Sujet :

Les entreprises françaises malades de l'anglais

Date :

23/06/2013

Envoi d'Henri Masson : (courriel : espero.hm(chez)wanadoo.fr) 

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Les entreprises françaises malades de l'anglais

Ce billet a été publié dans le cadre de l'opération Têtes Chercheuses, qui permet à des étudiants ou chercheurs de grandes écoles, d'universités ou de centres de recherche partenaires de promouvoir des projets innovants en les rendant accessibles, et ainsi participer au débat public.

VIE PROFESSIONNELLE

La loi Toubon de 1994, unique en son genre, assure l'utilisation de la langue française au sein des entreprises basées en France, notamment pour des documents essentiels au travail (notices, logiciels) ou à caractère obligatoire (contrat de travail, règlement intérieur).

Force est pourtant de constater que l'anglais gagne du terrain dans les entreprises : l'internationalisation des marchés, qu'ils soient de biens, de services ou de main-d'œuvre, pousse les entreprises à la recherche de nouveaux clients, fournisseurs et autres partenaires stratégiques étrangers. Pour comprendre les circonstances de son emploi, j'ai mené, dans le cadre d'un doctorat en gestion à L'École polytechnique, un travail d'observation et d'entretiens dans des entreprises concernées à divers degrés par l'internationalisation.

Un facteur de tensions dans les entreprises

Travailler dans une langue étrangère peut poser problème aux salariés. Bernard Salengro, secrétaire national de la CFE-CGC, dénonce le stress causé par le « tout-anglais » dans les entreprises. Si ce concept de « tout-anglais » est encore assez éloigné de la réalité française, les témoignages de salariés s'accordent à reconnaître la pression nouvelle que fait peser la compétence en anglais sur leur quotidien et leur parcours de carrière. Dans beaucoup de grandes entreprises, l'anglais « courant » conditionne l'accès au statut de cadre. Mais ce qui rend la pression de l'anglais plus perverse est le fait qu'il soit considéré par le management comme une évidence. À peine est-il permis de nommer le problème : « c'est le sens de l'histoire », entend-on, « ce n'est plus une question que l'on pose »...

Il arrive que la langue perde son rôle de vecteur de communication et devienne un outil de domination, susceptible de favoriser ou d'empêcher l'accès aux sources de pouvoir que sont la position hiérarchique et l'expertise. Cas typique sur le terrain, dans une équipe constituée exclusivement de Français, l'arrivée d'un collègue non-francophone génère des bouleversements dans les façons de travailler et des tensions dans les rapports entre salariés. Du jour au lendemain, tout le travail d'équipe doit passer à l'anglais. Lors des réunions, les salariés les moins à l'aise en anglais profitent des basculements vers le français comme de « fenêtres de tir », tandis que les autres les accusent de ne pas respecter leur collègue étranger... Les premiers rétorquent que les seconds veulent les « perdre » volontairement en haussant le registre de la langue. La maîtrise de l'anglais devient alors une nouvelle forme de pouvoir, au-delà de l'expertise et de la position hiérarchique.

Traduction et formation, deux moyens d'action complémentaires

Du point de vue de la performance, l'usage de l'anglais au travail peut être facteur d'inefficacité : il fait obstacle à la communication des idées, à l'oral comme à l'écrit, et prive l'entreprise de l'apport de certains salariés et de leurs compétences - pour ne rien dire des frustrations ainsi générées. Face à ces problèmes, deux principaux leviers sont susceptibles d'être activés: la traduction et la formation aux langues.

Bon nombre de salariés que nous avons interrogés passent plusieurs heures par semaines à traduire des courriels, présentations et autres documents. Si l'on y ajoute les traductions confiées à des professionnels, on se rend compte que la traduction représente un budget important, et sous-estimé, dans une entreprise internationale. Seulement cette importance n'est pas reflétée dans les comptes de l'entreprise. L'intérêt d'une gestion stratégique de la traduction échappe ainsi aux dirigeants et la traduction reste gérée de façon éclatée. La confidentialité est un autre point sensible : un salarié qui fait appel à un service de traduction automatique en ligne se rend-il compte qu'il cède à un tiers l'information, éventuellement sensible, qu'il manipule ? Enfin, des problèmes de qualité de traduction peuvent compromettre l'efficacité de la communication et la réputation de l'entreprise. Les organisations gagneraient à une réflexion approfondie sur ce sujet : quand doit-on avoir recours à la traduction professionnelle ? quand peut-on se contenter d'une traduction « maison » ? et quel est le coût réel de cette dernière ?

Le second levier, la formation aux langues, a indubitablement le vent en poupe. Des affiches dans les trains, les métros et sur les quais de gare nous rappellent quotidiennement notre insuffisance dans la langue de Shakespeare. Les directions d'entreprises sont bien conscientes du défi, comme le montrent les efforts fournis : la formation linguistique constitue, dans toutes les entreprises internationales que nous avons étudiées, le premier budget de formation. Seulement c'est un puits sans fond. On estime à 100 heures l'investissement nécessaire pour gravir un échelon sur une échelle européenne qui en compte six -soit cinq ans au rythme usuel de 20 heures par an ! À vouloir former tous les salariés, on ne forme personne. Une modélisation économique simple montre que pour gérer efficacement cette ressource précieuse qu'est la compétence en langues, un programme de formation devrait plutôt se concentrer sur quelques salariés qui ont une réelle pratique (présente ou future) de la langue étrangère, les former intensivement, puis capitaliser sur les compétences chèrement acquises.

Forcer le changement n'est pas une bonne stratégie

Gérer une transition linguistique dans l'entreprise demande patience et concertation. Une transformation des pratiques doit s'accompagner d'une rapide montée en compétences des salariés concernés, sans quoi l'entreprise se prive de l'apport de certains collaborateurs. Inversement, la pratique quotidienne d'une langue est la meilleure des formations et l'on ne peut faire monter durablement en compétence un salarié qui n'utilise pas la langue apprise. La transition linguistique est un processus long, complexe et coûteux. Si ses retombées économiques, en termes d'internationalisation des activités, valent sans doute l'investissement, il convient d'anticiper les conséquences du changement et d'accompagner les salariés, tout en imposant des limites au processus afin que l'anglicisation du travail ne devienne pas une nouvelle mode managériale, absurde pour les salariés et préjudiciable à l'efficacité du travail.

 

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Polytechnicien, ingénieur du corps des Mines

 

 

Source : huffingtonpost.fr, le 21 juin 2013

Possibilité de réagir sur :

http://www.huffingtonpost.fr/jerome-sauliere/anglais-entreprises-francaises_b_3470643.html

 

 

 

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