De :

  M. Adam Valency
  multilinguisme@gmx.net

 

 

À :

Madame Marie-Paule Virard, 

Rédactrice en chef du magazine "Enjeux-Les Échos"

Monsieur Patrick Artus,

Directeur de recherche de CDC-Ixis

 

                                                  Le 24 juillet 2004


objet : la France peut-elle vraiment se ressaisir ?



Madame, Monsieur,

 



La lecture de votre ouvrage "La France peut se ressaisir" (Paris, Économica, 2004) a plus d’une fois fait couler une sueur froide le long de mon échine.
Sans vouloir aucunement instruire de critique quant au fond de votre ouvrage, mes capacités d’économistes étant sans nul doute beaucoup plus limitées que les vôtres, c’est la forme, et tout particulièrement votre pratique de la langue française, qui suscite mon étonnement. Outre des formulations peu heureuses et une ponctuation défaillante (virgules mal placées ou manquantes, phrases sans verbe, registre linguistique parfois un peu relâché, etc.), dont le recensement serait fastidieux, je voudrais concentrer ma critique sur deux aspects : une absence manifeste de maîtrise du vocabulaire français et une méconnaissance de la grammaire dans cette langue.


p.14 : « la révolution digitale fait parler les machines entre elles ».
Je ne savais pas que les doigts (Cf. les « empreintes digitales ») étaient parvenus à faire parler les machines. Peut-être faites-vous allusion au terme anglais digital, de digit (chiffre). En ce cas, le terme approprié est celui de «révolution numérique», et non l’anglicisme que vous utilisez maladroitement.

Des multinationales s’installent en Inde « dans le software » (p. 21) et «la production de software a progressé» (p. 41).
Saviez-vous qu’un terme français existe ? Il s’agit des «logiciels».

p. 31 : « l’amélioration des process de production ».
Était-il réellement trop difficile d’évoquer les «moyens» ou les «procédés» de production ? À moins que «process» n’ait une signification qui m’échappe. Dans ce cas aussi, un mot français aurait été le bienvenu.

p. 32 : «le marché du smart-phone (agenda, annuaire, e-mail)»
Outre le terme e-mail, dont vous devriez savoir que le mot français courriel est désormais passé dans notre langue, le concept de « smart-phone » ne me paraît pas plus parlant que celui de  téléphone malin» ou «téléphone intelligent».

p. 64 : «il y a peu de turnover des entreprises».
On aurait sans doute moins compris s’il n’y avait eu que «peu de roulement» ou «un faible renouvellement» des entreprises.

À la fin du livre, p. 102, c’est un vrai déchaînement !
L’organisme «qui octroie un rating aux agences en fonction de la qualité de leur reporting» m’a bien fait rire. Il est vrai que s’il s’était contenté d’octroyer «une notation» aux agences en fonction «de la qualité, de la fiabilité et de la régularité de leurs rapports» ou de «leurs
comptes-rendus», l’information aurait probablement été moins compréhensible. À moins que le terme de «reporting» (deux occurrences dans la même page) ait une autre signification, qui m’échappe.

Dans tout votre ouvrage, vous parlez de «la high tech». La «high tech» est-elle réellement plus moderne et parlante que la «haute technologie», d’une ringardise achevée ?
De même, vous persistez à évoquer la «IT», pour «Information Technology». Quid des «NTIC – les Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication» ? Je suggère à cet égard à M. Artus de lire le rapport du Conseil d'Analyse Économique, dont il est membre, sur la productivité dans le secteur tertiaire, et qui utilise fort à propos l'acronyme «TIC».

Par ailleurs, vous n’utilisez pour les comparaisons internationales que des chiffres en dollars, ce qui conduit à des présentations ubuesques : en comparant France, Italie, Espagne, Allemagne et États-Unis, vous nous donnez des chiffres en dollars. Je veux bien que la mondialisation ait fait dans vos esprits de tels ravages qu’il vous soit désormais impossible de raisonner dans votre propre monnaie, l’euro, mais ne serait-il pas plus logique pour vos lecteurs que vous convertissiez les chiffres américains en euros, et non ceux de l’Europe en dollars ?

Je passe sur les «boom», «leadership» et autres anglicismes, qui, à la limite, passent à l’oral. Mais s’il n’y avait que vos anglicismes ! En fait, les bases mêmes de notre langue semblent vous échapper :

p.31 : « Les constructeurs européens se sont déjà laissés dépossédés »
Les mots me manquent. N’eût-il pas mieux valu écrire «déposséder», avec un infinitif et non un participe passé ? Vous êtes-vous seulement relus ?

p. 32 : Les États-Unis ne se sont pas mal débrouillés «pour résister à un
assaut qui pourtant les inquiètent».
Alors, je pose la question à laquelle un élève de CM2 devrait pouvoir répondre correctement : quel est le sujet du verbe  inquiéter» dans cette phrase ? Pour votre gouverne, c’est «un assaut», qui appelle en français un verbe conjugué à la troisième personne du singulier… Le mot «les» est un complément d’objet direct. «Back toschool », si je puis me permettre…

p. 45 : « Qui aurait imaginer une telle évolution »
Et qui aurait imaginé que l’on pût seulement être enseignant et rédactrice en chef d’un magazine en écrivant de telles énormités ?

Et je ne parle pas du « coréen » (p.31) et des « asiatiques » (p.38) qui n’ont pas le droit à des majuscules même lorsqu’ils ne sont pas des adjectifs, mais désignent bien des nationalités, alors que l’Union européenne prend chez vous un «E» majuscule dont on se demande ce qui
justifie qu’on en affuble cet adjectif.


Vous faites le diagnostic, dans votre livre, d’un manque d’investissement dans l’éducation en France. Votre style et votre vocabulaire prouvent admirablement bien la justesse de votre thèse. Au moins êtes-vous conscients de vos propres défaillances.

«La France peut se ressaisir» ? À vous lire, on a plutôt l’impression qu’elle est déjà perdue.

Je vous prie d’agréer, Madame, Monsieur, l’expression de ma considération distinguée.

 

M. Adam Valency