La lecture de votre ouvrage "La France peut se ressaisir"
(Paris, Économica, 2004) a plus d’une fois fait couler une sueur
froide le long de mon échine.
Sans vouloir aucunement instruire de critique quant au fond de votre
ouvrage, mes capacités d’économistes étant sans nul doute
beaucoup plus limitées que les vôtres, c’est la forme, et tout
particulièrement votre pratique de la langue française, qui suscite
mon étonnement. Outre des formulations peu heureuses et une
ponctuation défaillante (virgules mal placées ou manquantes, phrases
sans verbe, registre linguistique parfois un peu relâché, etc.),
dont le recensement serait fastidieux, je voudrais concentrer ma
critique sur deux aspects : une absence manifeste de maîtrise du
vocabulaire français et une méconnaissance de la grammaire dans
cette langue.
p.14 : « la révolution digitale fait parler les machines entre elles
».
Je ne savais pas que les doigts (Cf. les « empreintes digitales »)
étaient parvenus à faire parler les machines. Peut-être faites-vous
allusion au terme anglais digital, de digit (chiffre). En ce cas, le
terme approprié est celui de «révolution numérique», et non
l’anglicisme que vous utilisez maladroitement.
Des multinationales s’installent en Inde « dans le software » (p.
21) et «la production de software a progressé» (p. 41).
Saviez-vous qu’un terme français existe ? Il s’agit des «logiciels».
p. 31 : « l’amélioration des process de production ».
Était-il réellement trop difficile d’évoquer les «moyens» ou
les «procédés» de production ? À moins que «process» n’ait
une signification qui m’échappe. Dans ce cas aussi, un mot français
aurait été le bienvenu.
p. 32 : «le marché du smart-phone (agenda, annuaire, e-mail)»
Outre le terme e-mail, dont vous devriez savoir que le mot français
courriel est désormais passé dans notre langue, le concept de «
smart-phone » ne me paraît pas plus parlant que celui de téléphone
malin» ou «téléphone intelligent».
p. 64 : «il y a peu de turnover des entreprises».
On aurait sans doute moins compris s’il n’y avait eu que «peu de
roulement» ou «un faible renouvellement» des entreprises.
À la fin du livre, p. 102, c’est un vrai déchaînement !
L’organisme «qui octroie un rating aux agences en fonction de la
qualité de leur reporting» m’a bien fait rire. Il est vrai que
s’il s’était contenté d’octroyer «une notation» aux agences
en fonction «de la qualité, de la fiabilité et de la régularité
de leurs rapports» ou de «leurs
comptes-rendus», l’information aurait probablement été moins
compréhensible. À moins que le terme de «reporting» (deux
occurrences dans la même page) ait une autre signification, qui m’échappe.
Dans tout votre ouvrage, vous parlez de «la high tech». La «high
tech» est-elle réellement plus moderne et parlante que la «haute
technologie», d’une ringardise achevée ?
De même, vous persistez à évoquer la «IT», pour «Information
Technology». Quid des «NTIC – les Nouvelles Technologies de
l’Information et de la Communication» ? Je suggère à cet égard
à M. Artus de lire le rapport du Conseil d'Analyse Économique, dont
il est membre, sur la productivité dans le secteur tertiaire, et qui
utilise fort à propos l'acronyme «TIC».
Par ailleurs, vous n’utilisez pour les comparaisons internationales
que des chiffres en dollars, ce qui conduit à des présentations
ubuesques : en comparant France, Italie, Espagne, Allemagne et États-Unis,
vous nous donnez des chiffres en dollars. Je veux bien que la
mondialisation ait fait dans vos esprits de tels ravages qu’il vous
soit désormais impossible de raisonner dans votre propre monnaie,
l’euro, mais ne serait-il pas plus logique pour vos lecteurs que
vous convertissiez les chiffres américains en euros, et non ceux de
l’Europe en dollars ?
Je passe sur les «boom», «leadership» et autres anglicismes, qui,
à la limite, passent à l’oral. Mais s’il n’y avait que vos
anglicismes ! En fait, les bases mêmes de notre langue semblent vous
échapper :
p.31 : « Les constructeurs européens se sont déjà laissés dépossédés
»
Les mots me manquent. N’eût-il pas mieux valu écrire «déposséder»,
avec un infinitif et non un participe passé ? Vous êtes-vous
seulement relus ?
p. 32 : Les États-Unis ne se sont pas mal débrouillés «pour résister
à un
assaut qui pourtant les inquiètent».
Alors, je pose la question à laquelle un élève de CM2 devrait
pouvoir répondre correctement : quel est le sujet du verbe
inquiéter» dans cette phrase ? Pour votre gouverne, c’est «un
assaut», qui appelle en français un verbe conjugué à la troisième
personne du singulier… Le mot «les» est un complément d’objet
direct. «Back toschool », si je puis me permettre…
p. 45 : « Qui aurait imaginer une telle évolution »
Et qui aurait imaginé que l’on pût seulement être enseignant et rédactrice
en chef d’un magazine en écrivant de telles énormités ?
Et je ne parle pas du « coréen » (p.31) et des « asiatiques »
(p.38) qui n’ont pas le droit à des majuscules même lorsqu’ils
ne sont pas des adjectifs, mais désignent bien des nationalités,
alors que l’Union européenne prend chez vous un «E» majuscule
dont on se demande ce qui
justifie qu’on en affuble cet adjectif.
Vous faites le diagnostic, dans votre livre, d’un manque
d’investissement dans l’éducation en France. Votre style et votre
vocabulaire prouvent admirablement bien la justesse de votre thèse.
Au moins êtes-vous conscients de vos propres défaillances.
«La France peut se ressaisir» ? À vous lire, on a plutôt
l’impression qu’elle est déjà perdue.
Je vous prie d’agréer, Madame, Monsieur, l’expression de ma
considération distinguée.