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LINGUISTIQUE. La majorité des petits Européens apprend à lire des
mots simples en un an. Les Britanniques mettent
deux à trois ans pour arriver au même résultat. La langue mondiale
serait-elle particulièrement mal choisie ?
Au test de lecture, l'anglais remporte la palme
de la langue la plus difficile
Les linguistes n'aiment pas parler de langues «faciles» ou «difficiles»
: ils craignent les hiérarchisations. Pourtant, tout n'est pas relatif
en matière d'idiomes. Et l'anglais est au centre d'un paradoxe : le
cliché de «langue facile» lui colle à la peau. Or, dans le domaine
de l'apprentissage de la lecture en tout cas, cette réputation est
franchement à côté de la plaque.
Un professeur en psychologie cognitive, Philip Seymour de l'Université
de Dundee en Ecosse, vient d'en apporter la preuve dans la plus vaste étude
comparative menée jusqu'ici. Il a observé, dans 15 pays, des écoliers
faisant leurs premiers pas en lecture. La plupart d'entre eux arrivent
au bout d'un an à déchiffrer des mots simples. Les écoliers
anglophones, eux, mettent deux à trois ans pour parvenir aux mêmes
performances. Et la précocité de l'enseignement en Grande-Bretagne (5
ans) n'y est probablement pour rien, note Philip Seymour: les enfants
Danois, qui abordent l'écrit à 7 ans, sont aussi dans le peloton de
queue.. Avec eux, on trouve les Portugais et les Français. Mais le
record de lenteur revient bel et bien aux anglophones.
Pourquoi ? C'est la nature même de l'anglais qui est en cause, pense
Philip Seymour. Depuis quelques années, dans le cadre du même
programme de recherche européen qui a permis l'étude écossaise, les
linguistes ont identifié deux caractéristiques qui rendent les langues
plus ou moins accessibles. La structure syllabique d'abord. Elle peut être
toute simple, comme dans la syllabe ouverte de type «ba» familière
aux langues romanes et aux bébés. Ou nettement plus complexe, comme
dans la syllabe fermée aux deux bouts par un groupe de consonnes («sprint»).
Seconde caractéristique: la simplicité ou l'«opacité» («depth»)
de l'orthographe. Les systèmes les plus simples offrent une
correspondance constante et prévisible entre un son et une représentation
graphique.
Dans les systèmes «opaques», cette correspondance est changeante et
imprévisible. Or, de toutes les langues européennes, l'anglais est le
champion des syllabes complexes et de l'orthographe opaque.
Au palmarès de la difficulté, les autres langues germaniques sont
d'ailleurs aussi bien classées, tandis que les langues romanes se
placent plutôt du côté de la simplicité. Mais la palme de la
transparence revient au finnois, langue hors famille indo-européenne.
Comme quoi, il ne faut pas confondre exotisme et complication. Si
l'anglais est particulièrement difficile d'accès pour les natifs, ne
l'est-il pas aussi pour les autres? Philip Seymour n'entre pas en matière
: ce n'était pas l'objet de son étude, dit-il. Un de ses confrères,
le linguiste Mark Pagel de l'Université de Reading, n'hésite pas,
quant à lui, à relever, dans le magazine New scientist de cette
semaine, l'«ironie» qu'il y a à constater que «la lingua franca
internationale est aussi la langue la plus difficile à apprendre». Et
il rappelle que l'anglais ne s'est pas imposé grâce à une supposée
«supériorité naturelle», mais par «accident historique». Selon le
mot d'un autre linguiste, David Crystal *, la langue de la révolution
industrielle s'est trouvée à plusieurs reprises «à la bonne place au
bon moment».
Si donc le hasard a voulu que l'anglais devienne la langue globale, ce
hasard aurait-il particulièrement mal fait les choses ? La question se
pose dans un tout autre domaine que l'éducation, celui de la sécurité
aérienne : on estime que 11% des accidents d'avion sont dus à une
mauvaise communication linguistique. ** Les mêmes problèmes se
produiraient avec n'importe quelle autre langue internationale, note
David Crystal. Pas du tout, réplique Kent Jones, un ingénieur civil à
la retraite habitant Chicago, et qui a fait de la «dangerosité» de
l'anglais son cheval de bataille. Peu de langues comportent autant
d'ambiguïtés, argue-t-il. Il est vrai que, pour des millions
d'anglophones de fortune, une prononciation acceptable relève du rêve
inaccessible. À propos, maîtrisez-vous les nuances entre «bate», «bet»,
«bit» et «beat» ?
Les spécialistes sont en tout cas d'accord sur un point: l'anglais est
une «fausse langue facile» qui trompe son monde grâce à une
grammaire avenante. Le plus amusant est encore de constater que certains
continuent de célébrer cette prétendue simplicité dans un jargon
incompréhensible qu'ils croient être de l'anglais.
* English as a global language, Cambridge University Press, 1997
** Fatal words : Communication clashes and Aircraft crashes de Steven
Cushing, University of Chicago Press, 1994.
Anna
Lietti
Source
: LE TEMPS, journal du vendredi 14 septembre 2001