre continent, les logiciels ne sont (heureusement pas encore)  brevetables, que le brevet est un outil lourd, lent, inadapté, et ne fait que brimer la créativité !

Ils dénoncent la « culture du secret des initiés de l'OEB » ("The EPO's secretive insider culture") ...

Et de fait, depuis longtemps déjà, des voix se sont élevées, en Angleterre et aux États-Unis même, pour dénoncer cette folle course aux brevets, rappelant le "publish or perish" en matière de recherche, mais posant, au total, plus d'obstacles que d'aides à l'évolution des connaissances et à l'apparition de nouveaux biens et services … et de nouvelles entreprises. Dans un domaine en évolution très rapide, le brevet ne se situe pas dans la même temporalité, et n'apparaît que comme un étouffoir.

On conclura donc que le Brevet Européen Unitaire ne semble pas pouvoir pallier les faiblesses de notre pays (voir en revanche sur ce point le remarquable article de Benjamin Pelletier, « L'innovation en France et ses freins culturels », donné en Annexe ci-dessous, en 2 parties), ni, d'une manière générale, servir les intérêts  de la France, non plus que ceux des pays du sud de l'Europe, ni ceux de pays tels que la Pologne, qui perçoivent bien son caractère de préservation d'avantages (plus ou moins bien) acquis, et de figeage d'un certain rapport de forces au service d'acteurs … extra-européens.

 

D.G.

 

Paris, le 18 septembre 2012.

Note : l'actuel Président de l'OEB de Munich, M. Benoît Battistelli, est l'homme qui, de sa propre initiative, signa le Protocole de Londres contre les instructions expresses du gouvernement français de l'époque, dirigé par M. Jospin.

On rappellera également, sans autre commentaire, le mot d'un diplomate anglais, M. Christopher Soames, selon qui il faut toujours nommer des Français à la tête des institutions internationales, car on est sûr qu'ils ne défendront pas les intérêts de leur pays ...

 

 

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ANNEXE : L'ÉLOQUENCE DE M. BARNIER

(Conférence de presse du 10 mars 2011)

« Heu, oui, moi je suis confiant et en tous cas, déterminé pour, heu, rechercher et travailler à une solution qui est dans l’intérêt de tout le monde, heu, pour trouver, après l’examen, encore une fois très rigoureux et très minutieux que nous allons faire de l’avis de la Cour, heu, la meilleure solution possible, heu, pour tous les recours, qu’il s’agisse de recours émanant de l’Union européenne, ou, heu, d’autres, heu, pays européens. Donc nous allons travailler, heu, à cette solution, de telle sorte que, heu, on trouve un cadre stable, heu, à un coût raisonnable et avec une sécurité juridique totale. Je, je, sur le fond du brevet lui-même, heu, sur la question qui a été tranchée ce matin, de manière extrêmement claire, par le Conseil, heu, je, je veux dire encore une fois que la proposition qui a été acceptée par 25 pays est, de mon point de vue, juridiquement solide, heu, économiquement indispensable pour les entreprises et, politiquement, je pense sincèrement qu’elle est acceptable, heu, avec peut-être un peu plus de temps, heu, acceptable par tous les pays membres de l’Union. »

On nous permettra un jeu de mots facile en constatant que le Français semble pour le moins marcher sur des œufs ! On retiendra de cette intervention qu’il reste à la Commission à travailler pour trouver une solution. C’est donc qu’il y a un problème. Dès lors, on peut douter que la fameuse proposition acceptée par 25 pays soit si « historique ». Certes, le commissaire a beau rappeler que cette proposition est « juridiquement solide, économiquement indispensable et politiquement acceptable », mais ayant utilisé cette expression - mot pour mot - pas moins de quatre fois dans la matinée - en fait, à chacune de ses interventions - il ne fait pas de doute qu’il ne s’agit là que d’éléments de langage, dûment préparés par quelque conseiller en communication - voire par le commissaire lui-même. Quoi qu’il en soit, il en faudra plus pour partager la confiance et la détermination que Michel Barnier prétend être siennes.

 

Source : www.april.org/brevets-en-europe-le-bourbier-de-barnier

 

 

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L'INNOVATION EN FRANCE ET SES FREINS CULTURELS (1ère partie)

Benjamin PELLETIER – 21 juillet 2011 in : Gestion des risques interculturels

 

 

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Voici le premier volet d’un article en deux parties consacré à une curieuse et dramatique contradiction française entre, d’une part, le discours officiel qui porte aux nues l’innovation industrielle et, d’autre part, la réalité vécue par les salariés inventeurs découragés et démotivés par de multiples freins culturels et structurels.

Comment démotiver un inventeur salarié ?

Vous êtes un ingénieur hautement qualifié et expérimenté au sein d’un grand groupe industriel.  Après des années d’efforts et sans compter votre temps, vous inventez un procédé qui permettra à votre entreprise d’obtenir un avantage stratégique sur ses concurrents tout en réalisant une économie sur chacun des produits qu’elle commercialise. Les bénéfices annuels qu’elle en tirera s’élèveront à plusieurs dizaines de millions d’euros. Le cours de l’action grimpera, le montant des stock options des dirigeants également.

Conscient de l’intérêt stratégique de votre découverte, vous faites part de votre invention à votre hiérarchie. Un silence assourdissant accueille la nouvelle. Il vous faut longuement et difficilement argumenter pour convaincre de son importance. Cette fois, vous sentez qu’on vous perçoit comme un ambitieux, un arrogant, voire une menace. Ne seriez-vous pas en train d’essayer de vous mettre en avant pour prendre la place de vos supérieurs ? Pire encore, vous comprenez que ces derniers craignent d’être accusés d’incompétence pour n’avoir pas découvert eux-mêmes cette invention. Il est vrai qu’ils ont fait une grande école plus prestigieuse que la vôtre…

Vous vous engagez alors dans une lutte épuisante où certains manœuvrent pour s’approprier cette découverte capitale. Après bien des efforts qui vous détournent de votre propre travail de valorisation de cette invention, qui vous mettent à dos votre hiérarchie et qui créent des tensions et jalousies avec vos collègues, vous finissez par être reconnu par l’entreprise comme le créateur de ce procédé stratégique. Vous vous attendez donc à une forme de reconnaissance de la part de votre employeur.

Or, des jours, des semaines, des mois passent sans aucun signe de la part de la direction. Vous vous en étonnez, vous écrivez au DRH un courrier poli pour demander quelle est la politique de l’entreprise en matière de rémunération des salariés inventeurs. En effet, vous avez « entendu » qu’il existait un système de primes forfaitaires dont le montant variait en fonction de l’importance de l’invention.

On vous convoque alors pour un entretien. Et là, à votre grande surprise, on vous menace de licenciement immédiat si vous persistez à réclamer le paiement d’une prime ! Et pour couronner le tout, on exige de vous une lettre d’excuses ! Vous faites alors appel à un conseiller juridique qui vous aide à rédiger un courrier stipulant que l’entreprise est depuis 1990 dans l’obligation légale de verser une prime à l’inventeur salarié. Après bien des mois d’intimidations, de menaces et de luttes, vous finissez par recevoir la fameuse prime qui, dans votre entreprise, s’élève à 250 euros brut…

Vous êtes démotivé et dégoûté. Plusieurs choix s’offrent à vous. Soit vous restez dans votre entreprise « en roue libre », en mettant en sommeil votre inventivité ; soit vous quittez votre entreprise et vous vous expatriez là où le salarié inventeur est encouragé et reconnu, par exemple en Allemagne ; soit, dans le pire des cas, vous cherchez à vous venger de votre entreprise d’une façon ou d’une autre.

Quelques témoignages édifiants

Cette histoire n’est-elle qu’une fable, une fiction, un cauchemar ? Voyez les témoignages suivants qui proviennent de l’excellent blogue sur les brevets de Jean-Paul Martin, "European Patent Attorney", et auteur du livre Droit des inventions des salariés. Vous pouvez les lire en intégralité ici.

Un inventeur salarié à la retraite :

« L’inventeur est par définition mal vu du collectif, parce qu’il apporte la solution palliant l’incompétence. Pour ce seul motif il doit expier ! »

Un chercheur salarié :

« Malgré mon caractère « inventif », je suis relativement peu enclin à « donner » mes idées à un futur employeur pour qu’il se les approprie et qu’ensuite je sois contraint d’en venir à la justice pour faire valoir mes droits, c’est bien évidemment regrettable pour l’innovation en général, mais je n’ai guère d’autres choix. »

Un inventeur salarié:

« Pour avoir vécu la frustration de l’inventeur non reconnu (quand il n’est pas tout bonnement poussé vers la porte), le danger est que cette frange de population créative ne se « fasse avoir qu’une fois » et qu’elle adopte par la suite une logique de rétention d’idées en se posant tout bonnement la question: Si mes idées ne sont pas reconnues, à quoi bon les donner à mon employeur ? Ce qui au final tue la créativité et l’innovation dans les entreprises… sans même qu’elles ne s’en rendent compte ! »

Un salarié dont l’invention double la marge sur le produit de l’entreprise tout en le vendant 5% de moins que la concurrence :

« Après plusieurs petites inventions non brevetées (taille du marché, pas d’intérêt stratégique…), je suis tombé sur mon « saint Graal ». Ayant été plusieurs fois échaudé par des « ouais génial, on en reparle plus tard » et des « j’ai déjà vu ça », j’ai préféré attendre avant de montrer MON idée à ma hiérarchie. Dès cet instant, je me suis mis en quête d’information sur les « inventions de salariés ». Au bout de quatre mois, une feuille m’est remise en douce pour m’expliquer comment cela fonctionnait dans l’entreprise. Si je ne l’avais pas demandé, ce document serait toujours inconnu pour moi. Etonnant si cette prime est là pour inciter les gens à faire part de leurs idées, un affichage serait plus judicieux qu’un classeur au fin fond du bureau du DRH. En examinant le document je comprends de suite pourquoi il existe. Ces primes [1000 euros brut entre les inventeurs à la demande du brevet, 2000 euros brut entre les inventeurs à la première livraison, 3000 euros brut entre les inventeurs, lorsque le brevet représente un intérêt stratégique] ne sont pas là pour motiver les employés, mais uniquement pour se prévaloir de toutes poursuites. »

Un chercheur inventeur salarié, expatrié en Allemagne suite à un litige brevet avec ses employeurs français :

« Ma position vis-à-vis des entreprises françaises est d’une extrême méfiance et réticence, mes innovations en France ne m’ont finalement apporté que des ennuis et de la précarité. J’ai eu des propositions de postes bien payés en France récemment, mais chat très échaudé craint beaucoup l’eau froide. Je suis très réticent à l’idée de revenir travailler en France où la nonchalance malhonnête devient une habitude de kleptomane. »

Un ingénieur français, cité comme inventeur dans de nombreux brevets, expatrié Outre-Rhin dans une entreprise allemande après avoir dû subir les manœuvres illégales de son employeur français pour ne pas lui payer les rémunérations supplémentaires d’inventions qui lui étaient dues :

« Le MEDEF me parait tellement anachronique dans ses positions et ses modes de négociation autoritaristes, que c’en est navrant de manque de sens stratégique, une vraie calotte de plomb qui plombe l’industrie française. Eux qui se prétendent les chantres de la flexibilité sont d’une rigidité effarante. Même la Chine semble plus actuelle que le MEDEF. Mme Parisot me parait totalement obsolète, je crains qu’elle ne connaisse rien à la dynamique de l’innovation. »

Un inventeur salarié :

« La réaction des syndicats semble assez consternante, toujours en retard d’une guerre, ils se plaignent des délocalisations et des licenciements mais ne se posent pas de questions stratégiques sur le rôle de l’innovation dans la création d’emplois. »

Éléments du contexte français

À lire ces quelques témoignages, on réalise à quel point ces inventeurs doivent faire face à des obstacles culturels et structurels emblématiques de la situation française en matière de reconnaissance et de motivation du salarié inventeur :

·      L’inventeur salarié est mal vu par le collectif alors même que la portée économique de son invention est gage de la pérennité du collectif.

·      La connaissance, et par suite l’innovation, est perçue comme un enjeu de pouvoir personnel où l’intérêt de l’entreprise passe au second plan et où l’intérêt de l’inventeur salarié est systématiquement nié.

·      La conflictualité et la judiciarisation des relations entre l’inventeur salarié et la direction de l’entreprise semblent être encore la norme.

·      La rémunération financière des inventions au profit de l’inventeur salarié est non seulement dérisoire mais n’est mise en place qu’à des fins de garantie judiciaire.

·      C’est à l’inventeur salarié de faire la démarche de « réclamer » sa rémunération sous une forme humiliante de mendicité professionnelle.

Tous ces éléments révèlent un véritable féodalisme dans les rapports entre salariés inventeurs et entreprises, féodalisme renforcé par le MEDEF qui, comme le rappelle régulièrement Jean-Paul Martin dans son blogue, s’est toujours opposé aux projets de réforme du statut d’inventeur salarié.

Ce statut évolue lentement. Ce n’est que depuis 1990 que la loi a rendu obligatoire le versement d’une rémunération pour les inventeurs salariés. Cette rémunération reste malheureusement peu incitative. En 2008, l’INPI a publié une enquête sur les politiques menées par les entreprises en matière de rémunération des inventeurs salariés (document consultable ici en pdf).

Notons d’abord le peu d’empressement des entreprises à communiquer sur ce sujet qualifié de « sensible » par l’INPI : sur 280 questionnaires envoyés courant décembre 2007 aux responsables propriété industrielle des déposants de plus de quatre demandes de brevet publiées en 2006, l’organisme n’a pu recueillir que 88 réponses, soit un taux de retour d’à peine 20%. Voici les réponses obtenues concernant le montant des primes aux différents stades de la valorisation d’une invention (cliquez pour agrandir) :

Si l’on synthétise les différentes catégories de primes par montants, nous obtenons la répartition suivante :

Signalons qu’un tiers des répondants déclare ne pas disposer de système de rémunération des inventeurs salariés. Seize d’entre eux ont accepté d’expliquer pourquoi :

- ce type de rémunération n’entre pas dans la culture de l’entreprise et/ou l’entreprise ne s’est jamais posée la question,

- l’entreprise, bien que déposante de brevets, estime ne pas avoir une démarche innovation encore suffisamment développée,

- les autres dispositifs mis en place dans l’entreprise rémunèrent déjà l’inventeur. Pour quelques répondants, le salaire intègre déjà la rémunération des inventions,

- pour d’autres, le coût de mise en place d’un tel système est jugé trop élevé malgré la conscience du risque juridique encouru. Dans le même ordre d’idée, une entreprise explique son désaccord avec la jurisprudence actuelle,

- deux entreprises signalent ne pas avoir encore de système mais souhaitent le mettre en place.

Le rapport donne deux exemples concrets :

1. Exemple de Legrand :

Le système de rémunération de la société Legrand repose sur le versement d’une prime unique liée au dépôt de brevet. Le montant de base a été fixé dans le but d’être incitatif tout en restant raisonnable. Il est réactualisé tous les ans en tenant compte de l’évolution générale des salaires. Le montant de la prime est dégressif avec le nombre d’inventeurs. En 2007, le barème était de 585 euros pour un inventeur, 780 à partager pour un dépôt de brevet avec deux inventeurs, 878 euros à partager pour trois inventeurs, 975 euros pour 4 inventeurs et plus. Le système prévoit une prime exceptionnelle en cas d’invention majeure. Le système de primes a été mis en place en 1990 pour se conformer à la Loi et pour contribuer à la reconnaissance et à la motivation des salariés.

2. Exemple d’Air Liquide :

La rémunération des inventeurs salariés s’inscrit dans le cadre du Programme de reconnaissance des inventeurs développé au niveau du groupe. Elle est déterminée par l’exploitation directe ou indirecte des gaz dans un délai de 10 ans consécutif au dépôt de brevet. Elle est donc liée à l’exploitation du brevet, peut faire l’objet d’un versement unique. La prime est établie selon quatre critères hiérarchisés définis dans la Convention collective : le cadre général de recherche dans lequel se place l’invention, les difficultés de mise au point technique, la contribution personnelle originale de l’inventeur, l’intérêt économique de l’invention.

Ces critères sont coefficientés et affectés au salaire moyen brut annuel de l’établissement de l’inventeur. Il est à noter que lorsqu’une invention donne lieu à une exploitation commerciale ou industrielle, il est prévu un montant minimum correspondant à 1000 euros par inventeur.

Par ailleurs, les entreprises précisent que la reconnaissance ne s’exprime pas seulement par la rémunération mais aussi par des lettres de félicitations, des cérémonies ou trophées annuels ou encore une présentation de l’invention sur l’Intranet.

Est-il nécessaire de signaler combien ces différents systèmes de primes forfaitaires et de reconnaissance officielle sont peu motivants ? A titre de démonstration par l’absurde, avez-vous déjà entendu parler d’un ingénieur allemand qui aurait quitté l’Allemagne pour s’expatrier en France au motif que les entreprises allemandes traitent par le mépris les inventeurs salariés ?

Rémunération des inventeurs : le cas du secteur public

Dans un article de ce blog intitulé Les (autres) leçons du recrutement d’un prix Nobel américain à Paris-Diderot, j’ai rappelé le cas de notre dernier prix Nobel de physique obtenu en 2007 par Albert Fert, dont les recherches ont permis de démultiplier la capacité des disques durs. En 1989, il tarde à déposer un brevet alors qu’en Allemagne Peter Grünberg fait les mêmes découvertes. L’Allemand dépose le brevet avant le Français. Résultat : ils partagent le prix Nobel, mais pas les retombées financières du brevet qui sont – pour l’instant – de l’ordre de 20 millions d’euros au bénéfice de l’Allemand.

Or, dans un entretien à L’Express le 24 avril 2008, Albert Fert donne une précision capitale qui explique en partie le retard dans le dépôt de brevet :

Grünberg est pourtant le seul à avoir déposé le brevet de votre invention simultanée, la magnétorésistance géante : que s’est-il passé ? – Il a été plus rapide. Pour moi, les choses étaient plus compliquées, parce qu’il s’agissait d’une recherche en collaboration entre Thomson-CSF et le CNRS, ce qui a fait prendre du retard au brevet. Cela aurait pu profiter à Thomson, mais pas aux chercheurs concernés, car, dans les entreprises françaises, ils ne touchent pas de royalties sur les brevets.

Au moment du dépôt du brevet, les chercheurs des laboratoires publics ne pouvaient espérer toucher aucun revenu de leurs propres recherches. Alors à quoi bon se presser ? A quoi bon développer une culture du brevet si les laboratoires publics ne peuvent profiter de son exploitation ?

C’est pour remédier à cette situation que désormais « les inventeurs du secteur public se voient attribuer une prime d’intéressement aux produits tirés de leur invention : 50%  en deçà d’un palier qui en 2008 était de 63 000 euros, et 25% au-delà et ce, chaque année » comme le rappelle un article du Journal du Net de mars 2010.

Grâce à cette mesure, les laboratoires publics trouvent de nouvelles sources de financement dans l’exploitation de leurs brevets. Une note de Jean-Paul Martin est très claire à ce sujet: « Grâce à l’application de l’intéressement proportionnel de ses inventeurs en 1997 selon le décret du 2 octobre 1996 – modifié par le décret du 13 février 2001 – le CNRS a triplé en 10 ans le nombre de ses dépôts de brevets et multiplié par 16 le montant de ses revenus de licences et de cessions de brevets. » Même si beaucoup de chemin reste à parcourir, ces laboratoires sont également beaucoup plus sensibilisés aux intérêts stratégiques liés à la propriété intellectuelle.

Mais le secteur privé est encore bien en deçà en termes de rémunération des salariés inventeurs. Dans l’immédiat, ils ne peuvent que compter sur une action en justice pour rétablir un équilibre dans la relation avec leur entreprise. Dans l’article précédemment cité, il est ainsi fait mention d’une décision du Tribunal de Grande Instance de Paris qui a accordé 430 000 euros à un inventeur qui n’avait reçu de son employeur que… 240 euros !

 Conclusion à mi-parcours

Faut-il rappeler que dans de multiples classements concernant l’innovation, la France se positionne loin derrière la plupart des pays industrialisés ? Le Boston Consulting Group place la France au 20e rang des nations les plus innovantes. Elle est classée 24e selon une étude menée par le FMI, l’OCDE et les Nations Unies. On peut certes remettre en cause les critères de ce type de classement, mais on ne peut nier le fait qu’il y a un problème français lié à l’innovation.

Malgré toutes les critiques qui lui sont faites, ce problème ne vient pas du niveau de la recherche française (fondamentale ou appliquée) qui compte parmi les plus avancées. Le problème semblerait venir d’ailleurs, il ne serait pas tant qualitatif que quantitatif. Il s’agirait d’une difficulté à passer à la vitesse supérieure en termes de volume et de réactivité. L’innovation française serait à la fois restreinte et freinée.

Autrement dit, il s’agirait d’un profond problème culturel. Cet aspect de la question fera l’objet d’un second volet qui sera mis en ligne dans les prochains jours… si d’ici là rien ne vient restreindre ni freiner son auteur.

Note 1 – la suite de cet article est désormais en ligne: L’innovation en France et ses freins culturels – 2e partie

Note 2 – je vous renvoie également au site de l’Association des Inventeurs Salariés où vous trouverez des  conseils, des informations complémentaires et des liens relatifs à ces questions.

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Quelques suggestions de lecture :

·      L’innovation en France et ses freins culturels – 2e partie

·      Freins culturels à l’innovation en France : un inventeur salarié témoigne

·      Décrochage de la France par rapport à l’Allemagne : deux facteurs méconnus

·      1984: Steve Jobs en France – interview sur les facteurs culturels de l’innovation

·      Fons Trompenaars : l’innovation, art de la combinaison

·      Gestion des risques interculturels – 6 articles de 2011

·      Compétences non techniques et innovations non technologiques

·      L’innovation en France et ses freins culturels… en 1716

 

 

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Benjamin PELLETIER – L'innovation en France et ses freins culturels (2ème partie)

in : Gestion des risques interculturels

 

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Voici le deuxième volet d’un article consacré aux problèmes structurels et culturels qui affectent l’innovation en France. Suite à la mise en ligne de la première partie, j’ai reçu des témoignages édifiants en droite ligne avec la « fiction » intitulée Comment démotiver un inventeur salarié ? Il est donc essentiel que d’autres analystes reprennent ce problème pour alerter sur l’urgence de réformer ce système de rémunération des inventeurs salariés. Toute stagnation en la matière équivaut à un recul.

* * *

« La technologie est un capital, la R&D est un service, tandis que l’innovation est une culture. » Citation d’un directeur scientifique de Total reprise dans le rapport parlementaire Pour une nouvelle vision de l’innovation.

Allemagne-France : le gagnant-gagnant et le perdant-perdant

Si vous n’avez pas lu la première partie de cet article, sachez que les témoignages d’inventeurs salariés collectés sur le blog de Jean-Paul Martin (vivement recommandé) mentionnent à plusieurs reprises l’exemple de l’Allemagne comme pays où l’innovation est encouragée, reconnue et décemment rémunérée. Certains chercheurs et inventeurs  salariés français se sont d’ailleurs expatriés en Allemagne, lassés du manque de reconnaissance de la part de leurs employeurs et démotivés par les primes dérisoires qui venaient récompenser leurs découvertes… quand elles étaient versées.

Un article récent du Monde s’alarmait du manque de compétitivité de l’industrie française sans pour autant évoquer la vraie source du problème. Certes les délocalisations ont nui à la vigueur de l’industrie sur le territoire national, mais elles n’expliquent pas tout. Si l’on prend les choses à la racine, il faut bien mettre en évidence combien la compétitivité dépend du dynamisme en matière d’innovation. Et sur ce point, la question de la reconnaissance financière de l’inventeur salarié reste centrale.

Ainsi, le blogue de l’Association des Inventeurs Salariés propose un comparatif sans appel entre l’Allemagne et la France à travers les exemples de Siemens et d’Alstom :

·      1 860 brevets déposés par Siemens en 2006 contre 193 par Alstom  (dont 138 par son unité suisse, et seulement 31 par ses unités françaises)

Certes, les deux groupes ne sont pas de taille comparable (475 000 employés chez Siemens, 76 500 chez Alstom), mais le ratio n’est toujours pas en faveur du français. L’explication est ailleurs, notamment dans la politique incitative en matière de rémunération des salariés inventeurs :

·      Siemens récompense les inventeurs par une prime proportionnelle au chiffre d’affaires généré tandis qu’Alstom accorde 500 euros brut par inventeur (soit 300 après charges et impôts) ou 840 euros par groupe de co-inventeurs (puis 1000 ou 1680 euros après les extensions).

S’il ne s’agissait que d’un coup de barre en matière de rémunération, il ne serait pas compliqué de rétablir l’équilibre afin de récompenser les découvertes à leur juste mesure. Quand l’exécutif veut, il peut. On l’a vu récemment avec les mesures en faveur de la baisse de la TVA pour les restaurateurs, quand bien même une telle mesure serait très coûteuse pour la collectivité. Or, s’agissant d’une mesure qui serait coûteuse pour les entreprises, quand bien même elle serait à terme bénéfique pour ces dernières, nous devons constater qu’il n’y a pas de volonté politique.

C’est donc que le problème est plus profond, il est culturel.

Les différentes conceptions de l’innovation en France et en Allemagne

L’OCDE a publié en 2008 un rapport intitulé Science, technologie et industrie : Perspectives de l’OCDE. Vous pouvez consulter les résultats de cette étude en suivant ce lien où figurent les profils des pays analysés. En synthétisant les données de la France et de l’Allemagne sur un même graphique (cliquez pour l’agrandir), nous obtenons le panorama suivant :

·      Brevets triadiques : brevets déposés simultanément en Europe, aux Etats-Unis et au Japon

·      DIRD : Dépense Intérieure de R&D sur le territoire national et quelle que soit l’origine des fonds

·      DIRDE : Dépense Intérieure de R&D des Entreprises sur le territoire national

·      RHST : Ressources Humaines en Science et Technologie

Concentrons-nous sur deux paramètres de ce graphique riche d’enseignements:

1) S’il n’y a pas de grandes différences en nombre de chercheurs pour mille emplois et en nombre d’articles scientifiques par million d’habitants, il faut noter que l’Allemagne dépose deux fois plus de brevets triadiques que la France.

La projection de l’Allemagne à l’extérieur de ses frontières est bien plus importante que celle de la France. Depuis quelques années, les performances allemandes en matière de commerce extérieur sont largement – et jalousement – commentées en France. On souligne d’ailleurs combien l’Allemagne a augmenté sa compétitivité en pressurant les salaires des travailleurs allemands, on remarque également avec justesse que l’Allemagne a su préserver une industrie forte.

Mais en se focalisant sur les moyens de production de l’industrie allemande, on oublie de signaler combien cette présence à l’étranger se prépare en amont. Le premier versant de cette préparation concerne la protection des innovations par le dépôt de brevets, le second versant a été récemment mis en lumière par Nicolas Tenzer à travers un rapport disponible ici (pdf) à la Documentation française et qui a donné lieu à un livre : Quand la France disparaît du monde. Il s’agit de la capacité des Allemands à répondre aux appels d’offre en matière d’expertise internationale. Par contraste, les Français apparaissent déstructurés, empiriques, méprisants, déconnectés des enjeux fondamentaux liés à la valorisation du savoir à l’échelle internationale. Je signale au passage que sur ce blog j’ai déjà traité à plusieurs reprises des difficultés de coopération entre Français et Allemands, voir par exemple France-Allemagne : des murets culturels et L’A380, décollage de l’entente franco-allemande?

2) Le deuxième point, signalé par une flèche sur le graphique, permet de mettre en lumière une spécificité bien française dans la conception de l’innovation. Comme on peut le voir, la part des services dans la R&D est largement supérieure en Allemagne par rapport à la France.

D’une part, si la part des services dans la R&D est si faible en France, c’est que la recherche est encore perçue comme un sacerdoce par contraste avec l’univers immoral et impur de la sphère pratique. Par exemple, les entreprises françaises auraient beaucoup à apprendre de la façon décomplexée qu’ont les scandinaves de coupler chercheurs et designers (60% des entreprises françaises n’ont jamais recours au design, contre 35% au Royaume-Uni et 25 % en Norvège1) ou les Américains de coupler chercheurs et commerciaux.

D’où une plus grande difficulté à passer de l’invention à l’innovation. Comme le note l’étude de l’OCDE : « Si le nombre de brevets déposés par les universités [françaises] a augmenté, la commercialisation des résultats de la recherche laisse encore à désirer. » Sur son excellent blogue qui analyse les mutations actuelles du monde de l’entreprise, Cecil Dijoux rappelle combien le fait de déléguer entièrement la responsabilité de l’innovation aux départements R&D est « improductif et assez spécifique à la France ».

D’autre part, notre conception de l’innovation en France est marquée par une obsession pour l’invention technologique au détriment des inventions dans les domaines des services, de la finance, du marketing, des méthodes et des modèles. Rappelons que la part des entreprises réalisant de l’innovation non technologique s’élève en France à 23% seulement, contre 47% en Allemagne, 60 % au Japon et 51% dans l’OCDE2.

Le rapport parlementaire de 2008 consacré à l’innovation propose un intéressant tableau établissant un parallèle entre les conceptions française et britannique de l’innovation :

C’est que nous avons encore une conception de l’innovation qui s’apparente à une sorte d’image d’Epinal du type « concours Lépine ». D’abord, elle réduit l’innovation à l’invention. Or, une invention ne donne pas forcément lieu à une innovation, c’est-à-dire à la rencontre entre une découverte et un marché, donc à son adoption par des clients, des usagers ou des employés. En outre, il ne faut pas oublier qu’une invention peut engendrer diverses innovations. La recherche et la valorisation de cette diversité doivent être pleinement intégrées dans la stratégie d’innovation.

Enfin, avec cette sacralisation du génie inventeur détaché du marché et du commerce, on se focalise sur la recherche de l’idée unique (la « création ») et révolutionnaire (la « rupture ») alors que la plupart des inventions, et par suite des innovations, ne sont pas des technologies de rupture mais des services novateurs pour des produits déjà existants. Reprenons donc à notre compte la définition de l’innovation citée par Cecil Dijoux sur son blog : « L’innovation est le processus qui traduit la connaissance en croissance économique et en bien-être. »

Les freins culturels français en matière d’innovation

En décembre dernier, Libération a consacré un article au cas d’un chercheur inventeur mis au placard par son employeur, France Télécom. Lors d’un déménagement de l’entreprise, il est « abandonné » dans les anciens locaux, sans bureau, sans ordinateur, sans téléphone. Plus de collègue, plus d’outil de travail. Dépression de l’ingénieur qui est désormais suivi par un psychiatre pour stress postraumatique.

À 40 ans, il a 26 brevets à son actif. Il a reçu en 2002 le prix de l’innovation de France Télécom avec une vingtaine de collaborateurs, il a également été nominé en 2003 et 2004. Or, le mécanisme infernal se met en route à partir de 2005. On lui supprime des parts variables de sa rémunération. On lui verse de façon aléatoire des primes associées à ses brevets. On supprime en 2005 ses budgets, ses programmes de recherche sont annulés sans explication et l’ingénieur est progressivement isolé.

Quelle faute lourde a donc commis ce chercheur pourtant si prometteur pour l’avenir de son entreprise ? La réponse est donnée par un syndicaliste :

« Ce ne sont pas les sommes qu’il réclamait, suite à ses brevets, mais ses idées qui dérangeaient. Chez France Télécom, le corps des polytechniciens n’aime pas être bousculé. » Or, les travaux d’Éric, sur la voie des applications développées aujourd’hui sur l’iPhone, « invitaient à la prise de risque. Mais l’opérateur n’a pas suivi. »

À travers ce récit qui n’est malheureusement pas si exceptionnel que cela, nous retrouvons trois des grands maux qui affectent l’innovation en France :

·      la résistance au changement de la part d’élites dirigeantes qui tirent leur prestige de grandes écoles faites dans leur jeunesse, d’où de grandes difficultés à se projeter dans la complexité contemporaine et de fortes réticences à valoriser la nouveauté par rapport à l’acquis,

·      un esprit de corps de la part de ces élites qui empêche le nécessaire brassage et mixage des compétences et des cultures pour promouvoir l’innovation; or, horizontalement, les rivalités des groupes d’appartenance brident l’interdisciplinarité et, verticalement, des plafonds de verre cloisonnent les hiérarchies (pour prolonger, voyez sur ce site Grandes écoles, petites élites ?),

·      le malaise par rapport à la prise de risque, et dans la mesure où l’idéal recherché consiste à lancer un nouveau produit avec un risque zéro, on reste trop souvent figé dans le bien connu et le déjà fait (voyez l’article que j’ai consacré à l’échec de la Logan en Inde où, pour n’avoir pas voulu adapter au contexte culturel local un modèle économique qui fonctionnait ailleurs, Renault est passé à côté du marché indien).

Une étude sur l’innovation en Europe menée conjointement par Logica et l’INSEAD confirme ces freins culturels français. Voici les résultats qui nous intéressent ici :

- La tolérance pour l’échec est en France plus faible qu’ailleurs : seules 20% des entreprises françaises tirent les leçons de leurs échecs, contre 50 % au Royaume-Uni et 40 % aux Pays-Bas. Il s’agit là d’un facteur central dans la mesure où la généalogie d’une innovation est parsemée d’échecs instructifs.

- Le facteur « ambition » est en France le plus bas d’Europe (1.60, contre plus de 1.80 partout ailleurs, et 2.40 aux Pays-Bas).

- Les équipes pluridisciplinaires et multiculturelles restent relativement rares dans les entreprises françaises, y compris parmi les plus mondialisées. La priorité à l’innovation, quand elle existe, n’y est pas incarnée dans une ambition commune.

- Face à un choix de 8 options possibles, 31% des entreprises interrogées ont identifié la « complémentarité de cultures » comme le facteur-clé du succès des projets collaboratifs innovants. Cependant, seulement 27% d’entre elles utilisent ce critère de complémentarité culturelle pour recruter ou promouvoir leur personnel.

- Les politiques RH ne favorisent pas le recrutement ou la promotion de personnels innovants. Sur ce pilier, la France est particulièrement en retard sur ses concurrents européens, avec un score de 1.67 (contre plus de 1.80 pour tous les autres, et même 2.17 aux Pays-Bas).

- Une innovation mal mesurée et des processus internes immatures empêchent les organisations d’optimiser leurs initiatives innovantes. Seuls 16% des répondants disent disposer d’indicateurs pertinents pour évaluer le succès de leurs projets d’innovation. A nouveau, la France ferme la marche sur cet aspect.

Qu’en est-il ailleurs ?…

Dans le cadre de cet article déjà très long, ce n’est pas le lieu de dresser un panorama complet des politiques d’autres pays en matière de rémunération des inventeurs salariés. Suite à la publication du premier volet de cet article, un avocat spécialisé en propriété intellectuelle, Me Jean-Michel Portail, me signale qu’aux Etats-Unis la plupart des contrats de travail prévoient en cas d’invention le transfert de tous les droits à l’employeur. En Grande-Bretagne, un salarié peut espérer obtenir une compensation financière en adressant une requête au Bureau de la propriété intellectuelle ou à un juge mais sa requête est la plupart du temps rejetée. On peut cependant supposer que dans ces deux pays les employeurs savent reconnaître les talents et récompenser le mérite, notamment via des bonus bien plus conséquents qu’en France.

Enfin, faisons en guise de conclusion un rapide focus sur deux pays qui viennent de mettre en place des mesures incitatives qui renvoient la France à son féodalisme en la matière.

·      Corée du Sud : la révolution de 2002

Suite à une jurisprudence liée au conflit en 2002 entre un chercheur salarié avec son employeur, l’entreprise pharmaceutique Donga, il a été reconnu que l’inventeur devait recevoir une juste rémunération calculée en pourcentage sur les bénéfices engendrés par sa découverte. Dans le cas cité, l’employé a pu obtenir 10% des bénéfices…

Cette décision a marqué un tournant qui, cette même année 2002, a permis à un inventeur de Samsung de gagner son procès contre son employeur qui lui avait versé 200 dollars pour une invention qui en avait rapporté 26 millions. Suite à cette décision, l’employé a reçu un montant non divulgué mais qui s’élèverait à plusieurs millions de dollars…

·      Chine : une avancée récente

Une note de février 2010 de l’ambassade de France en Chine (ici, en pdf) fait état des nouvelles dispositions chinoises en matière de rémunération des inventeurs. En voici l’extrait principal :

« En l’absence de dispositions spécifiques, c’est le régime des articles 77 et 78 du nouveau règlement qui s’applique. Il prévoit une prime pour l’inventeur d’un minimum de 3000 RMB à la délivrance du brevet (1000 RMB pour un modèle d’utilité ou un dessin et modèle), et une rémunération annuelle supérieure ou égale à 2 % des revenus générés par l’exploitation du brevet ou du modèle d’utilité (0,2 % pour un dessin et modèle), ou un pourcentage d’au moins 10 % des royalties en cas de concession de licence. »

Dans ce rapide panorama, la place de la France est dramatiquement singulière, culturellement incapable de proposer « à l’américaine » un système de primes forfaitaires motivant et incitateur ou de mettre en place « à la chinoise » une rémunération au pourcentage liée aux bénéfices générés par l’exploitation de l’invention.

Serait-ce cela l’exception culturelle française ?

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1.    Rapport parlementaire Pour une nouvelle vision de l’innovation

2.    idem

Quelques suggestions de lecture :

·      L’innovation en France et ses freins culturels – 1ère partie

·      Freins culturels à l’innovation en France : un inventeur salarié témoigne

·      1984: Steve Jobs en France – interview sur les facteurs culturels de l’innovation

·      Décrochage de la France par rapport à l’Allemagne : deux facteurs méconnus

·      Compétences non techniques et innovations non technologiques

·      Gestion des risques interculturels – 6 articles de 2011

·      L’innovation en France et ses freins culturels… en 1716

·      Construire une société de confiance

 

 

 

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