L'élargissement oblige à revoir les règles de traduction de l'UE 

pour éviter l'engorgement

 

Bruxelles de notre bureau européen

 

L'initiative illustre les difficultés de fonctionnement de l'Union européenne élargie sur le plan linguistique. Elle pourrait à terme accélérer l'expansion quasi irrésistible de l'anglais. Trois semaines après l'élargissement du 1er mai, faute de disposer d'assez de traducteurs dans les neuf nouvelles langues de l'Union, la Commission s'est fixée de nouvelles priorités en matière de traduction et appelle ses fonctionnaires à davantage de retenue dans l'écriture. La taille moyenne des documents internes doit passer de 32 à 15 pages.

« Sans ce genre de dispositif, nous allons dans le mur », explique-t-on dans l'entourage de Neil Kinnock, le commissaire britannique en charge de l'administration, à l'origine des mesures annoncées mercredi 26 mai pour faire face à un risque d'engorgement dans l'Europe des 25.

Les documents à usage interne ne seront disponibles, au mieux, que dans les langues dites « procédurales », le français, l'allemand, et surtout l'anglais, qui se taille d'ores et déjà la part du lion dans de très nombreux services de la Commission. Les nouvelles instructions devraient conforter l'usage de la langue de Shakespeare. La plupart des dix nouveaux commissaires ne maîtrisent pas le français au point d'en faire une langue de travail.

Seuls les textes les plus importants parmi ceux qui sont destinés à un usage externe seront traduits dans les vingt langues officielles de l'Union. Projets de directives, décisions à valeur légale, en matière de concurrence par exemple, le seront systématiquement avant d'être rendus publics. Mais la Commission veut, par exemple, suggérer au Parlement de ne pas traduire dans tous les idiomes les réponses de ses services aux questions posées par les députés.

Pour M. Kinnock, il s'agit d'agir au plus vite : du fait de l'arrivé de dix nouveaux membres, la quantité de pages à traduire devrait grimper de près de moitié entre 2003 et 2004, pour dépasser le seuil des deux millions, si rien ne change. Or le retard est d'ores et déjà impressionnant : il se porte à quelque 60 000 pages de textes divers et variés. Au rythme où s'accumulent les documents non traduits, cet arriéré pourrait, dans la pire des hypothèses, atteindre les 300 000 pages en l'espace de trois ans.

La surdose qui menace est due à un double phénomène. Les fonctionnaires de la Commission seraient de plus en plus prolifiques. Rapports sur la fiscalité, communication sur l'aide humanitaire, livres blancs en tout genre, le volume de leur prose suit l'expansion des responsabilités de l'exécutif européen. Surtout, l'élargissement a constitué un véritable défi, car le recrutement des traducteurs, dans les neuf nouvelles langues officielles de l'Union, s'avère des plus ardus. Maltais, Estoniens, Lituaniens, les plus petits pays ont du mal à fournir le nombre de spécialistes requis.

La seule Commission espère recruter près de 700 traducteurs issus des nouveaux membres d'ici à 2006, contre 1 300 en poste à ce jour pour les onze langues anciennes. Elle risque de devoir revoir à la baisse ses ambitions. Dans chacun des nouveaux pays, les différentes institutions européennes, de la Commission au Parlement, souhaitaient en effet sélectionner 135 lauréats à l'issue des premiers concours d'accès : les épreuves ne sont pas encore achevées, mais il est d'ores et déjà certain que les quotas ne seront pas tenus. Le nombre de candidats de qualité est resté très en deçà des attentes, en particulier pour le maltais.

« Si on ne réduit pas les quantités de pages à traduire, on assistera au développement des traductions rapides dans deux ou trois langues, et les autres attendront plusieurs semaines, voire des mois », dit un haut fonctionnaire. La prudence de ce dernier en dit long sur la difficulté de l'exercice d'ascèse demandé aux eurocrates : « Dans mes services, déjà très tournés vers l'anglais, les marges de manœuvre ne seront pas énormes ».

Philippe Ricard

 

Source : Le Monde, édition du 31 mai  2004