Sur le chemin de l'exil

 

« On aimerait ne pas y revenir si souvent, aux dangers que court la langue française, dans le monde, à nos portes, sur les bancs de l'école.
C'est l'actualité qui nous condamne aux redites, par ses constats répétés de recul, d'abandons, d'impéritie, de déclin inexorable et comme accompagné. Que dira l'Histoire, qu'aura-t-on fait là contre, quand la bataille sera perdue, si ce n'est déjà le cas ?

Un « Manifeste » publié le 13 octobre lance l'alarme : qu'au moins le français soit adopté par l'Europe comme langue de référence, faisant foi pour les accords officiels de l'Union. L'initiative revient à Maurice Druon, rejoint par des autorités telles qu'Otto de Habsbourg, Mario Soares, Bronislaw Geremek, Simeon de Saxe-Cobourg, Federico Mayor, Ismaïl Kadare, Abdou Diouf...

Voilà pour les dispositions institutionnelles, laissées en blanc par la Commission, à bout de compromis.

Hélas ! le peu d'effet de la loi Toubon contre les dérives langagières dans l'industrie, le commerce et la publicité, grande ouverte aux à-peu-près anglicisants, a rendu sceptique quant aux préventions et remèdes imposés d'en haut. Ce n'était pas une raison pour prendre du même coup des mesures aggravant le phénomène. Confier au seul ministère de la culture tous les organismes concernés, jusque-là rattachés au Premier ministre, équivaut à douter que l'action souhaitable relève de tout le gouvernement.

Un seul département ministériel n'a aucune chance, c'est connu, de s'imposer aux autres. Dans le même temps, un rapport de la Rue de Grenelle enregistre sans émoi que le savoir-lire-écrire-compter assuré naguère par la petite école n'est plus maîtrisé à la sortie des... collèges. Ce qui ne l'empêche pas d'y ajouter comme basique l'« anglais de communication » - le sabir des aéroports, que le nouveau locataire du Quai d'Orsay, principal concerné, avoue ne pas pratiquer ; comme si le français était congédié en douce des échanges internationaux, pour ce manque de compétitivité économique dont le salariat a failli être rendu coupable.

Dans « Une autre langue » (Flammarion), paru ces jours-ci, François Taillandier décrit l'état d'étrangers à leur propre dialecte natal où glissent invinciblement les francophones. Au nom d'une « modernité" d'autant plus tyrannique qu'évasive, définie par on ne sait qui en vue d'on ne sait quoi, résurgence du fatum antique devant lequel seule convenait une prosternation hébétée - Messire le Marché, probablement.

« Parce que le monde bouge », profèrent sans précision certaines campagnes de réclame, toute réplique étant taxée à l'avance d'archaïque. Et que dire des Texto et SMS informatiques qu'on nous donne pour de nouvelles chances de l'écrit, comme si ce dernier devait se survivre phonétiquement !

Signe de ces temps de débâcle auprès desquels l'effondrement de juin 1940 fait figure de péripétie : l'orthographe que Jules Ferry voulait entendre rabâcher par le plus modeste fils de paysan au rythme de ses sabots en route vers l'école n'est plus qu'une occasion de compétition télévisée. De la connaissance partagée, on est passé au championnat pour têtes de classe. Après l'effacement des frontières, vient celui de la patrie intérieure des mots.

D'instrument de curiosité, de possession de soi et d'ouverture à l'universel, le français tel qu'il est apparu durant cinq siècles risque de devenir sous nos yeux, avec la complicité de notre inertie, un patois d'expatriés comme il s'en chuchote par petits groupes au sortir des sanctuaires désaffectés, l'encens des cérémonies abolies, l'ultime consolation de l'exil ».

Bertrand Poirot-Delpech

 

Source : Le Monde, édition du 20 octobre 2004