Le peloton a mis sa langue dans sa poche
LE MONDE
Châteauroux, envoyé spécial
Conférence de presse après l'arrivée de la cinquième étape, à Châteauroux, mercredi 9 juillet, d'où il appert que l'Écossais Mark Cavendish, vainqueur au sprint, était « très content » de son premier succès dans le Tour. Juste avant, l'Allemand Stefan Schumacher avait dit son «aenthousiasme » de porter pour une journée supplémentaire le maillot jaune. Dans la langue de Shakespeare, dans celle de Goethe, dans celle de Molière, ne restaient à la fin couchés dans le calepin que des truismes débités pour se débarrasser. Ces champions si beaux, si expressifs sur un vélo se montraient singulièrement ternes devant un micro.
Mark Cavendish,
vainqueur de la 5e étape du Tour de France 2008
arrivant à Châteauroux, mercredi 9 juillet.
(REUTERS/THIERRY ROGE)
On se prenait à regretter Raphaël Geminiani, en 1958, à l'arrivée d'une étape où il avait perdu le Tour et criant « Ah, les Judas ! » contre ceux qui l'avaient trahi. Ou Jean-Pierre Danguillaume s'effondrant à la fin d'une étape, à bout de force, et murmurant à l'ami journaliste qui se précipitait, inquiet : « Pousse-toi, t'es devant la caméra ». Ceux-là savaient mâcher le travail du plumitif et du reporter télé. « Le cyclisme était alors fait par des personnages », se souvient Jacques Augendre, 83 ans, qui a suivi 55 Tours pour L'Équipe et Le Monde.
Le vélo avait même façonné sa propre langue. C'était un mélange de style direct, comme un coup de gueule de Bernard Hinault, de gouaille à la Greg LeMond, de français revisité à la Richard Virenque, le tout semé d'expressions imagées, de la « socquette légère » à la « chasse patate ». Qu'un coureur raconte sa journée, et le journaliste n'avait – presque – pas à enjoliver pour trousser la légende…
Aujourd'hui, le peloton s'est mis à un idiome international, la langue de bois. Bernard Thévenet qui est passé de l'exploit à son commentaire en convient : « À mon époque, chacun s'exprimait avec son caractère, son expérience, son accent régional, son patois parfois. C'était spontané. Aujourd'hui, c'est formaté. Du coup, l'identification devient plus difficile ». La faute à la mondialisation du cyclisme, pour l'ancien vainqueur du Tour. « Les équipes sont multinationales », constate-t-il.
Ce sont des Babel roulantes, avec cent mots pour les souder. Les coureurs pratiquent un sabir de français, d'italien, d'espagnol et, de plus en plus, d'anglais. Après s'être exprimé avec plus ou moins de bonheur dans quatre langues différentes, le Luxembourgeois Andy Schleck s'était récemment senti obligé de s'excuser auprès d'une équipe de télé japonaise : « Désolé, la vôtre, je ne la parle pas encore ».
Les médias n'ont pas arrangé les choses qui sont, aujourd'hui, dix fois plus nombreux aux basques des coureurs. « Quand on parlait à quelqu'un, on parlait à Pierre ou Paul », se souvient Bernard Thévenet. C'était le temps des confidences sur la table de massage, où le soigneur malaxait le corps et le journaliste triturait les méninges. « Je passais des heures dans les chambres avec les coureurs. Ils me demandaient si j'en avais assez pour faire mon papier », raconte Jacques Augendre.
« IL Y
A PLUS DE MONDE, ÇA VA PLUS VITE, ÇA BRASSE PLUS, ÇA
PARLE MOINS »
Aujourd'hui, la vidéoconférence et le téléphone portable ont rompu ce lien personnel, direct, propice aux confidences et à la sincérité. Les indiscrètes questions sur le dopage ont également distendu le lien. À cette défiance naturelle s'ajoutent les stages de communication où sont enseignées aux coureurs des formules toutes faites. « Les gens du vélo deviennent de plus en plus comme ceux de la F1 ou du foot, mais c'est à l'image de la société, remarque Marc Madiot, directeur sportif de La Française des jeux. Avant on était toujours ensemble, toute l'année. S'était créée une microsociété qui avait son propre vocabulaire, ses raccourcis ».
La matrice de la culture cycliste, à savoir le peloton, a moins le temps de bavasser. « Il y a aujourd'hui plus de monde, ça va plus vite, ça brasse plus. Du coup, ça parle moins. Et puis, il y a les oreillettes, le casque », constate Marc Madiot. « Les étapes étaient plus longues avant, ça roulait moins vite, constate également Bernard Thévenet. Il y avait des moments où on pouvait parler. Moi, j'ai appris l'italien à l'arrière du peloton ». Aujourd'hui, plus d'instants de roue libre pour peaufiner la jolie expression, trousser l'anecdote ou préparer les historiettes qui feront le miel du suiveur sur la ligne d'arrivée.
La nostalgie, toujours, ce ferment du Tour de France… Marc Madiot refuse pourtant de sombrer dans le passéisme : « Les jeunes créent leurs propres expressions. Simplement, ils utilisent les mots de la société d'aujourd'hui ». Le directeur sportif a ainsi été surnommé par ces coureurs «aQu'est-ce-qui-se-dit.com » pour moquer son goût des potins du peloton.
Il reste aussi quelques ciseleurs de formules. Les journalistes italiens ont ainsi le bonheur d'entretiens avec Riccardo Ricco (Saunier-Duval), à la rafraîchissante franchise. « Lui au moins n'est pas dans l'éducation dirigée », admire Bernard Thévenet. L'ancien coureur constate que la jeune génération continue de régénérer le jargon cycliste. « De mon temps, quand on restait à l'arrière, on disait : J'ai passé la journée en queue de l'Azor. Aujourd'hui, ils disent : En queue de laser ».