Québec, le
1er janvier 2014
Christian Néron,
Membre du
Barreau du Québec,
constitutionnaliste, historien du droit et des institutions
Monsieur
David Le Gallant,
Président
de la Société internationale Veritas Acadie
5842, Route
11, RR 2
Mont-Carmel
Ile-du-Prince-Edouard
C0B
2E0
_______________________
OPINION JURIDIQUE :
LE
FRANÇAIS LANGUE OFFICIELLE DE L’ACADIE
Monsieur,
Suite au
lancement du deuxième numéro de la revue Veritas Acadie au
Séminaire de Québec, le 23 novembre dernier, vous m’avez demandé de
préciser mon opinion au sujet du statut historique et légal du
français en Nouvelle-Écosse et à l’Île-du-Prince-Édouard à titre de
langue officielle. En tant que complément à ma conférence que vous
pouvez écouter sur YouTube, voici quelques explications sur
le sujet en ce qui concerne tout particulièrement
l’Île-du-Prince-Édouard :
a) Connue
sous le nom d’Île St-Jean, cette colonie française a été habitée par
des Acadiens jusqu’à leur déportation en 1758 ;
b) Les lois
en vigueur dans cette colonie étaient celles appliquées dans toute
la Nouvelle-France à partir de 1663, année de l’adoption de
l’Édit de création du Conseil souverain ;
c) Parmi
les lois mises en vigueur en 1663, il y avait l’Ordonnance de
Villers-Cotterêts, ordonnance qui faisait du français la langue
officielle, ainsi que la langue obligatoire pour tous les actes
judiciaires, juridiques et législatifs ;
d) En
conséquence, la langue française était, de par la loi écrite, la
langue officielle et obligatoire de l’Île St-Jean ;
e) En 1758,
suite à la prise de Louisbourg, les Acadiens ont été expulsés de
leurs propriétés et éradiqués de leur île par les conquérants ;
f)
Possession précaire depuis 1758, l’île est devenue officiellement
une colonie anglaise suite à sa cession par la France lors du traité
de Paris du 10 février 1763 ;
g) En 1763,
le droit colonial anglais, droit élaboré à partir d’une pratique et
d’une jurisprudence constantes à partir de 1607 – année du prononcé
de l’arrêt Calvin, 7 Co. Rep. 1a ; 77 E. R. 377 –, stipulait
que les colonies acquises par conquête, cession ou traité,
conservaient leurs lois d’origine, lois que le roi seul avait
compétence de changer ;
h)
Toutefois, pour des raisons politiques relatives à la préservation
de ses prérogatives traditionnelles face au Parlement de
Westminster, le roi veillait à maintenir intactes les lois de ces
colonies, sauf exceptions nécessaires à l’exercice de sa
souveraineté ;
i)
Conformément à cette pratique, les anciennes lois et coutumes de
l’Île St-Jean sont donc demeurées en vigueur après la cession de
1763 ;
j) Parmi
les lois ainsi demeurées en vigueur après 1763, et jamais abrogées
par la suite, il y avait l’Ordonnance de Villers-Cotterêts,
ordonnance qui avait imposé le français à titre de langue officielle
et obligatoire de l’Île St-Jean ;
k) Quant à
savoir si la langue du nouveau souverain pouvait y changer quelque
chose, il faut se souvenir que le français a toujours été, malgré
les apparences, la langue patrimoniale de la monarchie anglaise ;
l) Encore
aujourd’hui, la reine Élizabeth, en vertu de la fiction légale que
« le roi ne meurt jamais », ne peut participer au processus
législatif en Angleterre dans une autre langue que le français,
c.-à-d. dans sa langue officielle et patrimoniale. En conséquence,
la sanction d’une loi donnée en anglais serait nulle de nullité
absolue ;
m) Lorsque
les immigrants de langue anglaise sont arrivés dans l’Île St-Jean,
l’anglais est devenu spontanément la langue d’usage, mais non pas la
langue officielle, puisque le roi n’avait pas jugé nécessaire
d’abroger l’Ordonnance de Villers-Cotterêts ;
n) Donc, la
langue officielle de l’île a été abandonnée et oubliée au profit de
la langue anglaise qui a occupé depuis lors tout l’espace public ;
o) Mais,
malgré l’évolution et la prédominance des nouveaux « usages » en
matière de langue, il aurait fallu, pour priver le français de son
statut légal, l’abroger explicitement par une loi écrite, ce qui n’a
jamais été fait ;
p) Compte
tenu du principe juridique à l’effet qu’une loi demeure une loi tant
et aussi longtemps qu’elle n’a pas été abrogée, la langue française
a donc conservé son statut légal, malgré l’oubli et l’indifférence
générale à ce sujet ;
q)
Lorsqu’il est question des règles de base propres à la "common law",
il est essentiel de bien distinguer entre ce qui constitue une
« coutume » et un « usage » aux yeux de la loi ;
r) Ainsi,
en "common law", un « usage », même généralisé et plusieurs fois
séculaire, ne peut jamais être assimilé à une « coutume », et faire
autorité devant un tribunal, s’il contrevient à une règle de droit
qui le précède dans le temps ;
s) En ce
sens, face à la langue française établie originairement par la loi,
et la langue anglaise prédominante en vertu d’un simple usage, un
tribunal serait tenu de décider en faveur de la langue française,
puisqu’il est impossible d’abroger une loi par un « usage », même
généralisé et plusieurs fois séculaire ;
t) Un
exemple, « on ne peut plus spectaculaire », nous a été fourni en ce
sens dans une clause célèbre de 1818, Ashford v. Thornton,
1 B. & Ald. 405; 106 E. R. 149 ;
u) Dans
cette affaire, le Banc du roi, le plus haut tribunal de
l’Angleterre, avait dû reconnaître la légalité du procès par duel
judiciaire – c.-à-d. les parties au litige se battant avec de vraies
armes – même si cette procédure était tombée dans l’oubli depuis
plus de six siècles, et que tout le monde la tenait pour abrogée en
vertu de sa caducité ;
v) Cette
cause célèbre n’a fait que confirmer la règle fondamentale qu’une
loi demeure une loi tant et aussi longtemps qu’elle n’a pas été
abrogée par l’autorité législative compétentea;
w) Compte
tenu de la rigueur de ce principe, les justiciables de langue
française de l’Île-du-Prince-Édouard sont toujours justifiés de
réclamer la pleine reconnaissance du statut du français à titre de
langue officielle originairement établie par la loi ;
x) Plus
encore, en vertu du libellé même de la lettre de la loi d’origine –
l’Ordonnance de Villers-Cotterêts – ils pourraient réclamer
l’interdiction de l’usage de l’anglais dans les actes judiciaires,
juridiques et législatifs lorsqu’il y a absence de garanties
constitutionnelles à ce sujet ;
y)
Toutefois, une application intégrale de la loi serait peu propice à
la paix sociale dans la province ;
z) Tout ce
qui a été dit ci-haut pour l’Île-du-Prince-Édouard vaut en grande
partie pour la Nouvelle-Écosse.
EN
CONCLUSION :
Sur le plan
pratique, il serait souhaitable qu’une organisation, représentative
des intérêts de la population de langue française, obtienne mandat
d’engager des pourparlers avec le gouvernement de la province afin
qu’il reconnaisse à la langue française son statut légal sur les
plans judiciaire, juridique et législatif. Il serait important
qu’une entente finale à ce sujet soit conclue et proclamée
officiellement avant le 1er septembre prochain, compte
tenu que le Canada donnera à cette date le coup d’envoi à des
célébrations constitutionnelles qui vont se prolonger jusqu’au 1er
juillet 2017.
En cas
d’échec, ou de refus du gouvernement de la province, il restera la
voie judiciaire. En ce cas, une requête en reconnaissance du statut
de la langue française pourrait être préparée et inscrite au
tribunal dès le lundi 1er septembre 2014. Le temps des
célébrations constitutionnelles serait idéal pour rappeler à
l’ensemble de la population du Canada que le Pères fondateurs
avaient multiplié des déclarations extrêmement rassurantes à l’effet
que la Confédération constituait un pacte « amical, cordial et
fraternel » entre les deux nations. L’occasion serait excellente
pour rappeler de si belles promesses au souvenir de tous les
Canadiens.
En cas de
rejet pur et simple de leur amitié, de leur cordialité et de leur
fraternité, les requérants pourraient en ce cas ajouter aux
conclusions de leur requête l’interdiction de l’usage de la langue
anglaise dans les affaires de juridiction provinciale non
assujetties à des garanties en matière de langue.
Dans
l’espoir de voir enfin triompher l’amitié, la cordialité et la
fraternité dans votre province,
Christian Néron,
Membre du
Barreau du Québec,
constitutionnaliste, historien du droit et des institutions
LE
FRANÇAIS LANGUE OFFICIELLE DE L’ACADIE :
http://www.youtube.com/watch?v=8BXOx4g__Xs