Sujet :

L'anglais au nom de la sécurité !

Date :

06/08/2012

De Jean-Loup Cuisiniez (courriel : jean-loup.c28(chez)orange.fr)

Mesure anti-pourriels : Si vous voulez écrire à notre correspondant, remplacez « chez » par « @ ».

  

L'anglais au nom de la sécurité !

 

Avant-propos

Françoise Champeaux

 

Les conditions de l’utilisation d’une langue commune

Extraits du rapport de Sophie Lambremon, Conseiller à la chambre sociale de la Cour de cassation

 

La langue de travail dans les textes et la jurisprudence

 

Les dispositions de la loi Toubon appliquées en droit du travail :

un principe de réalité

Entretien avec Arnaud Teissier, avocat associé, Capstan, Docteur en droit

 

Une langue commune sans préjudice de sa langue maternelle

Entretien avec Bernard Salengro, Secrétaire national de la CFE/CGC en charge du secteur des conditions de travail

 

 

 

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Avant-propos

 

 

Selon la Cour de cassation, les manuels aéronautiques rédigés en anglais n’ont pas à être traduits en français.

Le caractère international de l’activité liée au transport aérien implique l’utilisation d’une langue commune, justifiée également pour des raisons de sécurité.

La revue Lamy Social y consacre un dossier.

L’anglais, au nom de la sécurité

La CFE-CGC a osé. Dans son traditionnel baromètre sur le stress, elle pose la question de l’usage d’une langue non maternelle dans le travail. En décembre 2011, 18 % des cadres répondaient utiliser quotidiennement une langue non maternelle et 19% régulièrement. D’emblée, le ton est donné. L’usage par les cadres d’une langue étrangère, ce qu’il faut le plus souvent traduire par la langue anglaise, est associée au stress. La grande famille des risques psychosociaux est priée d’accueillir la langue de Shakespeare. S’exprimer, lire, écouter en anglais coûte aux salariés : charge cognitive, concentration, difficultés de compréhension, angoisse de s’exprimer dans une langue qui n’est pas la sienne… (v. B. Salengro, p. 13). Au-delà du stress, l’anglais peut aussi se conjuguer avec une baisse de rentabilité de l’entreprise lorsque des erreurs sont commises suite à un déficit de vocabulaire ou de grammaire.

UNE POSITION RESTRICTIVE

Dans un contexte de mondialisation, y a-t-il encore débat ? En attendant le chinois, l’anglais est la nouvelle lingua franca. Mais la langue maternelle n’est pas vaincue et la loi Toubon de 1994 veille. Elle impose l’emploi du français dans le contrat de travail et dans le règlement intérieur sans toutefois fermer la porte aux autres langues, lorsque le salarié est d’origine étrangère ou lorsque les documents « ont été reçus de l’étranger ou destinés à des étrangers ». Quant à la Cour de cassation, elle n’a pas eu souvent à se prononcer et sa ligne n’est pas d’une clarté absolue (voir tableau, p. 10), jusqu’à l’arrêt du 12 juin 2012 qui pose la question de la traduction en français des manuels aéronautiques à destination des pilotes d’Air France. Là encore, la chambre sociale n’a pas spontanément trouvé sa voie. Elle a renvoyé plusieurs fois l’affaire. L’avocat général a consulté, d’une part, la direction générale de l’aviation civile et, d’autre part, la délégation générale à la langue française et aux langues françaises. Pour la première, qui milite pour des manuels en langue anglaise, « l’utilisation d’une documentation technique traduite en français multiplie le risque d’erreur avec un impact sur la sécurité ». Pour la seconde, « seul un impératif absolu de sécurité lié à la bonne compréhension de la documentation technique peut être invoquée à l’appui d’une exception à l’obligation de recours au français ». Entre-temps, sous la pression de lobbyistes, la loi Warsmann a modifié le Code des transports afin que les documents techniques dans le secteur des aéronefs soient en anglais.

La Cour de cassation a maintenant tranché (v. S. Lambremon, p. 8). Elle a choisi l’anglais tout en prenant soin d’entourer son arrêt de conditions : pour ne pas être traduits en français, les documents doivent relever d’une activité à « caractère international », telle le transport aérien qui implique l’utilisation d’une «alangue commune ». La maîtrise de la langue anglaise est une condition d’exercice des fonctions de pilote, également présentée comme la « garantie de la sécurité des vols ». La sécurité surplombe tout, y compris la loi Toubon. C’est aussi le message de la Cour de cassation. Dans cette affaire, c’est l’anglais qui est le garant de la sécurité, davantage qu’une traduction en français. L’arrêt doit-il être circonscrit au secteur aérien? Une lecture extensive semble possible, dès lors que les conditions précitées sont réunies (v. A. Teissier, p. 11).

Les secteurs de la recherche, du commerce international, le transport maritime pourraient être concernés par cette jurisprudence. Et, pourquoi pas, selon Arnaud Teissier, les directions opérationnelles des groupes de dimension internationale. La brèche est-elle ouverte ? La délégation générale à la langue française et aux langues de France recommande un décret d’application pour établir la liste précise des documents techniques échappant à l’obligation de traduction en français.

Françoise Champeaux

(retour)

 

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Le caractère international d’une entreprise de transport aérien implique l’utilisation d’une langue commune.

Pour garantir la sécurité des vols, il est exigé des utilisateurs qu’ils soient aptes à lire des documents techniques rédigés en langue anglaise.

 

Les conditions de l’utilisation

 d’une langue commune

 

 

Extraits du rapport de Sophie Lambremon, Conseiller à la chambre sociale de la Cour de cassation

 

1.  RAPPEL DES FAITS ET DE LA PROCÉDURE

La société Air France met à disposition des pilotes et des mécaniciens des fiches ATLAS (permettant de rouler, décoller et atterrir sur les aéroports en suivant un cheminement très réglementé, rédigé en anglais pour la charte des légendes des aérodromes, et en français pour la cartographie standard), des documents techniques d’utilisation des appareils des familles Boeing et Airbus dits TU (manuel d’utilisation de l’appareil rédigé, selon les parties, en français ou en anglais), des enseignements assistés par ordinateur dits EAO (programme de formation accessible par ordinateur, rédigé et illustré en anglais) et des documentations relatives à la légende des cartes (permettant de comprendre les cartes de vol).

Invoquant les difficultés rencontrées par les pilotes et par les mécaniciens dans l’usage des documents rédigés en anglais, les délégués du personnel ont demandé à plusieurs reprises, sans succès, l’application de l’article L. 1321 6 du Code du travail prévoyant au profit du salarié la rédaction en français des documents nécessaires pour l’exécution de son travail. Le syndicat Alter a saisi le Tribunal de grande instance de Bobigny pour qu’il soit ordonné, sous astreinte, à la compagnie aérienne de mettre à la disposition de ses salariés la traduction en langue française de tout document des familles Boeing et Airbus, des fiches ATLAS et des documents de légende, et des logiciels de formation.

Le jugement du 20 novembre 2008 qui l’a débouté de sa demande a été infirmé par un arrêt de la Cour d’appel de Paris du 1er octobre 2010. C’est l’arrêt frappé de pourvoi.

 

2. DISCUSSION CITANT LES RÉFÉRENCES DE JURISPRUDENCE ET DE DOCTRINE

Les documents techniques liés à l’activité aéronautique de la société Air-France sont-ils soumis aux dispositions de l’article L. 1321 6 du Code du travail ?

L’article 1er de la loi n° 94-665 du 4 août 1994 relative à l’emploi de la langue française, dite « loi Toubon », dispose : « La langue française est un élément fondamental de la personnalité et du patrimoine de la France. Elle est la langue de l’enseignement, du travail, des échanges et des services publics. »

Ainsi que le fait observer Me Viviane Stulz dans un article intitulé « Polémique autour de l’usage de l’anglais dans les entre prises » (Petites affiches, 31 oct. 2005), cette loi ne constitue pas, dans les relations du travail, une totale nouveauté puisqu’elle remplace les dispositions d’une précédente loi sur le même sujet, la loi n° 75-1349 du 31 décembre 1975, qu’elle complète.

Pour Me Viviane Stulz, toutefois, elle « reste une anomalie en Europe, aucun pays n’ayant, à notre connaissance, ce type de législation, à l’exclusion de la Pologne et de la Belgique. Dans ce dernier pays, pour des raisons culturelles évidentes, le non-respect de la législation sur l’emploi des langues est sanctionné par la nullité des actes ou communications en région wallonne et par l’obligation de traduire le document ou la communication dans la langue choisie par le salarié en région bruxelloise. La Pologne a une loi sur l’emploi du polonais, proche de la loi Toubon, qui impose l’emploi du polonais dans les relations avec les consommateurs et au travail. Cependant, lorsque le salarié est citoyen d’un autre pays membre de l’Union européenne, il peut demander que le contrat de travail soit établi dans sa langue.

Dans la plupart des pays, une traduction dans la langue locale est uniquement requise lorsque le document doit être déposé ou enregistré auprès d’une administration (et donc, notamment, pour les conventions ou accords collectifs) ou lorsqu’une affaire est portée devant les tribunaux, encore qu’au Luxembourg, par exemple, les juges demandent de moins en moins de traductions.

Bien souvent, une autre langue que la langue locale peut être utilisée, sous réserve cependant que le salarié la comprenne.

Par conséquent, dans beaucoup de pays, l’utilisation de la langue étrangère se limite aux documents destinés aux cadres.

Ainsi, les législations de nos voisins sont généralement plus souples que la nôtre en ce domaine ».

 

3.  LES THÈSES EN PRÉSENCE

Les dispositions de l’article L. 1321- 6 du Code du travail ne s’appliquent pas en matière de transport aérien pour quatre raisons :

1) l’article L. 1321 6 du Code du travail ne peut s’appliquer aux documents techniques liés à l’activité internationale d’une compagnie aérienne ;

2) cette application serait contraire à la normalisation de la navigation aérienne internationale prévue par la Convention de Chicago, qui implique l’usage de la langue anglaise ;

3) elle contrevient, pour la même raison, à la normalisation du transport aérien sur le territoire de l’Union européenne, prévue par le règlement (CE) n° 216/2008 du Parlement européen et du Conseil du 20 février 2008 concernant des règles communes dans le domaine de l’aviation civile et instituant une Agence européenne de la sécurité aérienne, et abrogeant la directive 91/670/CEE du Conseil, le règlement CE n° 1592/2002 et la directive 2004/36/CE ;

4) les documents techniques rédigés en anglais sont, par définition, opposables aux membres d’équipage de conduite d’avion, dont la maîtrise de l’anglais est nécessaire à l’exercice de leur profession.

 

Les deux seules exceptions prévues par l’article L. 1321 6 du Code du travail concernent les documents reçus de l’étranger ou destinés à des étrangers. Le caractère international par nature de l’activité, la formation des pilotes, les exigences de l’activité aéronautique, la réglementation européenne propre à l’aéronautique ne sont pas exonératoires. Il est erroné d’affirmer que les pilotes maîtrisent parfaitement l’anglais, ce qui rendrait inutile toute traduction en français de la documentation litigieuse : l’annexe 1 de la Convention de Chicago, dont l’un des objectifs est de promouvoir la sécurité des vols, a défini une échelle d’évaluation des nouvelles compétences linguistiques et une durée de validité. L’échelle d’évaluation comprend 6 niveaux :

préélémentaire (niveau 1), élémentaire (niveau 2), préfonctionnel (niveau 3), opérationnel (niveau 4), avancée (niveau 5) et expert (niveau 6).

Depuis le 5 mars 2008, le niveau 4 est le minimum exigé pour les pilotes, y compris, au demeurant, pour les pilotes titulaires d’une licence avant cette date. Il en va de même au sein d’Air France où le minimum requis pour être agréé par la compagnie est également le niveau 4. Air France dispose ainsi d’un certain nombre de pilotes qui, en vertu de la classification prévue par l’annexe 1 de l’Organisation de l’aviation civile internationale, n’ont qu’un niveau opérationnel, c’est-à-dire intermédiaire de connaissance de la langue anglaise – en d’autres termes qui n’ont pas un anglais « courant », permettant de considérer qu’ils peuvent, sans risque de contresens ou de difficulté de traduction, prendre connaissance d’une documentation technique rédigée en anglais.

Le règlement CE n° 216/2008 n’interdit pas la mise à disposition de documents en langue française, ce qui serait contradictoire avec la création d’une agence européenne précisément dédiée à la sécurité aérienne, dès lors que tout contresens, toute confusion ou toute difficulté de traduction peuvent se trouver à l’origine d’un accident et avoir ainsi des conséquences dramatiques.

Il n’est pas discuté que les documents dont la cour d’appel a ordonné la traduction en langue française entrent dans la catégorie visée par l’article L. 1326-1 du Code du travail.

Le fait que la société Air France ait une activité internationale, régie et contrôlée par des organismes internationaux et européens, comportant des normes et une langue de travail communes, l’autorise-t-elle à déroger à l’article L. 1326 1 du Code du travail dans ses relations avec ses salariés ? Le fait que les pilotes aient nécessairement une connaissance au moins « opérationnelle » de l’anglais l’exonère-t-il de l’obligation de leur fournir des documents de travail en langue française ?

Et si nous décidons que les spécificités de l’activité de la compagnie aérienne ne lui permettent pas de déroger aux prescriptions du Code du travail, nous devrons dire si, comme le soutient le second moyen, la cour d’appel, en considérant que les documents litigieux n’entraient pas dans les exceptions posées par l’alinéa 3 de l’article L. 1326-1, a, ou non, donné une base légale à sa décision. Ce moyen pourrait être considéré comme tendant, sous couvert d’un manque de base légale, à remettre en cause l’appréciation souveraine par les juges du fond, de la valeur et de la portée des éléments de preuve qui leur sont soumis.

Cass. soc., 12 juin 2012, 10-25.822 P + B

(retour)

 

 

 

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La langue de travail dans les textes

 et la jurisprudence

 

- LES TEXTES

 

Un contrat de travail en français, sauf pour les salariés étrangers

Le contrat de travail établi par écrit est rédigé en français.

Lorsque l’emploi qui fait l’objet du contrat ne peut être désigné que par un terme étranger sans correspondant en français, le contrat de travail comporte une explication en français du terme étranger.

Lorsque le salarié est étranger et le contrat constaté par écrit, une traduction du contrat est rédigée, à la demande du salarié, dans la langue de ce dernier. Les deux textes font également foi en justice. En cas de discordance entre les deux textes, seul le texte rédigé dans la langue du salarié étranger peut être invoqué contre ce dernier.

L’employeur ne peut se prévaloir à l’encontre du salarié auquel elles feraient grief des clauses d’un contrat de travail conclu en

méconnaissance du présent article.

- C. trav., art. L. 1221-3

L’utilisation de la langue française sauf pour les documents reçus de l’étranger ou destinés à des étrangers

Le règlement intérieur est rédigé en français. Il peut être accompagné de traductions en une ou plusieurs langues étrangères.

Il en va de même pour tout document comportant des obligations pour le salarié ou des dispositions dont la connaissance est nécessaire pour l’exécution de son travail. Ces dispositions ne sont pas applicables aux documents reçus de l’étranger ou destinés à des étrangers.

- C. trav., art. L. 1321-6

Sanctions pénales

Le fait de ne pas mettre à la disposition d’un salarié une version en langue française d’un document comportant des obligations à l’égard de ce salarié ou des dispositions dont la connaissance est nécessaire à celui-ci pour l’exécution de son travail est puni de la peine d’amende prévue pour les contraventions de la 4e classe.

Les personnes morales peuvent être déclarées responsables pénalement dans les conditions prévues par l’article 121-2 du Code pénal, des infractions définies aux articles 1er à 3 […].

- Décret n° 95-240 du 3 mars 1995

Les documents liés à l’activité internationale de l’entreprise

Concernant l’application de la loi n° 94-665 du 4 août 1994 relative à « l’emploi de la langue française », la circulaire indique que sont soustraits aux «aobligations » découlant de ces dispositions : « les documents reçus de l’étranger ou destinés à des personnes de nationalité étrangère, en particulier les documents liés à l’activité internationale d’une entreprise. »

- Article 2.3.2, 1° de la circulaire du 19 mars 1996, JO 20 mars

Utilisation de la langue anglaise dans le transport aérien

Les documents techniques nécessaires à la construction, à la maintenance, à l’utilisation opérationnelle des aéronefs et aux supports de formation dans ces domaines bénéficient du même régime que ceux mentionnés au dernier alinéa de l’article L.1321-6 du Code du travail.

- C. transp., art. L. 6221-4-1; loi n° 2012-387, 22 mars 2012, JO 23 mars

 

- La JURISPRIDENCE

 

Opposabilité du plan d’option de souscription d’actions en anglais

La cour d’appel qui a constaté que le plan d’option de souscription d’actions de la société Intuitive Surgical Inc, rédigé en anglais, avait été communiqué au salarié qui l’avait signé et qu’il n’était pas contesté que ce dernier maîtrisait parfaitement la langue anglaise tant à l’écrit qu’à l’oral, a pu décider que les clauses de ce plan lui étaient opposables ;

- Cass. soc., 16 mai 2007, n° 05-45.281 D; voir aussi Cass. soc., 13 févr. 2008, n° 06 44.222 D

Inopposabilité des objectifs en anglais

Vu l’article L. 1321 6 du Code du travail ;

Qu’en statuant ainsi, alors que les documents fixant les objectifs nécessaires à la détermination de la rémunération variable contractuelle étaient rédigés en anglais, en sorte que le salarié pouvait se prévaloir devant elle de leur inopposabilité, la cour d’appel a violé le texte susvisé ;

- Cass. soc., 29 juin 2011, n° 09 67.492 P

 

POUR ALLER PLUS LOIN

« Les langues de travail », A. Supiot, Semaine sociale Lamy n° 1319, p. 7

« La primauté de la langue française, même chez Air France », Semaine sociale Lamy n° 1462, p. 10

« L’usage du français dans l’entreprise », E. Noirot, Semaine sociale Lamy n° 1514, p. 11

(retour)

 

 

 

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Les dispositions de la loi Toubon

appliquées en droit du travail :

un principe de réalité

 

 

Entretien avec Arnaud Teissier, avocat associé, Capstan, Docteur en droit

 

Semaine sociale Lamy : Comment analysez-vous l’arrêt que vient de rendre la Cour de cassation dans l’affaire des pilotes d’Air France ?

Arnaud Teissier : La Cour de cassation tranche de façon très nette. Elle décide que l’activité aéronautique porte en elle-même une dérogation à l’obligation de traduire en langue française les documents de travail remis aux pilotes dans l’exercice de leurs fonctions. Elle ne se prononce pas sur le point de savoir si les documents étaient ou non en provenance de l’étranger. La Cour de cassation choisit volontairement de fixer son interprétation des dispositions de la loi Toubon. Selon elle, l’article L. 1321-6 du Code du travail ne doit pas reposer sur une lecture rigide. Des circonstances particulières peuvent justifier des exceptions à l’obligation de traduire en langue française des documents de travail, alors même que les documents en cause ne proviendraient pas de l’étranger ou ne seraient pas à destination d’étrangers.

Il ne fait pas de doute que la sécurité est au cœur de l’activité aéronautique. Cette question a-t-elle influencé le débat ?

A. T. : Personne n’a oublié les conséquences tragiques d’une erreur de paramétrage sur un appareil de radiothérapie à l’hôpital d’Épinal, il y a huit ans. Le technicien chargé de la maintenance de l’appareil disposait seulement d’un guide d’utilisation en langue anglaise, sans aucune traduction en langue française. La question de la maîtrise de la langue de travail est intimement associée à une possible atteinte à la sécurité des personnes et des biens.*

Dans l’affaire Air France, il est intéressant de relever que, au-delà des arguments juridiques, les parties au litige se prévalaient toutes deux de l’argument de la sécurité… pour arriver à un résultat totalement opposé. En effet, pour le syndicat ALTER, seule la traduction des instructions dans une langue totalement maîtrisée par les pilotes serait de nature à éviter les erreurs de compréhension. Pour ALTER, la traduction en français serait le gage d’une meilleure sécurité.

À l’inverse, pour la compagnie, seule l’utilisation d’un langage de travail unique à l’ensemble des professionnels de l’aviation civile permettrait de limiter les erreurs d’interprétation et de communication. Pour Air France, l’utilisation de documents en langue anglaise par les pilotes et les mécaniciens est un gage de sécurité. La Cour de cassation consacre cette dernière argumentation. Pour cette raison, elle exonère la compagnie Air France de traduire en français les documents de travail remis aux pilotes.

La Cour de cassation a donc pris en compte les spécificités du secteur aérien ?

A. T. : L’arrêt rendu par la Cour d’appel de Paris avait suscité de fortes interrogations dans le secteur du transport aérien (A. Teissier, « Y a-t-il un pilote (qui parle anglais) dans l’avion ? » JCP S 2010, Act. 530). Il s’agit effectivement d’une activité où l’utilisation de la langue anglaise comme langue de travail prime sur toute autre, y compris sur le français. Très clairement, la solution de la Cour de cassation répond à la question de l’application de la loi Toubon au secteur aéronautique. La chambre sociale décide que la société Air France est autorisée à ne pas traduire en français la documentation technique, remise aux pilotes et techniciens de la compagnie, rédigée en langue anglaise. L’analyse à laquelle procède la Cour de cassation rejoint les préoccupations exprimées par le législateur au début de l’année 2012. Conscient des limites que pouvait susciter la rédaction des dispositions de l’article L. 1321-6 du Code du travail, en particulier dans le secteur de l’aviation civile, le législateur a explicitement prévue une nouvelle exception à l’obligation de procéder à une traduction en langue française des documents de travail : l’article 93 de la loi n° 2012-387 du 22 mars 2012, ajoutant un nouvel article L. 6221-4-1 dans le Code des transports. Ce dernier prévoit expressément que « les documents techniques nécessaires à la construction, à la maintenance, à l’utilisation opérationnelle des aéronefs et aux supports de formation dans ces domaines bénéficient du même régime que ceux mentionnés au dernier alinéa de l’article L. 1321-6 du Code du travail ». La Cour de cassation confirme que les dispositions de la loi Toubon doivent être interprétées de manière pragmatique afin d’en assurer la réelle efficacité.

Cette nouvelle exception consacrée par la Cour de cassation dans son arrêt du 12 juin 2012 est-elle réservée aux seules activités de transport aérien ?

A. T. : La chambre sociale prend effectivement de nombreuses précautions, dans la formulation des termes de son arrêt, pour indiquer que la solution concerne le transport aérien. Toutefois, cela ne signifie pas que cette solution ne peut pas être invoquée dans d’autres circonstances, dans d’autres secteurs d’activité. En effet, la Cour de cassation admet la dérogation au principes de traduction en langue anglaise au constat d’une activité :

– présentant un caractère nécessairement international ;

– impliquant une langue de travail commune ;

– imposant aux utilisateurs une maîtrise de la langue anglaise, comme condition d’exercice de leurs fonctions.

« L’utilisation de documents en langue anglaise

 par les pilotes et les mécaniciens

est un gage de sécurité »

Il faut donc considérer que toute situation réunissant ces trois conditions permettra de déroger aux dispositions de la loi Toubon, sans qu’il soit besoin de justifier d’un lien avec le secteur aérien. La Cour de cassation affirme qu’on ne doit pas avoir une lecture stricte des dispositions de l’article L. 1321-6 du Code du travail et, en particulier, des dérogations qu’elle énonce.

Des exceptions pourraient prévaloir dans des situations très variées : dans le secteur de la recherche, du commerce international, dans le transport maritime,… Indépendamment du type d’activité développé, sous réserve bien évidemment que l’activité revête une dimension internationale, le mode d’organisation pourra en lui-même justifier la dérogation à la loi Toubon : l’utilisation de la seule langue anglaise au sein des directions opérationnelles des groupes de dimension internationale paraît être autorisée dans les conditions définies par la Cour de cassation dans son arrêt du 12 juin 2012.

Est-ce que cela signifie pour autant que la loi Toubon est désormais vidée de son sens ?

A. T. : Absolument pas. L’obligation de traduire en langue française les documents nécessaires à l’exercice de l’activité professionnelle reste « le » principe, ce que la chambre sociale prend le soin de rappeler vigoureusement. Il n’est donc pas question de considérer que l’on peut s’exonérer d’une traduction en langue française en toutes circonstances. La Cour de cassation précise que le principe fixé par la loi Toubon peut être assorti de nuances. Rejoignant un principe de réalité, la jurisprudence admet que des salariés français puissent travailler en langue anglaise sans qu’il soit nécessairement besoin de procéder à une traduction systématique. Pour pouvoir s’exonérer d’une traduction en langue française, l’entreprise devra être en mesure de démontrer que les trois conditions définies dans l’arrêt du 12 juin sont réunies. Puisqu’il s’agit d’une exception, l’entreprise devra pouvoir en justifier à chaque fois que la question sera discutée.

En contrepartie de cette évolution, des garanties supplémentaires sont-elles attendues des entreprises ?

A. T. : Dans son arrêt, la Cour de cassation ne donne aucune indication sur ce point particulier. Néanmoins, depuis plusieurs années, la chambre sociale rappelle régulièrement que les salariés sont fondés à se prévaloir d’un préjudice lorsque leur employeur manque à son obligation d’accompagner leur développement professionnel. Il ne fait pas de doute qu’un employeur ne pourra s’exonérer de traductions en langue française que si ses collaborateurs ont une maîtrise suffisante de la langue de travail. Au-delà, l’entreprise doit accompagner ses collaborateurs à appréhender un environnement professionnel international, où les repères « franco-français » sont nécessairement bousculés. L’usage de la langue anglaise doit pouvoir être modulé en fonction des métiers de l’entreprise. En tout état de cause, l’entreprise doit assurer à ses salariés des temps privilégiés durant lesquels s’impose le recours à la langue natale. Il en est ainsi des entretiens d’évaluation, qui sont un temps d’échange, durant lequel le collaborateur doit pouvoir s’exprimer avec précision et finesse. La globalisation de l’économie et la mondialisation des échanges rendent de plus en plus incontournable l’utilisation de la langue anglaise par les salariés français. En étendant le champ des dérogations ouvertes par la loi Toubon, la Cour de cassation confirme qu’il faut se préserver d’une attitude trop « radicale ». En contrepartie, les entreprises ont le devoir d’aider leurs collaborateurs à réussir cette évolution. Les enjeux semblent désormais davantage devoir se concentrer sur les impératifs de formation et d’adaptation à ce nouvel environnement.

(retour)

 

 

 

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Une langue commune sans préjudice

de sa langue maternelle

 

 

Entretien avec Bernard Salengro, Secrétaire national de la CFE/CGC en charge du secteur des conditions de travail

 

Semaine sociale Lamy : L’utilisation de l’anglais en entreprise est-elle une source de stress pour les cadres ?

Bernard Salengro : Je travaille sur cette problématique depuis deux ans déjà. Le dernier baromètre de l’observatoire du stress de la CFE-CGC révèle que 71% des cadres se sentent « impactés » par l’utilisation de la langue anglaise au sein de l’entreprise, langue à laquelle ils se trouvent confrontés au moins une fois par jour (réunions, courriels, documents, clients, directives, etc.). Si 61% des cadres se sentent valorisés par l’utilisation d’une langue non maternelle, 45% se disent en revanche stressés et en position de faiblesse. Les réunions qui se déroulent exclusivement en anglais sont très généralement source de stress, de fatigue, d’angoisse et d’incompréhensions. Finalement, devoir parler une langue qui n’est pas sa langue, c’est comme demander à un gaucher de devenir droitier. C’est possible mais on n’acquiert jamais la même dextérité.

Les traductions peinent parfois à retranscrire des termes techniques ou subtils

B. S. : Exactement. Nous avons d’ailleurs travaillé sur ces questions avec de nombreux DRH, en particulier chez Axa avec qui nous avons abordé le thème de la signification et de la valeur des mots. En effet, certains termes français n’ont pas leur équivalent en anglais (comme le terme de « Sécurité sociale », telle que créée en 1945 en France). De nombreuses nuances de langage (qui seules permettent l’humour, les œuvres littéraires, la parfaite intercompréhension ou les innovations permettant les brevets d’invention) sont par ailleurs inhérentes aux langues maternelles. L’usage de l’anglais en entreprise engendre des erreurs de compréhension fréquentes dont certaines peuvent générer des pertes économiques importantes. La faible maîtrise du langage entraîne un appauvrissement de la pensée. Plus grave encore : le 29 décembre 1972, un avion s’est écrasé en Floride. La tour de contrôle avait ordonné :

"Turn left, right now", c’est-à-dire « Tournez à gauche, immédiatement ! » mais le pilote avait traduit "right now" par « à droite maintenant », ce qui a provoqué la catastrophe. Par ailleurs, la structure syntaxique des langues est déterminante. Ainsi, par exemple, l’allemand place le verbe à la fin de la phrase, contrairement au français et à l’anglais. Cette construction germanique oblige à une certaine discipline d’écoute. Cela montre de grandes différences d’approche, de culture, de comportements…

Faut-il se résigner à l’utilisation d’une langue commune ?

B. S. : Le choix d’une langue commune est inévitable, mais celle-ci doit être codifiée pour éviter les contresens, les incompréhensions, etc. Il faudrait aboutir à une sorte « d’esperanto anglais stabilisé » pour la navigation aérienne. L’utilisation d’une langue commune codifiée suppose de vraies formations au sein des entreprises. Chacun doit néanmoins pouvoir continuer à travailler dans sa propre langue. On constate en effet que l’utilisation exclusive d’une seule langue de travail crée un appauvrissement de la pensée et un niveau de performance bien inférieur. Ainsi, par exemple, lorsque l’entreprise française de conception et de fabrication de télécommunications Alcatel fusionne avec Lucent technologies en décembre 2006, elle espère envahir le marché américain. Progressivement, de nombreux salariés se sont retrouvés à l’écart puisqu’ils ne comprenaient pas les nuances de langue. Aujourd’hui, tous les membres de la direction sont américains. Il y a une véritable élimination par la langue.

L’anglais est-il en perte de vitesse ?

B. S. : L’anglais est la langue « prétendue » du modernisme ; c’est surtout la langue du libéralisme, mais elle n’est pas la langue la plus précise. Les diplomates ont très longtemps utilisé le français, qui est une langue rigoureuse, d’une très grande richesse, et les mathématiciens la pratiquent toujours. Depuis les années 2000, l’hindi et le chinois montent en puissance. Il n’en reste pas moins qu’il existe une véritable culture anglaise, que l’on retrouve partout. En 2000, la moitié des textes de la Commission européenne étaient rédigés en anglais. Aujourd’hui, 90% des textes sont en anglais ! L’utilisation d’une seule langue revient à certains égards à façonner les esprits pour amener au libéralisme.

Comment voyez-vous l’avenir ?

B. S. : Il faut une prise de conscience du problème pour que les entreprises s’occupent sérieusement de cette question. À terme, les traductions automatiques grâce à des programmes informatiques devraient constituer une piste intéressante.

 

Propos recueillis par Françoise Champeaux et Agathe Marcon

 

 

Source : Semaine sociale, Lamy du 25 juin 2012, n°1544

 

 

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