Référence : critique de l’article de M. Andrea CHITI-BATELLI intitulé « English as“Tyrannosaurus Rex” : How can we preserve other languages from annihilation ? », publié dans le “Journal of Applied Linguistics” 16.2(2002), p 75-90.

 

 

 Lettre ouverte au Dott. Andrea Chiti-Batelli,

già Consigliere del Senato e Segretario delle Delegazioni Italiane alle Assemblee Europee

 

 

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De :

  M. Charles DURAND
charlesx.durand@laposte.net

 

 

 

À :   M. Andrea CHITI-BATELLI

 

 

le 20/09/03


 

 

Monsieur,



J’ai bien reçu votre lettre du 4 septembre dont je vous remercie.

 Malheureusement, mon niveau en italien est fort éloigné de celui que vous avez en français. C’est pourquoi je préfère vous répondre en français.

 J’ai lu votre article avec un grand intérêt mais je ne suis pas d’accord avec vous sur un certain nombre de points. Par exemple, votre comparaison des États-Unis à l’empire romain me paraît totalement inadéquate. Si le joug romain a été facilement accepté dans la Gaule conquise, prise à titre d’exemple, c’est que les Romains y ont apporté une civilisation qui était sans aucune mesure avec celle qui l’avait précédé. Les Romains ont apporté leur culture, leur organisation, leur cadre juridique, leurs techniques tout en absorbant et en assimilant les techniques locales quand elles se révélaient être de quelque utilité. La modernisation de la Gaule sous l’égide romaine a été considérable et profonde. Si les langues locales ont rapidement disparu, ce n’est pas à cause de la “glottophagie” du latin, c’est parce qu’elles n’avaient pratiquement rien produit qui fut consigné par écrit. A notre époque comme aux précédentes, la force d’une langue est qualitativement et quantitativement mesurable dans les bibliothèques qu’elle a permis d’alimenter en ouvrages littéraires, techniques et scientifiques dont la connaissance permet des réalisations précises. Il n’est donc pas étonnant que, au contact des Romains, de nombreuses langues locales ouest européennes ont ainsi disparues. La présence de Rome dans la Grèce occupée n’a pourtant nullement fait disparaître le grec qui, bien au contraire, était appris et maîtrisé par tous les intellectuels et patriciens romains de l’époque. De plus, les Romains ont banni quelques pratiques barbares dans les provinces conquises telles que les sacrifices humains (victimes égorgées ou brûlées vives) qui se pratiquaient avant de manière routinière comme c’était le cas en Gaule, par exemple. Cette dernière “ingérence culturelle” ne fut pas de nature à déranger beaucoup de monde.

 Tout cela n’a strictement AUCUN rapport avec une invasion prétendument “culturelle” étasunienne actuelle qui aurait pour support une prédominance politique, scientifique et militaire prétendument “écrasante”. Il faut toutefois reconnaître que, durant une courte période d’environ 20 ans après la fin de la deuxième guerre mondiale, pour des raisons justement liées à cette guerre qui venait de se terminer, les États-Unis ont été capables de réalisations techniquement supérieures à celles du reste du monde occidental et offraient à leurs citoyens un niveau de vie largement supérieur à ceux des autres pays. A cette époque, seuls les Russes les dépassèrent dans certains domaines mais les exploits russes ne reçurent jamais la même couverture médiatique et demeurèrent inconnus pour une majorité des populations du nouveau protectorat étasunien que l’Europe de l’ouest était devenu depuis la fin de la guerre. Cependant, depuis une trentaine d’années, cette supériorité technico-scientifique à l'égard du reste du monde, plus particulièrement vis-à-vis de l’Union européenne et du Japon, n’existe plus. Le Japon d’aujourd’hui publie 50% de plus de brevets que les États-Unis. Le niveau scientifique dans les laboratoires européens n’a rien à envier aux Étasuniens. Celui qui réside à l’extérieur des États-Unis n’a aucune idée à quel point les États-Unis sont devenus le pays de la CAMELOTE, qu’il s’agisse d’éducation, de soins médicaux, de divertissement, de biens d’équipement, de logement ou d’habillement ! Par contre, les États-Unis sont devenus les champions incontestés de la guerre idéologique et de ce que j’appelle la “cocacolalification” des esprits. Désormais, les apparences, beaucoup plus que la substance, tendent à consolider l’image d’une nation étasunienne à la pointe dans tous les domaines par la presse et le cinéma. Même les actions militaires récentes : conquête de l’île de Grenade, de Panama, de l’Afghanistan ou de l’Irak sont dérisoires par le déséquilibre des forces qu’elles mettaient en présence. De nos jours, les opérations militaires des États-Unis n’impressionnent plus que les imbéciles et les gens spécialement mal informés. Cette illusion s’étend également à leur prétendue “puissance économique” alors que les individus, les sociétés industrielles, les gouvernements locaux et même le gouvernement fédéral croulent sous des pyramides de dette !!

 Peu nombreux sont ceux qui ont véritablement braqué le projecteur sur cette situation, qui a été dénoncée par les plus lucides des Étasuniens eux-mêmes. Naturellement, le système, aux États-Unis ou dans les satellites ouest-européens les stigmatisent en les traitant d’irréalistes,  d’illuminés ou même d’extrémistes… En France, l’un des rares à le dire clairement a été le sociologue français Emmanuel Todd dans son ouvrage intitulé “Après l’empire”.

 Si l’on prend la peine de s’informer un peu sérieusement, il apparaît évident que la prétendue puissance du pays phare du monde anglo-saxon, les États-Unis, n’est plus qu’une vaste FUMISTERIE tout autant d’ailleurs que l’idéologie qu’il distille ! C’est ce que j’ai voulu montrer dans le premier tome d’un ouvrage que j’ai récemment publié et que vous ne semblez pas connaître (1).

 Toutefois, il est clair que les États-Unis constituent une nation militairement agressive pour un grand nombre de pays mais, bien sûr, nous n’en avons guère conscience en Europe de l’ouest. Les chiites du sud-Liban, qui considèrent fort justement les États-Unis comme une nation ennemie, se sont rendus compte assez récemment que apprendre l’anglais et le parler jouait en faveur de ceux qu’ils considèrent être leurs adversaires. Comprendre et parler anglais permet à l’influence américano-britanique de s’étendre alors qu’ils ont justement choisi de la combattre ! C’est ainsi qu’ils ont récemment basculé de l’anglais au français comme langue étrangère à apprendre et à maîtriser en priorité. Ce réflexe de rejet linguistique n’est absolument pas nouveau. Par exemple, nombreux en France sont ceux, qui après la deuxième guerre mondiale, ont refusé d’inscrire leurs enfants à des cours d’allemand, l’Allemagne ayant été responsable de trop de morts et de destructions. Si ce phénomène était imperceptible dans le sud-est de la France, dont je suis originaire (2), je peux vous garantir qu’il a existé dans la région où je vis et je travaille actuellement (Franche-Comté). En une soixantaine d’années, les rancœurs se sont émoussées, mais il n’empêche que le boycott de la langue allemande a laissé des traces durables. Depuis que je suis arrivé à Belfort il y a six ans, je suis étonné que, à 60 km de l’Allemagne, la connaissance de l’allemand soit aussi faible. À 60km de l’Allemagne, nous n’avons strictement aucun échange avec les Allemands, aucun programme de coopération et l’influence de l’Allemagne ici est totalement inexistante, nulle ! Je vous le garantis ! Mais la France, pas plus que le sud-Liban, n’a nullement le monopole du boycott des langues. Des centaines d’autres exemples de ce type pourraient être répertoriés à travers l’histoire des peuples.

 Dans un pays comme la France, une petite minorité seulement pense que l’influence des pays anglo-saxons est négative à cause de la puissance des relais qui transmettent leurs propagande. Une manière très subtile de consolider cette influence a été d’associer la langue anglaise au modernisme, au dynamisme, à la mode, à la jeunesse, au sport, à la “technologie” qualifiée de haute, à la mobilité, à l’ouverture aux autres… Les nouveaux mots anglais qui ont été injectés par les grands médias dans des langues telles que l’italien, l’allemand et le français NE SONT PAS VENUS PAR HASARD. Leur présence n’est pas le résultat d’un plébiscite populaire ou d’une mode issue de la jeunesse puisque les jeunes et les moins jeunes IGNORAIENT TOTALEMENT CES MOTS a priori. Il ne s’agit pas, comme vous semblez le pensez, d’une conséquence naturelle d’une prééminence, imaginée ou réelle, des États-Unis ou d’une quelconque autre nation anglophone. En associant les mots anglais à des valeurs généralement considérées comme positives, les États-Unis ont réussi à renforcer considérablement leur influence et l’image de leur pays par un réflexe pavlovien totalement inconscient. Comme vous le voyez, je suis assez loin d’Étiemble pour lequel l’anglomanie était le résultat d’un snobisme et d’un phénomène de mode totalement dissocié d’une quelconque velléité hégémonique anglo-saxonne. L’anglomanie française (ou italienne ou allemande) n’a, en tout cas, strictement aucun rapport avec l’habitude française très ancienne de puiser massivement dans le grec pour générer les mots dont les intellectuels avaient besoin dans les domaines scientifiques et philosophiques. Hormis certains emprunts faits à l’anglais par les scientifiques, inutiles pour la plupart, l’anglomanie actuelle est un phénomène imposé de manière artificielle et non le résultat d’une démarche délibérée visant à enrichir le vocabulaire, la finesse d’expression et la précision du langage.

 Dans leurs livres, Robert Phillipson, ainsi qu’Alastair Pennycook, ont bien montré, au contraire de ce que vous pensez, que l’impérialisme linguistique anglo-saxon existe bel et bien mais, encore une fois, en simplement observant la situation présente et en raisonnant un petit peu, on arrive exactement à la même conclusion.

 Il s’agit bien d’une offensive par le biais de la langue qui a été pensée, organisée par les anglo-saxons et mise en œuvre par leurs innombrables relais, valets, laquais, benêts et stipendiés qu’ils ont à leur service. Ses conséquences sont désastreuses comme je l’ai bien montré dans “La mise en place des monopoles du savoir (3)” pour ne prendre en compte que les seuls domaines scientifiques et techniques (4) !

 Il semblerait que la société soit assez anesthésiée pour ne pas se rendre compte de l’attaque identitaire dont elle est victime par le biais de la langue, ainsi que par d’autres moyens. En fait, le manque de réaction actuel est simplement caractéristique d’une société qui ne sait plus envisager son propre avenir. Il est impossible de dissocier le phénomène linguistique de ses contextes économique et politique. L’affaiblissement ou la perte des identités nationales qui en résulte est l’une des pires choses qui puisse arriver à un peuple. Quand cela se produit, très vite, les citoyens se séparent de leur histoire, de leur passé, tandis qu’ils glorifient celui d’autres pays. Ils abandonnent leurs traditions, leur manière de vivre. Ils oublient rapidement leur langue littéraire et minimisent l’importance de leurs réalisations, de leur littérature nationale quand ils ne l’ironisent pas. L’identité nationale se réduit ainsi rapidement à quelques plats locaux, quelques chansons et danses folkloriques et les noms de quelques héros nationaux sont alors utilisés comme marques de cosmétiques ou de produits alimentaires. Il s’agit d’une forme moderne de colonisation qui efface la mémoire collective des peuples et, bien entendu, la progression de la langue de la puissance occupante - par procuration le plus souvent - est généralement fulgurante ainsi que la place occupée par ses “œuvres” culturelles, qui occultent rapidement les productions locales. Parler la langue maternelle dans les occasions officielles devient un signe d’infériorité, de faiblesse et même de mesquinerie et d’ignorance ; alors qu’utiliser la langue dominante souligne l’opulence, la modernité du discours, la supériorité intellectuelle de celui qui prend la parole. Quant aux leviers de commande du pays, ils passent rapidement dans des mains étrangères par le biais de collaborateurs convaincus et zélés qui prêchent la tolérance, la coopération avec les autres peuples, “l’ouverture” au monde extérieur et qui vantent les mérites de la mondialisation. La possibilité de libre parole est restreinte ou, tout au moins, occultée par “le politiquement correct” et la créativité s’amenuise… Ce qu’il en reste, généralement, ne s’applique plus qu’au secteur technique selon des lignes d’évolution imitées ou définies ailleurs. Cette fuite dans la médiocrité s’accompagne de grands discours creux sur le progrès défini d’après le modèle mis en place par la puissance néocolonisatrice et l’idéologie qu’elle diffuse et qui font un usage immodéré des termes et des stéréotypies qui les accompagnent.

 Cette description ne caractérise-t-elle pas certains pays de l’Union européenne actuelle que vous connaissez, tout au moins partiellement ? N’avez-vous jamais vu l’ébauche d’un tel scénario autour de vous ?

 C’est pourquoi je ne suis pas d’accord avec vous pour accorder un statut privilégié officiel à la langue anglaise au sein de l’Union européenne car une telle mesure ne ferait qu’aliéner davantage les citoyens de l’Europe continentale, dans le contexte actuel. Je ne pense franchement pas que l’anglais puisse constituer une solution transitoire au problème de communication intra-européen et être susceptible d’entraîner l’émergence à grande échelle de l’espéranto par la suite.

 Par contre, je suis pleinement d’accord avec vous que, tant que nous ne saisirons pas la dimension politique et économique des phénomènes linguistiques que nous observons, il nous sera impossible d’en identifier les causes. Nous demeurerons systématiquement en retard sur ce qu’il faudrait faire et nous en resterons à essayer de soigner les symptômes plutôt qu’à désarmer ceux qui mènent ce type d’offensive contre nous ou nous vacciner définitivement contre leur action.

 

 

Bien cordialement.

 Charles Durand

 

 

 (1) « La nouvelle guerre contre l’intelligence », tome I : « Les mythologies artificielles », Éditions François-Xavier de Guibert, décembre 2001. ISBN : 2-86839-734-4. 320 pages.

 (2) A Nice, au moins la moitié des élèves choisissaient l’allemand comme 2e langue étrangère lorsque j’étais adolescent et un bon tiers l’étudiaient en 1ère langue.

 (3) « La mise en place des monopoles du savoir », par Charles Durand, l’Harmattan. 2002, ISBN : 2-7475-1771-3. 120 pages. Cet ouvrage a fait l’objet d’un chapitre du livre de Frank Vilmar et de Kurt Gawlitta, de l’université de Berlin, intitulé « Deutsch nix wichtig ? », publié par IFB Verlag, ISBN 3-931263-30-4 ainsi que d’innombrables recensions et commentaires publiés dans des revues papier et électroniques.

 (4) Michel Bugnon-Mordant, dans « L’Amérique totalitaire », publiée en 1997 a, quant à lui, démontré que la domination culturelle a été le résultat d’une action étasunienne organisée et systématique qui s’est étalée sur plusieurs décennies et qui est parfaitement conforme à l’état d’esprit qui règne dans les classes dirigeantes depuis la fondation du pays.