L'enseignement du français : de profundis !


L'économie va mal, la politique est délétère, l'Europe agonise, mais tout cela ne suffisait pas. Le dernier numéro du Débat enrichit d'un nouveau chapitre le livre ouvert du déclin français. Cette fois, c'est notre langue, c'est la lecture, c'est la littérature même, où que nos regards se portent, qui attestent notre perte de substance, voire la désintégration de notre être.

Le point de départ de ce numéro exceptionnel est la conception et le libellé des nouveaux programmes de français qui ont été mis en place dans les collèges en 1995 et dans les lycées en 2000, ainsi que l'examen des manuels qui tentent d'en donner l'expression pratique. Qu'est-ce qui motive une réforme des programmes ? C'est un effort de l'autorité publique en vue d'adapter ce qui est enseigné aux élèves d'une nouvelle génération. En conséquence, le réformateur s'interroge sur la jeunesse des écoles, et constate qu'elle n'a rien de commun avec les lycéens de jadis, qui, comme chacun sait, étaient des « héritiers », c'est-à-dire des petits princes qui avaient tété les classiques au sein de leur mère. S'il en reste aujourd'hui, ils sont noyés dans une masse de galopins, plus rap et bédé les uns que les autres, abrutis par la télévision et incapables de formuler une phrase à peu près correcte. Donc s'adapter, et dans le meilleur esprit de l'égalité républicaine.

Pour faire pièce aux avantages patrimoniaux des héritiers, le réformateur a conçu une méthode aussi scientifique que démocratique. Désormais, l'important n'est plus de découvrir des auteurs, d'admirer des œuvres, d'assimiler des contenus, toutes choses qui connotent « l'oppression culturellea». Le but sera de saisir comment un texte « fonctionne ». Le maître offrira à l'élève des outils, empruntés à la linguistique la plus jargonnante, à la rhétorique la plus fringante, qui lui permettront de déconstruire les propos du scripteur, quel qu'il soit, auteur anonyme d'un mode d'emploi de machine à laver ou Chateaubriand. Sans aller toutefois jusqu'à suivre jusqu'au bout l'Association française des enseignants de français qui, dans les lendemains de 1968, proposait pour le bac une épreuve orale sur un texte inconnu, en condamnant des « auteurs morts ou en bonne voie de l'être ».

Ce formalisme, Tzvetan Todorov, grand théoricien littéraire, qui fut membre du Conseil national des programmes de 1994 à 2004, en allègue quelques raisons. Arrivé en France au début des années 60, il avait constaté que les études littéraires se faisaient d'un point de vue externe (étude du contexte historique, idéologique, esthétique), et selon une approche empirique. Fort de ce qu'il avait appris chez les formalistes russes et les théoriciens du style et des formes allemands, il sentait la nécessité d'équilibrer cette pratique externe par l'approche interne (« étude de la relation des éléments de l'œuvre entre eux »). Il travailla donc, en compagnie de Gérard Genette, à une « poétique », qui inspire les programmes actuels. Mais, écrit Todorov, nous connaissons aujourd'hui un déséquilibre inverse : « Le mouvement du balancier ne s'est pas arrêté à un point d'équilibre, il est allé très loin dans la direction opposée, celle d'une attention exclusive pour les approches internes et pour les catégories de la théorie littéraire ». Autrement dit, les textes et les œuvres n'existent qu'à titre de matériaux sur lesquels peuvent s'exercer les techniques du décryptage et l'illustration des concepts. On a évacué au passage la finalité de l'enseignement littéraire : « les grandes œuvres de l'histoire de l'humanité ». Quand les moyens sont pris pour la fin, on n'aboutit qu'à former au mieux des cancres savants, des Vadius de la rhétorique, et des Trissotin de la communication.

Ces deux parties du numéro, sur les programmes et les manuels, sont donc sévères. Avec élégance, Le Débat a donné d'abord la parole à Alain Viala, qui a présidé, de 1992 à 2002, la commission chargée de la réforme, et qui, attendrissant, se dit lui-même « malheureux » des « dérives technicistes » qu'il observe, tout en protestant qu'elles ne sont pas « le fait des programmes » : ceux-ci sont passés par l'alambic des manuels.

 

La bonne idée de la revue a été de soumettre lesdits manuels à la lecture de quelques écrivains, qui en sont sortis déconfits. Pour Régis Debray, qui fait rarement preuve de complicité avec notre époque, « l'émiettement, le saut de puce, le zapping correspondent sans doute mieux à l'actuel besoin de s'éclater» Il espère que, vers 2080, « les beaux textes reviendront, par ordre chronologique et de complexité ». Marc Fumaroli insiste sur l'obsession de l'argumentation, « au centre stratégique du manuel » ; une théorie qui peut être utile, mais qui « ne nous apprend strictement rien ni sur l'art littéraire ni sur l'intelligence, extra-communicationnelle et extra-argumentative, qu'il se propose d'établir avec le lecteur. » Jean d'Ormesson note, entre autres, qu'un mot est banni de ces manuels, celui d'admiration. Mona Ozouf observe, elle, avec pertinence : « Des textes tronqués défilent comme à la parade, égalisés par le « genre » auquel il faut les rattacher, banalisés et aplatis par des comparaisons incongrues. » Bernard Pivot s'étonne devant les 528 pages d'un manuel de seconde : « Quel esprit tordu a pu impunément produire et diffuser un tel charabia ? » Philippe Sollers sort de sa lecture « tourneboulé » par cette « sorte de Disneyland où tout serait rapproché de tout », et dévoile l'idéologie de l'entreprise : le « refoulement de l'histoire », ajoutant : « Nous sommes indubitablement en présence d'un travail de décérébration, de décervelage, pour parler comme le Père Ubu, dont je n'ai pas besoin de dire qu'il n'apparaît jamais, un décervelage sous alibi, habillé, perruqué comme il faut ».

Ce dossier, qui doit beaucoup à Henri Mitterrand son principal animateur, ne s'arrête pas là, car deux autres parties suivent, sur l'enseignement et sur la lecture. Contributions de jeunes professeurs, plaidoyers et repentirs, professions de foi, récits d'expérience morne ou bilan de réussite, mais aussi cris désespérés (Pierre Bergounioux nous explique les doutes qu'il a sur la possibilité d'une « existence future » pour la langue et la littérature, dans un brillant article qu'une nouvelle édition de manuel pourra associer aux « sanglots longs des violons » de Verlaine, et à quelque chanson d'Édith Piaf)...

Je ne dirai pas que c'est un régal, car on ne savoure pas en général un avis mortuaire ou le lamento des derniers des Mohicans, mais cette lecture sera pour beaucoup une révélation, pour tous un diagnostic, et, sous la relative modération des plumes conjuguées, un vrai cri de colère contre les didacticiens, qui n'est que l'expression d'une passion partagée pour la langue et la littérature. À lire, de toute nécessité !

Y compris par M. Gilles de Robien, notre nouveau ministre de l'Éducation nationale.

 

Michel Winock

 

Le Débat, numéro 135, mai-août 2005, 14,50 €.

www.le-debat.gallimard.fr/

 

 

Source : Le Figaro Littéraire, journal du 21 juillet 2005

 

       

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