Sujet :

Pour un pacte de stabilité linguistique

Date :

30/11/2003

De Germain Pirlot : (courriel : gepir.apro(chez)pandora.be

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Pour un pacte de stabilité linguistique

Office de Coopération EuropeAid Réflexions de M.  François-Pierre Nizery est Conseiller pour les questions culturelles à l'Office de Coopération EuropeAid à la Commission européenne

Bureau : J54-5/61 - 54, rue Joseph II, 1000-Bruxelles

Tél : 02 299 07 78

 Courriel : francois.nizery@cec.eu.int

 

Une fois n'est pas coutume, je me lance dans ce forum francophone pour la première fois et pour dire : Anna Maria Campogrande a tout-à-fait raison de souligner la perversité du concept même de langue unique ou de "lingua franca" qui, sous couvert d'utopie esperantiste, fait en réalité, faute de locuteurs de l'esperanto en nombre suffisant, le lit de l'anglais, cette dernière langue n'étant pas, comme chacun sait, une langue neutre de communication, mais l'expression d'une culture à prétention mondialisante et diffusant subrepticement une logique utilitariste qui faisait dire à Pierre Defraigne, lors du colloque de novembre 2000, que l'Europe était «aimpensable en anglais ». Il voulait dire par là, et il avait ô combien raison, que l'Europe, en tant qu'expression même de la diversité culturelle, ne pouvait être sérieusement « pensée » dans une langue unique elle-même chargée d'un poids culturel propre n'intégrant pas, par définition, la pluralité des cultures européennes. L'esperanto n'a certes pas ce poids culturel « polluant » et se définit lui-même comme culturellement neutre et simple outil de communication. Toutefois, outre sa diffusion restreinte (à laquelle semble d'ailleurs condamnée toute langue qui ne porte pas en elle le souffle d'une identité culturelle), il demeure victime de sa prétention au statut de "lingua franca", car l'unicité linguistique est en soi un non-sens, un concept aberrant qui ignore le b.a.-ba de toute construction culturelle et de toute entreprise humaine, à savoir la pluralité fondatrice, la relation à l'Autre, l'indispensable regard de l'Autre et sur l'Autre pour toute communauté humaine, linguistique et culturelle, qui prétend simplement survivre.

La vraie réponse à la tentation dominatrice de l'anglophonie n'est donc évidemment pas l'illusion esperantiste ou tout autre rêve absurde de langue unique, mais au contraire la préservation coûte que coûte de la diversité linguistique, y compris les langues régionales.

On objectera que le multilinguisme est lui aussi un rêve, une chimère dont la vaine poursuite fait aussi le lit de l'anglophonie dominante. Ce n'est pas exact et cet argument se retrouve d'ailleurs, curieusement et comme par hasard, principalement dans quelques bouches anglophonophiles qui ne souhaitent pas, et pour cause, le succès du multilinguisme. Ce qui est vrai c'est que le multilinguisme a un coût, que d'aucuns considèrent disproportionné, mais qu'il faut pourtant assumer de toutes nos forces et dans toute son ampleur, tant il y va de la survie de l'idée même d'Europe, de l'idée même de Paix, de l'idée même de Culture.

Longtemps j'ai cru qu'il suffirait, pour faire face à la menace de l'unilinguisme et limiter le coût du plurilinguisme, de promouvoir le bilinguisme français-anglais. C'est la thèse que je défendais lors du colloque de novembre 2000. Et bien, j'avais tort, je le confesse. Le face-à-face des oppositions binaires, donnée constante de la nature humaine et de son Histoire, débouche quasi inéluctablement ici en Occident, non pas sur l'équilibre des forces en présence, car hélas nous n'avons pas la sagesse des Chinois et nous avons oublié celle d'Héraclite, mais sur l'abandon de l'une à la domination de l'autre, jusqu'à la chute finale de l'Imperium. Le regard de l'un sur l'autre et de l'autre sur l'un ne nous suffit pas, il nous faut un autre de l'autre, une intervention tierce qui casse le face-à-face mortel et joue le rôle de catharsis. Le français ne peut rien, seul confronté à l'anglais, il lui faut aider l'allemand, l'italien, l'espagnol, le néerlandais, le polonais, le breton, le basque, le corse, etc., et pourquoi pas l'arabe, nouvelle langue de l'intérieur de l'Europe, à exister, à survivre, pour intervenir en rupture du jeu suicidaire des arrogances anciennes. Pourquoi l'italien, notre "lingua madre", née sur le sol de notre "lingua mater", une si belle langue de culture, si musicale et si gourmande de poésie, est-elle à ce point négligée, abandonnée, oubliée, alors qu'elle devrait être au premier rang ? C'est non seulement injuste mais idiot, car destructeur d'une richesse qui est au cœur de notre vieille Europe.

Il n'y a donc pas de choix, c'est le multilinguisme ou rien, la diversité ou l'unicité et sa promesse de chaos.

Le coût du multilinguisme ? Il est lourd, pourquoi le cacher ? Lourd à quinze, écrasant peut-être à vingt-cinq, il faut pourtant l'assumer. Le Parlement européen l'assume, et continuera de l'assumer, moyennant une flexibilité minimale de mise en œuvre. La Commission devra suivre ce chemin, ou prendre le risque de « l'impensable », donc de la « non-Europe ».

En tout état de cause, le coût du multilinguisme ne se mesure pas seulement en ponctions budgétaires, en ressources financières et humaines, en frais de traduction et d'interprétation. Il se mesure aussi en courage politique, car il est des mesures qui n'appellent guère d'argent mais surtout une volonté, celle d'aller à l'encontre du « politiquement correct », de la paresse intellectuelle, du laisser-faire pseudo-libéral, de la loi de l'offre et de la demande, de l'insupportable diktat du « Marché aux langues » cher à Monsieur Louis-Jean Calvet. Comme toute entreprise visant à maîtriser l'évolution du cours de l'Histoire, à rétablir un équilibre de valeurs, le multilinguisme nécessite une intervention de la puissance publique. Il ne s'agit pas en l'occurrence de s'en remettre à un dirigisme d'un autre âge, il s'agit d'infléchir le cours des choses par la régulation souple mais précise de l'enseignement des langues. Qui peut agir en la matière ? Les États ? Non, car ce n'est pas un problème national, c'est une affaire de politique européenne et rien d'autre, c'est une question de conscience européenne au sens le plus élevé. Qui peut le mieux intervenir à ce niveau sinon la Commission, gardienne des Traités et du sens de la construction européenne ? Cela implique évidemment que cette Institution sorte de ses inhibitions qui l'ont jusqu'à présent retenu d'agir de façon décisive au cœur de la question vitale qui détermine tout le reste : l'éducation. Le contenu pédagogique de nos systèmes d'enseignement reste à ce jour, subsidiarité oblige, le domaine réservé des États membres. La Commission n'intervient le plus souvent qu'à ses marges et se cantonne dans des objectifs d'appui financier au fonctionnement des systèmes éducatifs (mobilité notamment) sur base de critères quantitatifs plus que qualitatifs (accès à l'éducation, aux nouvelles technologies, au marché de l'emploi) ou des mesures n'affectant guère la liberté de manœuvre et de contre-manœuvre des partenaires nationaux quant au contenu des enseignements. Or, si la Commission veut assumer sa mission et peser sur le substrat de la construction européenne, le dialogue des cultures, la connaissance réciproque, le respect de la diversité, le principe d'égalité dont le multilinguisme fait partie intégrante, il faut qu'elle puisse agir sur la matière de l'enseignement, non pas pour en changer le contenu, mais pour assurer l'équilibre de ses composantes culturelles, dont les langues, et les conditions d'un enseignement comparatif des cultures. Assurer l'équilibre dans le domaine de l'enseignement des langues, qu'est-ce que cela signifie ? Cela signifie d'abord inciter, encourager le choix de l'élève vers trois priorités : d'abord la pleine connaissance de sa propre langue, y compris sa langue régionale s'il le souhaite, ensuite la connaissance au moins passive d'une langue « du voisin » tant à l'intérieur qu'à l'extérieur de l'Europe (par exemple l'arabe, langue extérieure que le phénomène migratoire importe à l'intérieur et dont il faut absolument encourager la diffusion). Vient enfin la troisième priorité, la plus délicate : la connaissance d'une langue « internationale ». Mais qu'est-ce qu'une langue internationale et laquelle choisir ? Si le « Marché aux langues » décide, c'est évidemment l'anglais.

Alors il faut oser, oui je dis bien oser, lever un tabou et envisager de réglementer l'équilibre d'apprentissage de toutes les langues européennes qu'on peut qualifier « d'internationales » (choix qui doit rester ouvert, car outre les trois langues de travail des Institutions, l'italien et l'espagnol ont de bons arguments à faire valoir). Osons la discrimination dite « positive » (on le fait sans pudeur et avec quelque résultat pour le « genre » ou pour la diffusion des films, pourquoi pas pour les langues ?), osons proposer le relèvement réglementé, dans chacun des États membres, de l'offre d'enseignement des langues dites «ainternationales » ne bénéficiant pas de l'attrait du « Marché ».

Osons dire le mot tabou : QUOTAS.

Osons un « Pacte de stabilité linguistique » !

Romano Prodi recevant le rapport du Groupe des Sages (2003)Révolution ? Chimère ? Utopie dangereuse ? Non, ce débat est dans l'air du temps. Il est déjà ouvert, en ce qui concerne l'enseignement comparatif des matières concourant à l'expression des identités culturelles (Histoire, littérature, histoire des religions, langues), dans la sphère de l'Europe et de son voisinage le plus proche, l'autre rive de la Méditerranée. Le Groupe des Sages mis en place par le Président Prodi pour relancer le Dialogue des Peuples et des Cultures dans l'aire euro-méditerranéenne, a proposé dans son rapport final, présenté lundi dernier au Président et à la presse, une vision novatrice voire révolutionnaire dans ce domaine.

Encourageons donc nos Institutions à agir ainsi en direction des citoyens de l'Europe. Mais engageons-les aussi à agir à l'intérieur d'elles-mêmes, faute de quoi leur crédibilité et leur image ne seraient pas à la hauteur de leurs ambitions publiques. La Commission, pour ne citer qu'elle, doit impérativement faire respecter en son sein un minimum d'équilibre linguistique dans les relations écrites (y compris électroniques) comme dans les relations orales internes et externes et, à tout le moins, l'équilibre entre les TROIS langues de travail sans que l'une ne prédomine sur les autres et avec un système de surveillance rigoureux dans chaque Direction générale.

Mais commençons peut-être par le commencement. Pour aider la Commission dans cette révolution culturelle, je suggère un moyen très simple, parmi d'autres, à mettre en œuvre dans le très court terme : il consiste à doter chaque fonctionnaire de la Commission d'un outil informatique qui lui parle dans sa propre langue et pas uniquement en anglais, comme c'est aujourd'hui le cas. L'ordinateur, c'est cet ami discret avec lequel chacun de nous entretient un dialogue quotidien dont nous imprégnons toutes nos neurones.

La langue de l'ordinateur est celle qui, insidieusement, pénètre sans qu'on y prenne garde toutes nos habitudes et tous nos réflexes. Or, la Commission n'a malheureusement pas saisi l'occasion d'une récente migration de l'ensemble des ordinateurs de ses fonctionnaires vers une version plus actuelle du logiciel "Windows" ("Windows XP") pour mettre à leur disposition toutes les versions linguistiques de ce logiciel existant sur le marché. C'est radicalement inacceptable et cela doit être dit et redit, avec l'appui de tous les moyens de droit existant. Laisser perdurer la situation actuelle est un crime contre l'intelligence et un acte de lâcheté. C'est une faute, génératrice de discriminations flagrantes et favorisant la pénétration sournoise et sans retour possible d'un unilinguisme de fait. Il faut s'opposer avec force à cette dérive.

Mais ne soyons pas dupes. La Commission, les États membres, les pouvoirs publics, les décideurs politiques, ne feront rien, ne décideront rien sans la force et la pression des hommes de terrain que nous sommes. Rien ne replacera le courage, la vigilance et la responsabilité individuelle. Si chacun de nous, à sa place, à son niveau, exerce la vigilance requise et se sent personnellement responsable du respect de la diversité culturelle et linguistique, les choses avanceront, lentement mais sûrement et les dérives seront jugulées. Le fatalisme ambiant qui pousse la plupart des Francophones à se dire : « à quoi bon se battre contre l'inéluctable ? » peut être vaincu par le courage et la volonté de quelques-uns. Toute notre Histoire le dit et le redit. Ce n'est pas une question de nombre, c'est une question de force et de constance dans la résistance. C'est aussi une question de doigté. Il ne faut pas faire de ce combat l'enjeu d'un conflit de générations ou d'une nouvelle querelle des anciens et des modernes. Il ne faut pas culpabiliser, mais responsabiliser. Il ne faut pas pourfendre la «aperfide Albion », mais tenter de la convaincre de l'intérêt pour elle, et pour la survie littéraire de Shakespeare, de défendre le multilinguisme (peine perdue ? Pas sûr, les plus ardents promoteurs de l'anglophonophilie ne sont pas forcément les Anglais ! On en trouve en Espagne, voire en Italie (!), voire en France même (!), en Allemagne, en Hollande, dans les pays nordiques, à l'Est de l'Europe !)  Plutôt que de hurler, pleurer, crier dans le vide, il vaut mieux agir. Comment ? Par des actes simples mais bien ciblés, même s'ils coûtent parfois, au vrai sens du terme. Je viens, pour ma part, d'annuler une mission en Andalousie, très agréable et intéressante, au motif que les organisateurs du colloque auquel je devais participer (soit dit en passant sur le dialogue interculturel entre l'Europe et l'Amérique latine) m'ont à la dernière minute privé de l'interprétation en français qu'ils m'avaient  promise. Inacceptable, me direz-vous, l'annulation va donc de soi. Certes, mais en attendant, cette mauvaise blague me coûte 250 euros (prix du billet non remboursable de ma femme qui devait m'accompagner). C'est là qu'il faut se dire : et bien oui, la défense du multilinguisme vaut bien 250 euros (même s'ils me restent, je l'avoue, en travers de la gorge !). Je n'évoque pas cet épisode malheureux de ma vie professionnelle pour me citer personnellement en exemple, il y en a sûrement bien d'autres, mais pour dire que nous avons tous, chacun à notre place, le moyen de poser parfois des actes forts, parce que coûteux, et qui parlent mieux à ceux auxquels ils s'adressent que mille discours et autant de jérémiades. Il y a des gestes, des silences, des absences qui valent leur pesant de résistance.

Ne cédons pas au découragement, luttons, luttons avec toute notre force de conviction et nous renverserons toutes les montagnes unilinguistes et impérialistes du monde !

Lorsque, lundi dernier, le Groupe des Sages que j'ai évoqué précédemment a présenté son rapport final à la presse, on a senti se lever un vent de scepticisme de mauvais aloi. La véritable révolution culturelle à laquelle invite ce rapport semblait apparaître à beaucoup comme utopique et suscitait quelques sourires blasés tant le décalage entre les ambitions et les réalités paraissait énorme, tant l'expérience du quotidien dans le conflit israëlo-palestinien et ailleurs paraissait anéantir toute forme d'optimisme.

Il fallait pourtant y croire. Il faut continuer d'y croire, sous peine de verser dans la désespérance absolue.

Le multilinguisme, c'est pareil, il faut y croire, absolument, quotidiennement, résolument.

Je citerai en conclusion la phrase que Jean Daniel, co-président du Groupe des Sages, a prononcée en présentant le rapport du Groupe au Président Prodi, puis à la presse :

« Ce rapport, c'est LA LUTTE DE L'ESPÉRANCE CONTRE L'EXPÉRIENCE »

 

 

 

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Réponse de Claude Piron, à l'intervention de M. F.Nizery.

(Claude Piron est ancien traducteur-correcteur à l'ONU (New-York))

 

Monsieur,

 

Mme Campogrande a bien raison de lutter pour que soient respectés les principes qui, dès le début, ont régi l'emploi des langues. Mais la lutte n'aboutira pas si l'on élude la question des causes de ce non-respect. Elles sont multiples :

"Linguistic Imperialism", de Robert Phillipson-- Il y a une politique délibérée des pays anglo-saxons, révélée par Robert Phillipson dans "Linguistic Imperialism" (Oxford : University Press, 1992), notamment un accord confidentiel visant à faire de l'anglais l'unique langue utilisée partout dans le monde pour les relations internationales, le but ultime étant d'en faire l'unique langue « sérieuse » de notre planète, les autres étant progressivement réduites à l'état de dialectes.

-- Il y a l'inconscience d'une bonne partie des victimes des pressions anglo-saxonnes, qui renforcent cette politique en répétant que l'anglais a de facto le statut de langue de communication et qu'il ne sert à rien d'aller à contre-courant.

-- Il y a un fait d'ordre pratique : une langue intermédiaire est commode. Quand un Slovène qui a appris l'allemand et l'italien doit négocier ou travailler avec un Finlandais qui a appris l'anglais et le suédois, leur multilinguisme ne leur est d'aucun secours, il leur faut un intermédiaire, traducteur ou interprète. J'ai beaucoup de sympathie pour Mme Campogrande, mais je crains qu'elle néglige une considération importante : quand il y a décalage entre la réalité juridique et la réalité tout court, c'est en général cette dernière qui finit par l'emporter. La sagesse est de trouver une modification de la réalité juridique qui réponde aux besoins de la réalité "in situ". L'histoire des langues nous montre que dans les situations interculturelles où la nécessité de communiquer se fait sentir avec force il est fréquent que naisse une langue-truchement. Autrement dit, la fonction crée l'organe. Le pidgin de Nouvelle-Guinée, l'indonésien, les créoles antillais en sont des exemples, mais l'anglais en est peut-être un lui aussi, comme le suggèrent ses caractéristiques de langue très créolisée, notamment la disparition des terminaisons. L'espéranto est né de ce même besoin : des gens tout simples, n'ayant pas le temps et les moyens d'apprendre les langues des grandes nations, vivant souvent dans des pays « provinciaux » (Lituanie, Mongolie, Islande, Brésil...), assoiffés de contacts avec le vaste monde, se sont emparés du projet de Zamenhof, et, en l'utilisant pour communiquer d'un bout à l'autre de la planète, l'ont transformé, en un peu plus d'un siècle, en une langue vivante. Le germe proposé par le jeune Zamenhof a rencontré une aspiration très puissante diffuse dans une partie de la population de notre planète, et l'a fécondée.

Quand, Monsieur, vous dites qu' « il [l'espéranto] demeure victime de sa prétention au statut de lingua franca », vous vous fondez sur une image sans rapport avec la réalité. L'espéranto n'a aucune prétention. Il est là, disponible. Efficace et psychologiquement très satisfaisant pour qui a pris la peine de l'apprendre. Mais laissant ceux qu'il n'intéresse pas se débattre dans les contradictions de leurs systèmes de communication. Le respect d'autrui est l'une des caractéristique du monde de l'espéranto.

Chacun est libre de choisir sa solution, fût-elle aberrante, ou masochiste, du moment que cela ne fait de mal à personne d'autre (évidemment, par le biais des coûts, des complications, des frustrations, des inégalités, des efforts mentaux exigés de millions de jeunes pour des résultats médiocres, les systèmes linguistiques dominants ne sont pas sans faire de mal, mais nous pouvons provisoirement ne pas nous appesantir sur ce point).

Autre malentendu : vous dites : « l'unicité linguistique est en soi un non-sens, un concept aberrant qui ignore le b.a.-ba de toute construction culturelle et de toute entreprise humaine, à savoir la pluralité fondatrice, la relation à l'Autre, l'indispensable regard de l'Autre et sur l'Autre pour toute communauté humaine, linguistique et culturelle, qui prétend simplement survivre. » L'expression d' « unicité linguistique » ne s'applique pas à l'espéranto tel que je le connais. L'espéranto respecte toutes les langues. Si un Italien, un Espagnol et un Grec estiment qu'il est pour eux plus commode de communiquer en français qu'en toute autre langue, aucun partisan de l'espéranto ne leur en fera grief. L'espéranto n'est pas là pour s'imposer si on peut se passer de ses services, sa raison d'être a toujours été uniquement d'offrir une solution quand il n'y en a pas d'autre qui soit aussi satisfaisante pour les intéressés. L'expérience prouve que, dans cette fonction, il réussit très bien. Et s'il en est ainsi, c'est parce que ce qui l'a engendré, c'est précisément « la pluralité fondatrice, la relation à l'Autre, l'indispensable regard de l'Autre et sur l'Autre ». C'est sans doute pourquoi il a réussi à donner naissance à une « communauté humaine, linguistique et culturelle » qui survit remarquablement bien, depuis cent seize ans qu'on annonce chaque semaine sa mort prochaine.

J'ai vécu et travaillé dans plusieurs milieux internationaux parallèles, l'un utilisant le multilinguisme avec traduction et interprétation, un deuxième l'anglais, un troisième l'espéranto, un quatrième le baragouinage, les gestes, les sabirs et le "Broken English". Je peux donc témoigner en connaissance de cause. S'il y a un milieu où la relation à l'Autre et le regard de l'Autre et sur l'Autre ont une place prépondérante à tout moment, c'est bien la collectivité espérantophone. Il ne faut pas oublier que c'est un foisonnement d'interactions entre gens de toutes cultures, de tous milieux sociaux (à part les très riches), de toutes religions et idéologies qui a progressivement créé l'espéranto d'aujourd'hui (qu'il est fallacieux -- comme on le fait hélas couramment, apparemment sans le moindre souci d'honnêteté intellectuelle -- de ramener au projet publié en 1887 par Zamenhof.). Mon expérience est que, quand les gens parlent anglais, ou quand ils sont contraints de passer par des intermédiaires, l'Autre est beaucoup moins lui-même. Quand un homme à profonde voix de basse parle un russe élégant, et que l'assemblée entend une voix féminine aigrelette ou un ténor mal à l'aise trébucher sur ces phrases littéraires, l'Autre n'a pas beaucoup de chances d'être perçu tel qu'il est.

La même remarque vaut pour les situations où l'on utilise l'anglais : le filtre de la culture anglo-saxonne s'interpose comme une lentille déformante, et très souvent le locuteur ou le rédacteur s'efforce de s'aligner sur le modèle américain ou britannique, trahissant ainsi son identité profonde. Il donne l'impression d'être déguisé, de porter un vêtement taillé pour un autre corps que le sien. Ces distorsions ne se présentent jamais dans le monde de l'espéranto. Chacun s'y exprime avec son accent, sa manière de manier la langue, les comparaisons et proverbes de son terroir, chacun est lui-même et tout le monde est à l'aise, puisque, la langue étant étrangère pour tous, elle ne l'est pour personne. Or, avec ce respect foncier de l'identité de chacun, le miracle est quotidien : c'est le seul milieu où, sans avoir recours à sa langue maternelle, on se sent aussi bien que si on l'employait (cela tient à des raisons neuropsychologiques impossibles à résumer ici).

Claude Piron et l'espérantoPersonnellement, j'ai beaucoup appris de cette présence constante de l'Autre très Autre dans ce milieu. L'espéranto est, de toutes les langues du monde, celle dont le substrat est le plus largement interculturel. Les habitudes linguistiques japonaises, chinoises et russes ont autant imprimé leur marque sur la langue que les habitudes françaises et allemandes. Et le caractère réellement mondial de la « diaspora » espérantophone y assure constamment une rencontre avec l'Autre qui n'a d'équivalent nulle part. Je n'ai pas fait de recherche statistique, mais lorsque je travaillais en Asie orientale, j'ai assez fréquenté les usagers de l'espéranto pour pouvoir dire sans risque de me tromper que la proportion de shintoïstes, taoïstes et boudhistes est bien plus grande dans ce milieu-là que dans le monde francophone ou germanophone, de même que la proportion de personnes de tradition chrétienne ou occidentale est plus grande au sein de l'a« espérantophonie » mondiale que dans un milieu strictement chinois ou coréen.

Chacun est plus en relation avec des Autres vraiment Autres que dans les autres milieux où je me suis trouvé.

Vous invoquez également le fait que l'espéranto a peu de locuteurs. Ce n'est un inconvénient que dans l'immédiat. S'il était officiellement recommandé, sa facilité aurait vite fait d'y remédier (j'avais plus d'aisance en espéranto au bout de six mois qu'en anglais au bout de six ans. Voir la section « Multiplication contre addition » de mon article « Et si l'on prenait les handicaps linguistiques au sérieux ? », www.geocities.com/c_piron ).

Vous terminez en évoquant : « LA LUTTE DE L'ESPÉRANCE CONTRE L'EXPÉRIENCE ».

 Personnellement, je ne vois pas pourquoi opposer ces deux termes. Ma lutte pour la justice linguistique est marquée par l'espérance, mais aussi par mon expérience. Ce n'est pas une lutte pour gagner, c'est une lutte pour faire prendre conscience, pour offrir un trésor à ceux qui veulent bien, et qui ont assez de rigueur intellectuelle et de sens démocratique pour ne pas juger et condamner avant d'avoir ouvert le dossier, mais je respecte sans problème le refus a priori des autres. Mon espérance, c'est que nos frères humains aient assez de bon sens pour ne pas chercher midi à quatorze heures pendant des siècles encore, affolés qu'ils sont apparemment à l'idée de regarder ce qui se passe à côté de chez eux. Quoi qu'il en soit, merci de m'avoir fait connaître votre opinion. Vous croyez que l'action pour l'espéranto fait le lit de l'anglais, je crois pour ma part que le multilinguisme sans correctif le fait bien davantage. Nos perceptions divergent et c'est bien normal. Je respecte la vôtre, bien que je la sente fondée sur une image de l'espéranto qui n'a rien à voir avec sa réalité. Nul doute que vous voudrez bien respecter la mienne.

 

Bien cordialement,

 

Claude Piron

Courriel : cpiron@bluewin.ch

 

 


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