Le français
Entrevue avec Bernard Lecherbonnier*
Le Point : Vous dites qu'ils veulent tuer le
français. Mais qui, « ils » ?
Bernard Lecherbonnier : Ils sont nombreux et très divers.
Certains participent à la démolition de manière inconsciente, comme
les pédagogues libertaires post-soixante-huitards qui ont été à
l'origine de la réforme de l'enseignement du français ou les
chercheurs qui ne publient plus qu'en anglais et ne se rendent pas
compte qu'ils sont instrumentalisés. D'autres agissent de façon
consciente et calculée, comme les dirigeants de grandes entreprises qui
imposent l'anglais comme langue de communication interne et interdisent
que l'on s'exprime en français dans les comités, ou les régionalistes,
qui ont transformé la langue en arme politique pour le séparatisme.
Mais tout cela ne serait pas possible sans une connivence tacite des
politiques, qui ne sont même pas capables de faire respecter la
Constitution et la loi Toubon qu'ils ont votée eux-mêmes.
Le Point : Dans votre livre, vous attaquez
particulièrement Jacques Chirac. Pourquoi ?
Bernard Lecherbonnier : Il n'y a aucune initiative présidentielle
en matière de langue depuis qu'il est élu, alors que jamais l'état du
français ne s'est délabré en si
peu de temps dans cette même période. Or la question de la langue a
toujours été considérée par les chefs d'État, qu'il s'agisse de
Pompidou, de Giscard ou de Mitterrand, comme un élément régalien du
domaine réservé depuis les rois, notamment François 1er, bien sûr.
Le Point : Vous vous en prenez aussi à Luc
Ferry, que vous comparez à l'heautontimoroumenos de Baudelaire, à la
fois victime et bourreau, et à Claude Allègre, pourquoi ?
Bernard Lecherbonnier : En mai 2002, Luc Ferry, ministre
de l'Éducation, condamne la réforme dont Luc Ferry, président du
Conseil national des programmes, a accouché quelque temps plus tôt. À
ce titre, il a couvert les travaux de démolition de l'enseignement du
français confiés à un groupe d'experts dirigé par Alain Viala, un
professeur d'université ennemi de l'élitisme, mais néanmoins
titulaire d'une chaire à Oxford. Quant à Claude Allègre, il est
persuadé que le bilinguisme est non seulement une fatalité, mais une
solution !
Le Point : Vous êtes universitaire aussi.
Parlez-vous anglais ?
Bernard Lecherbonnier : Oui, je le lis constamment, et je
le parle imparfaitement. Il n'y a pas de rejet de l'anglais de ma
part...
Le Point : Vraiment ? À lire votre livre, on a
pourtant le sentiment que vous dénoncez un grand complot anglo-américain
de colonisation par la langue !
Bernard Lecherbonnier : Non, ce que je dénonce, c'est le
non-dit. C'est le fait que les chercheurs, les décideurs économiques
et, dans une moindre mesure, les
politiques sont prêts à sacrifier la langue française au nom de
l'efficacité qui exigerait de tous un bilinguisme tel que le français
deviendrait une sorte de patois. Si l'on pense que le bilinguisme à l'échelon
mondial est la solution, qu'on le dise et qu'on ouvre le débat. Or,
actuellement, tout se passe comme si l'emploi de l'anglais mondial était
une évidence indiscutable. Pourtant, ce «globish», comme on l'appelle
aussi, est une langue-outil de 2 500 mots dépourvue de toute vocation
littéraire ou affective, qui ne correspond à aucun modèle connu et
qui se révèle d'une grande pauvreté.
Le Point : Mais alors, pourquoi s'insurger
contre son emploi? Cet outil, s'il est si fruste, ne risque pas de faire
de concurrence à la langue française !
Bernard Lecherbonnier : Claude Hagège et bien d'autres
linguistes avec lui assurent que l'on n'est pas fait, au niveau d'une
nation, pour être bilingue. Il est donc
inenvisageable que tous les Français sachent parler un anglais
convenable et élaboré.
Peut-être le plus grand nombre est-il en mesure d'assimiler le globish,
comme hier les Indiens colonisés à qui on n'enseignait que les
rudiments indispensables à l'exploitation. Mais cet anglais appauvri ne
peut servir qu'aux échanges quotidiens et sommaires. Il n'est pas
envisageable, à l'échelon de l'Union européenne par exemple, d'élaborer
des textes complexes en globish. Alors, s'il faut parler anglais juste
pour pouvoir se dire bonjour et au revoir dans les couloirs du parlement
européen, je ne vois pas bien l'intérêt !
Le Point : L'histoire de la langue montre
qu'après un engouement pour une langue étrangère il y a toujours eu
reflux. Vous évoquez ainsi la mode du français qui s'est emparée de
toute l'Europe au XVIIIe siècle...
Bernard Lecherbonnier : Je parle aussi du hongrois, langue
qui se serait éteinte si une poignée de résistants n'avaient continué
à la pratiquer durant la période de domination autrichienne, où
l'allemand était imposé. Il faut donc parfois une volonté pour lutter
contre la colonisation d'une autre langue.
Le Point : Vous aurez du mal à convaincre vos
contemporains que parler une langue étrangère n'est pas un atout. Vous
vous en prenez par exemple à l'apprentissage d'une langue étrangère
à l'école élémentaire...
Bernard Lecherbonnier : Je pense moi aussi que c'est une
excellente chose que d'apprendre une langue étrangère à l'école.
Mais à condition de maîtriser d'abord le français. on veut apprendre
l'anglais à des élèves qui ne maîtrisent pas le français.
Son enseignement est une telle catastrophe qu'il n'est même pas sûr
que l'on puisse réagir. Comme professeur, je corrige des copies de
licence de lettres truffées de fautes d'orthographe et de syntaxe.
Leurs auteurs sont pourtant de futurs enseignants.
Le Point : Vous plaisantez ?
Bernard Lecherbonnier : Non, je suis d'accord avec Ségolène
Royal : le niveau des meilleurs augmente, mais celui de la base, dans
laquelle on recrute les futurs
instituteurs par exemple, ne cesse de baisser. Prenez l'exemple du passé
simple, qui ne doit plus être enseigné qu'à la troisième personne
sous le prétexte que les deux autres ne sont plus communément utilisées.
Ne plus enseigner le passé simple revient à fonctionnaliser
l'enseignement du français, à considérer la langue comme un outil
performatif quelconque, alors que la littérature est le lieu de la création,
de l'affectif. Si l'on n'acquiert pas une vision complète de la langue
durant sa scolarité, il y a de forts risques pour qu'on ne la récupère
jamais par la suite. Autrement dit, une langue ne peut pas se contenter
d'être fonctionnelle, sinon nous parlerions tous l'esperanto.
D'ailleurs, certains linguistes anglo-saxons sont affolés par
l'appauvrissement de leur langue du fait de sa globalisation.
Le Point : Vous vous montrez particulièrement
sévère pour l'enseignement du français,dont la réforme est entrée
en vigueur en 2001. Ses initiateurs n'étaient pourtant pas, là encore,
mus par des mobiles diaboliques...
Bernard Lecherbonnier : On a affaire à une génération
de professeurs qui refuse ce qui est symbolique et métaphysique dans la
littérature. Je pense qu'un de leurs vieux démons inavoués se résume
en un complexe à l'égard des sciences dures, qui se situent dans le
quantitatif et la schématisation. Les créateurs de nouveaux programmes
ont souhaité aborder la littérature par le biais quantitatif afin de
sortir de l'analyse bourgeoise qui s'attachait au contenu d'une œuvre.
Ainsi, on libérerait l'élève de l'admiration aliénante pour le grand
écrivain. Au départ, j'étais favorable à l'épreuve d'invention
introduite dans la baccalauréat de français. Je pensais qu'un peu de
créativité, comme aux États-Unis d'Amérique, était la bienvenue.
Mais j'ai depuis découvert qu'il s'agissait juste de déconstruire les
textes. Or demander à un élève de première de rédiger une fin
comique au «Cid» est une insulte à la littérature.
Le Point : Les mobiles seraient donc, selon
vous, uniquement idéologiques ?
Bernard Lecherbonnier : Disons que cette idéologie se
marie très bien avec le souci d'économie qui prévaut actuellement. Au
ministère, certains trouvent inutile d'expliquer aux masses scolarisées
des règles de grammaire qu'elles n'utiliseront plus au cours de leur
existence. C'est, encore une fois, ramener la langue à un usage
purement fonctionnel et considérer que chaque élève doit devenir un
bon petit travailleur plutôt qu'un citoyen éclairé.
Sophie Coignard
* Professeur à l'université de Paris-XIII, directeur de recherches en
études littéraires francophones, éditeur de manuels scolaires et de
dictionnaires, Bernard Lecherbonnier publie «Pourquoi veulent-ils tuer
le français ?»
(Albin Michel), plaidoyer pour la défense de la langue.
Source :
Le Point, le 24 mars 2005