L'image d'Épinal
 

C'est l'hiver, prenez soin de vous… Mais si vous devez malgré tout vous retrouver dans un hôpital, et que l'on vous y propose un traitement faisant appel à une machine, renseignez-vous. Ne faites pas comme ces gens d'Épinal, il y a deux ans, qui subirent les soins d'un appareil de radiothérapie à l'hôpital Jean Monnet et qui en moururent, faute d'avoir vérifié si le logiciel de contrôle était bien en français.

Non, le logiciel d'Épinal était en anglais, sans traduction. Ce qui est contraire à la loi française, mais la loi n'est généralement pas appliquée, paraît-il. Or, il semblerait que ce soit cette absence de guide d'utilisation qui est à l'origine de l'accident : un surdosage fatal dans les irradiations de la prostate. Il y aurait eu mauvaise compréhension d'un descriptif en anglais par les manipulateurs. Résultat : quatre personnes sont mortes, et dix-neuf autres furent gravement blessées, sans préjudice de beaucoup d'autres patients non recensés.

Le problème n'est donc pas médical il vient de ce que les médecins opérateurs croyaient savoir l'anglais, alors qu'ils n'étaient pas réellement compétents en la matière, du moins pas totalement sûrs de leur fait. Au reste, peut-être avaient-ils été obligés d'accepter, à leur corps défendant, de faire fonctionner un appareil hautement dangereux programmé en anglais ? Précisément ce que la loi Toubon a pour but d'éviter. Une loi qui fut tellement moquée dans la presse française, et dans l'opinion ! Dieu ! que n'a-t-on pas dit à l'époque ? N'a-t-on pas daubé à qui mieux mieux sur une loi rendant la langue française obligatoire en France ? Proposée par un ministre qui s'appelait Toubon, elle ne pouvait être que mauvaise, sans autre examen. M. Allgood ! Vous pensez si on riait ! Il est très possible que les malheureuses victimes d'Épinal se soient tenu les côtes, en leur temps… Le malheur est que les journalistes railleurs oublièrent de leur dire que leur vie pouvait en dépendre un jour. Dommage ! Le boyautage, en l'occurrence, était assassin, mais pour les rieurs. Ils sont morts de rire, comme disent les enfants et les blogueurs, MDR !

Car nous sommes, en France, dans une période de transition linguistique particulièrement délicate : en attendant d'être tout à fait colonisées, beaucoup de personnes savent un peu d'anglais, souvent un anglais rudimentaire, mais suffisant pour leur donner l'illusion de leur compétence, alors qu'elles ne possèdent pas tous les ressorts d'une culture différente de la leur. Par exemple, on pourrait supposer que les chiffres des dosages ont été mal interprétés ; en français nous avons l'habitude de placer une virgule entre les unités et les décimales : 25,34 se lit « vingt-cinq virgule trente-quatre ». Ce même chiffre en anglais s'écrit à l'aide d'un point : 25.34. mais il existe aussi en anglais une convention de la virgule qui sépare le chiffre des mille du chiffre des centaines : 3,525 représente « trois mille cinq cent vingt-cinq ». Il n'y a pas besoin d'avoir bu une demi-bouteille de whisky pour faire une bourde à partir d'un logiciel dont vous survolez
seulement le sens.

Chaque langue recèle ses subtilités. « À votre santé ! » ne signifie pas du tout la même chose dans notre langue que « Ah ! votre santé ! »… N'est-ce pas ? Imaginez le nombre de chausse-trappes que peuvent dissimuler les apparences anglaises. Surtout dans une langue fondée sur l'usage plus que sur une syntaxe grammaticale à la mode latine et qui, à cause d'une proximité de vocabulaire due à l'histoire, se trouve bourrée de « faux amis ».

Chez nous, les techniciens indigènes (dans les pays sous domination étrangère on parle « d'indigènes », non ?) opèrent en réalité à l'aveuglette. Ce n'est pas rassurant !

Je n'ai nullement l'intention de faire sourire des victimes de l'hôpital Jean-Monnet pour lesquelles j'éprouve la plus vive compassion, mais lorsqu'on y songe, l'erreur de manipulation paraît de même nature, transposée à la haute technicité, que l'erreur de ces peuplades conquises dont nous nous sommes tant moquées parce qu'elles mangeaient les suppositions qu'on leur offrait. Elles ne possédaient pas non plus le bon langage et n'avaient pas bien compris comment il fallait s'y prendre…C'est une image, naturellement. Mais à Épinal, il en faut !
 

Claude Duneton


 

 

Source : Le Figaro.fr, le 17 janvier 2008

http://www.lefigaro.fr/livres/2008/01/17/03005-20080117ARTFIG00471-l-image-d-epinal.php