Imaginez l’étonnement d’un étudiant qui, après deux ou trois ans d’études axées sur la pratique typiquement française de la dissertation, assiste pour la première fois à un cours dans l’enceinte d’HEC.
Tandis que des concepts et des mots étrangers valsent rapidement sur un "Power Point" squelettique, vaguement assorti de schémas aussi complexes qu’inutiles, il craint de ne pas tout comprendre. Mais la voix rassurante de son professeur résonne aussitôt :
« Vous avez tous un login ? Je vous forwarde les slides à la fin de l’heure. »
On croirait à une blague si l’emphase et le sérieux n’accompagnaient pas doctoralement ces mots.
Dire qu’une entreprise se "rationalise over-time" est-ce plus convaincant ou plus consistant qu’une entreprise qui se rationaliserait au cours du temps ? Vaut-il mieux "targeter" que cibler ? Pourquoi faut-il "implementer" une stratégie, plutôt que de la mettre en œuvre ? Est-ce plus efficace d’"incentiver" des employés que de les stimuler ou de les motiver ? L’externalisation s’avère-t-elle plus coûteuse que l’"outsourcing" ? La "willingness to pay" du consommateur a-t-elle plus à nous dire que sa propension à dépenser ?
En somme, ces signifiants sont-ils plus simples, plus courts, plus percutants ? Quelle est la plus-value sémantique ou fonctionnelle de ce patois managérial qu’HEC semble avoir pour mission de répandre ?
Camoufler un discours vide
Voici ce que dira un professeur de stratégie, par ailleurs consultant chez McKinsey, au sujet d’une chaîne de cinéma :
« Cette entreprise a tout intérêt à se rationaliser over-time en targetant de nouveaux prospects. »
Cette phrase est vide de sens dans la mesure où elle peut s’appliquer à n’importe quel contexte.
Bien plus qu’une prosternation ridicule et puérile devant la langue originelle du management, cet abandon systématique du français manifeste donc la volonté de saupoudrer un discours superficiel d’une couche de modernité et de précision. Mais ce n’est pas tout.
Assommer d’un argument d’autorité
Les écoles de commerce n’ont pas vocation à garantir le respect scrupuleux des usages linguistiques, et rien n’est plus normal que de familiariser les futurs manageurs aux tournures langagières de l’entreprise. Néanmoins, plus qu’une langue vouée aux échanges commerciaux, ce jargon dissimule des enjeux de puissance où l’anglicisme inutile fuse comme un argument d’autorité qui donne nécessairement raison à celui qui l’emploie.
Tel le « novlangue » inventé par Georges Orwell dans son roman « 1984 », il se compose de notions toutes faites, aboutissant à un appauvrissement de la pensée. Des expressions comme "business model", "dead line", "stakeholders", "process", "short term", "value", "data", "focus", "checker", "suppliers", "business unit", "input", affluent par milliers de la bouche des consultants : autant de termes péremptoires qui n’appellent aucun examen critique du signifié.
Sur le « marché linguistique », pour employer une expression propre à Bourdieu, certains ont le monopole d’un certain jargon investi d’un pouvoir magique qui assure leur domination. L’anglo-saxon donne l’illusion d’un surplus sémantique et culturel auquel seront sensibles le locuteur et son destinataire.
Celui qui parle se sentira valorisé par l’emploi de termes neufs et opaques ; celui qui l’écoute acquiescera pieusement.
Se rassurer par un discours d’appartenance
On fait finalement dire aujourd’hui dans un dialecte mystificateur ce qu’on pourrait tout aussi bien désigner dans un français correct. Si l’anglais est utilisé dans les échanges commerciaux, pourquoi ne pas utiliser simplement cette langue dans la majorité des enseignements, plutôt que d’employer un français maltraité ?
Peut-être parce que ce langage utilisé pour enseigner la finance, le contrôle de gestion, la comptabilité, la communication ou encore la stratégie a précisément pour objectif de donner aux futures élites économiques les moyens de se retrouver entre elles autour d’un même système de signes, qui définit leur appartenance à une identité commune.
Une méthode appliquée par les élites
Les résultats sont visibles au plus haut sommet de la sphère politique et du CAC 40. La plupart des anciens d’HEC délaissent ou malmènent le français avec un sens aigu de la communication.
François Hollande, en pleine campagne, se laisse tenter par une obamisation de sa candidature en choisissant un slogan foudroyant : "H is for Hope". Il rejoint ainsi le tout aussi persuasif "Yes we Kahn" de l’ancien directeur du FMI, passé par la même école. Ou encore certaines déclarations récentes de Nicolas Sarkozy sur la fermeture éventuelle d’une centrale nucléaire : « Si Fessenheim avait été insecure, je l’aurais fermée. Fessenheim est secure, on la laissera ouverte ». What else ?
Source : rue89.com, le 19 mai 2012
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Réaction d'Elred :
Le pouvoir des mots, c’est plus puissant que ce qu’on pourrait penser. « Change les mots qu’un homme utilise et tu changeras ce qu’il pense ».
Donc oui, ça n’est pas anodin comme sujet.
Franck Lepage a fait de belles conférences là dessus.
Simple étudiant en école d’ingénieur aussi, je pense tout de même que les mots ont un sens et un certain pouvoir et que faire joujou avec le langage comme ça ne devrait pas être pris à la légère sous prétexte que c’est encore compréhensible.
Le capitalisme moderne a introduit dans notre vocabulaire tout un tas de mots qui ont une connotation positive pour traduire des idées qui ne le sont pas toujours. Cf Franck Lepage et ses Incultures à ce sujet.
Le passage vers l’anglais n’est effectivement qu’un effet de mode, mais dénote une dérive tout de même dangereuse pour une langue française déjà bien malmenée depuis quelques dizaines d’années, où les mots perdent leur sens et où les « exploités » sont devenus les « défavorisés » (véridique, il n’était pas mal vu d’utilisé le mot « exploité » pour désigner les pauvres il y a encore 40 ans).
Orwell et sa novlangue, c’est très actuel mine de rien.
Franck Lepage : la langue de bois décryptée avec humour !