Français ? Québécois ? Louisianais ? Anachroniques ? Il n’y a qu’en se rendant sur place que l’on peut démêler l’histoire des Acadiens : eux seuls savent l’expliquer. Et puis là-bas, à seulement six heures de vol de Bruxelles ou de Paris, c’est verdoyant, vallonné, boisé, on y pratique la voile, la randonnée à pied, à vélo et à cheval, on y mange bien et on y parle le français de Louis XIV. J’ai jeté à bas livres, docs, articles et répondu à l’invitation chaleureuse des cousins d’Acadie : un avant-goût de la mégafête qui réunira cinquante mille personnes de la diaspora, avec famille et amis du monde entier.
À l’extrême nord-est de l’Amérique du Nord, ce n’est ni un pays, ni un État d’Amérique du Nord, ni une province canadienne, non plus le Québec, mais une terre où ont débarqué les premiers Français au XVIIe siècle. Du haut du mont Terrien, où gitent chevreuils et orignaux, s’étalent rivières, vallées, forêts, lacs et érablières où l’on récolte le sucre au printemps. À y regarder de plus près, des maisons de bois et de vieilles granges couvertes de bardeaux ont planté le drapeau bleu-blanc-rouge orné de l’étoile jaune de Marie et affichent le patronyme de leur propriétaire : Roy, Baulieu, Cyr, Thériault et autres Landry…
Tous Acadiens ?
Dans le doute, on revendique cette identité par respect et par solidarité pour l’âme acadienne, lâche, comme une évidence, Don Levesque. J’ai à peine le temps de ciller, incrédule, que je me retrouve mêlée à des retrouvailles dans un chahut de larmes et de rires. Acadien par sa grand-mère, époux d’une Acadienne et grand défenseur de la francophonie, ce journaliste-militant est auteur de chroniques, de livres, de chansons et vice-président du comité régional du Maine pour le Congrès mondial acadien 2014. Toutes les occasions sont bonnes pour faire la fête. Velouté de fougères, blé d’Inde (épi de maïs), homard et les incontournables ployes, ces crêpes épaisses qui accompagnent tous les repas avec le vin et la bière ; avec la fête, la cuisine a toute sa place en Acadie. Être acadien, c’est un état d’esprit indépendant, une façon de vivre…, sourit Don. Malgré les différences d’accent ou de vocabulaire, de considération au niveau politique aussi, ce peuple gourmet, blagueur et bon vivant, plus extraverti et spontané que son voisin anglophone, a l’allure décidément française. Résolument francophone – mais bilingue, contrairement aux Québécois –, battant, il est profondément soudé par une culture européenne, une religion, un hymne national et un drame commun : chassés de leurs terres par les Anglais en 1755, dix mille d’entre eux – sur quatorze mille – ont été déportés. Les réchappés sont rentrés en France, se sont dispersés de part et d’autre du Saint-Laurent ou partis en Louisiane : les « Cadiens » ou « Cajuns ». Un passé vivace, noyau d’une solidarité indéfectible.
En équilibre sur deux pays
Aux confins de l’État américain du Maine et, côté Canada, du Québec et du Nouveau-Brunswick, l’Acadie des Terres et des Forêts s’étend sur environ 13000 km2. L’élevage intensif de poulets a pris le pas sur celui des bovins et sur la culture de patates bleues. L’industrie forestière n’a jamais cessé, mais les billes de bois ne flottent plus par milliers. On navigue en canoë sur les voies d’eau et l’on pêche la truite tachetée et l’omble de fontaine à la ligne, et le corégone à « l’épuise », sous l’œil intéressé des grands chevaliers et des aigles à tête blanche. Moins connue et moins touristique que les provinces maritimes, cette Acadie rurale a recueilli les premiers Acadiens qui avaient fui la déportation. En bordure du lac Temiscouata – 67 km2 et 80 m sous la coque des voiliers qui le parcourent l’été –, le parc national récolte les vestiges de l’alliance entre les agriculteurs français et les autochtones malécites. Amusant : ici, la préhistoire date d’avant les années 1500 ou 1600 ! Autrement dit, avant l’arrivée des Européens qui ont apporté l’écriture et le fer. Tandis que les archéologues fouillent en quête d’outils en chert (ardoise spécifique à ce territoire) et d’ustensiles de fer, un guide-historien me raconte la collaboration totale et excellente entre les autochtones et les Français, alliance alors redoutable face aux Anglais.
Le monstre de Pohénégamook
Cette région parcourue d’affluents du Saint-Laurent était un carrefour de communication et forcément, de légendes. Gros dos luisant piqué d’aspérités menaçantes, le monstre de Pohénégamook sort des eaux au moment où l’on s’y attend le moins. Je ne l’ai pas vu, mais eux, bien. Quant au futur Louis XVII, qui se serait évadé de la Bastille en 1785, il aurait été recueilli par une famille acadienne avant de bâtir une demeure dont l’emplacement rappelle le Petit Trianon. Louis-Charles de Normandie aurait laissé avec cet asile secret une foule de récits et d’indices. Exalté, le descendant de ses protecteurs me tend une ancienne bague en or ornée d’un diamant et gravée : LCN. Prise entre les feux de la Grande-Bretagne et des États-Unis jusqu’en 1842, l’Acadie s’est retrouvée morcelée. En témoignent les fortins de Petit Sault et de Fort Kent. Des terres, des bourgs et des familles ont été coupés en deux, notamment par la rivière Saint-Jean, ligne de démarcation entre le Nouveau-Brunswick canadien et l’État américain du Maine.
Nouvelles frontières
Une frontière longtemps poreuse. Pendant la prohibition aux États-Unis, la contrebande fit la fortune de villages frontaliers. Maxime Albert, seul à posséder un poste émetteur et une goélette à moteur, frayait avec un certain Al Capone, venu ici même. Le juteux trafic de la Bagosse – alambic à 60 º – et de centaines de caisses d’alcool venues du Havre via Saint-Pierre-et-Miquelon pour être acheminées jusqu’à Chicago valait tous les risques. Une frontière flexible aussi : longtemps, de nombreux traversiers ont fait la navette de part et d’autre de la rivière Saint-Jean et, en canot l’été ou à pied l’hiver, les amoureux flirtaient « de l’autre côté », tandis que les gamins trafiquaient cigarettes et margarine. Jusqu’aux attentats du 11 septembre 2001. Désormais, il faut un passeport pour magasiner, faire le plein d’essence – moins chère aux États – ou la fête avec les copains. Même les kayakistes embarqués d’un côté ne peuvent accoster de l’autre. Tous les Acadiens blâment cette entrave artificielle. Sans pays, qu’avons-nous à faire de frontières ? Forcément, les allées et venues se sont espacées comme les amitiés et de nombreux petits commerces limitrophes ont dû fermer. Insidieusement, ces délimitations ont créé une Acadie à trois vitesses. Celle du Québec, bien d’aplomb avec le français pour langue officielle sous haute surveillance. Celle du Nouveau-Brunswick, officiellement bilingue par sa constitution, francophone à 30 %, et où l’on peut étudier en français jusqu’au bout de l’université, mais néanmoins très vigilante. Et celle du Maine, traumatisée par l’interdiction de l’usage du français à l’école jusqu’en 1967 sous peine de sanction et sous le sinistre contrôle du Ku Klux Klan protestant. La communauté de Franco-Américains y est la plus importante, mais nous ne sommes que 7 % à parler le français, notamment dans la vallée Saint-Jean, déplore Don. Complexées, faute de soutien officiel, la langue et l’identité qui leur sont si chères se maintiennent laborieusement et uniquement grâce à des actions bénévoles. Au milieu des bois au bord du lac Glazier, aux limites des comtés Témiscouata au Québec (« le lac sans fond »), Madawaska au Nouveau-Brunswick (« le pays du porc-épic ») et Aroostook dans l’État du Maine (« le campement d’hiver »), une borne marque cette étonnante triple frontière. C’est là où symboliquement s’ouvrira le Congrès mondial acadien, le 8 août. Planifié tous les cinq ans, il s’organise pour la première fois en partenariat avec les deux pays. Quinze jours de fête, de spectacles, de conférences, de musique et de réunions de familles tentaculaires.