La guerre des langues Chaque langue possède ses propres caractéristiques pour penser le monde. Support essentiel des représentations, elle peut devenir sujette à des luttes d'influence. Des tentatives d'acculturation par les empires à la créativité scientifique, les enjeux sont énormes.
Dans la nuit des
temps, l'âme des peuples façonna les langues, et celles-ci leur
permirent d'affiner leur pensée. Une langue se marie intimement
à l'essence d'une personne : elle l'identifie et lui permet de
s'exprimer dans toutes ses nuances possibles. Ainsi, la langue
est loin d'être un simple moyen de communication destiné à
échanger des informations. C'est pourquoi chacune possède ses
spécificités propres. Le lexique ne propose pas la même
conception selon la langue. «
On fait normalement de très beaux dictionnaires dans lesquels on
montre qu'esprit ne veut pas dire "Geist"
et que "Geist"
ne veut pas dire "Mind",
et qu'il y a là une richesse qui appartient aux langues de
manière immémoriale », relève le philologue Heinz Wismann
(Penser
entre
les langues, Albin Michel). Sous l'influence ou la
domination d'autres cultures, le vocabulaire et la conception
associée peuvent créer d'énormes distorsions. Par exemple, le
sens de la « communauté internationale » américaine, qui ne
prend en compte que les pays qui acceptent certaines des règles
des États-Unis, est fort éloigné du français « nations unies »,
beaucoup plus universel ; et le « marketing », verbe conjugué
qui a remplacé la très neutre « mercatique » décrivant
l'échange, normalise de fait l'acte consistant à influencer un
individu en vue de lui faire acheter un produit. Derrière le
vocabulaire se cache ainsi une conception et un imaginaire
déposés par strates successives au long du temps. Le lexique
rend compte d'une manière de dire et de voir le monde.
« Esclave parlera
langue du maître » L'être et le parler se rejoignant, la langue est le toit de la maison de l'identité. C'est pourquoi elle est naturellement l'enjeu des luttes de pouvoir et d'influence. En s'imposant physiquement, les empires introduisent leurs propres cultures dans les pays qu'ils dominent. Le russe n'était-il pas obligatoire dans les écoles des nations de l'ex-URSS ? L'expansion de l'islam n'est-elle pas inséparable de l'arabe ? L'américanisation de l'Europe de l'Ouest n'est-elle pas consécutive à l'implantation des États-Unis sur le continent après 1945 ? En France, la situation a considérablement évolué en l'espace de trente ans : tandis que la maîtrise intime de la langue y régresse fortement, un idiome dominant - l'américain - s'impose petit à petit. Pourquoi veulent-ils tuer le français ? (Albin Michel) interrogeait, il y a quelques années, le professeur d'université Bernard Lecherbonnier. L'homme démontrait qu'une politique défavorable à la langue maternelle avait été lancée. En premier lieu, par les pédagogues de mai 68, pour qui la langue était un avatar de la classe dominante qu'il fallait éradiquer. « Du cours préparatoire avec la méthode globale au lycée dépourvu d'enseignement littéraire, la même volonté est à l'œuvre : retirer à l'élève l'outil indispensable à l'édification de sa propre réflexion, de sa différence. » Un tel enseignement limite la pensée et le potentiel de réflexion, affirment les linguistes. Partant, elle étouffe l'identité. Et cela intervient au moment où la puissance dominante - les États-Unis - exerce tout son attrait de séduction. Une puissante politique culturelle Dès les années cinquante, Washington avait gagé ses aides du plan Marshall contre des obligations « culturelles », comme un quota extrêmement élevé (près de 50% en France) de films hollywoodiens à diffuser en langue originale dans les cinémas. Le plan faisait partie d'un vaste programme d'influence toujours en vigueur et baptisé « soft power » dans les mémorandums de l'exécutif. Dans son livre La conquête des esprits (Maspera, 1982), Yves Eudes a détaillé le dispositif mis au service de l'action culturelle américaine, mêlant agences de communication du Département d'état et organismes dits « non-gouvernementaux ». « Ceux pour qui l'action culturelle américaine ne résulterait d'aucune politique volontariste et serait comme tombée du ciel avec le Père Noël devraient le relire dix fois », écrit l'homme politique Paul-Marie Coûteaux (Etre et parler français, Perrin). La pression est d'autant plus forte aujourd'hui qu'avec l'appui des États-Unis, les fédéralistes européens rêvent de créer un état continental autour du seul anglais. Le résultat de cette politique, « dont les enfants sont l'effrayant enjeu », est flagrant. Tandis qu'un président américano-compatible, élu en 2007, avait donné ordre à son ministre de l'éducation de « faire de la France une nation bilingue », TF1 diffuse un dessin animé destiné à intégrer l'anglais dans les représentations mentales des petits de 5 à 6 ans (Dora l'exploratrice), et des écoles de commerce ou d'architecture multiplient les enseignements dans la langue de l'empire. Cela va jusqu'aux enseignes de magasins, ou aux chansons de jeunes artistes français trop honteux de parler une langue maternelle inconsciemment perçue comme celle du dominé. Un tel déferlement produit une américanisation des représentations mentales, sans pour autant enrichir la culture du peuple visé, désormais incapable de faire valoir toute l'originalité de ses conceptions propres. L'individu qui perd ses mots perd en effet leurs sens. Car « il naît de sa mère et de son père, le petit homme, mais il naît aussi, et n'est tout-à-fait que par sa langue » (P.-M. Coûteaux). Certains pays l'ont compris, comme la Chine ou la Russie, qui développent autant leurs cinémas que leurs logiciels de traduction. Les élites européennes au pouvoir resteront-t-elles ancrées dans des conceptions issues du milieu du siècle passé ? Ludovic Greiling
Source : politiquemagazine.fr, le lundi 7 janvier 2013 http://www.politiquemagazine.fr/la_guerre_des_langues.html
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