40 ans de frontière linguistique

 

Un "jardin extraordinaire"

 

• Fourons, dernière étape de notre balade. 
«jardin extraordinaire» qui a vécu bien des orages.
• Les Flamands y ont pris le pouvoir en 2001 après 37 années de majorité francophone.


La fixation de la frontière linguistique n’a pas été acceptée partout de gaîté de coeur. À l’Est du royaume, elle a failli mettre à feu et à sang un petit territoire de 50 km2. Dans les Fourons, elle a, en effet, laissé des séquelles pénibles et durables qui ont rendu ces six villages célèbres, Ce "feuilleton" a émoustillé la verve des commentateurs et des acteurs politiques qui lui ont donné des titres parfois très imagés le "porc-épic du jardin extraordinaire de la politique beige" (l’expression est attribuée à l’ex-Premier ministre Gaston Eyskens), le «caillou dans la chaussure du gouvernement»,  l’"Alsace-Lorraine de la Wallonie". La saga fouronnaise a aussi titillé la curiosité des médias étrangers. Ses épisodes les plus animés ont été évoqués à la télévision ou à la radio, en Australie, en Nouvelle­Zélande, aux États-Unis... Et, parfois, avec une solide dose d’exagération. Suite à une bagarre survenue en octobre 1981, une radio israélienne fit état d’une quarantaine de morts !
À la fin des années 70 et au début des années 80, les Fourons ont même connu quatre ou cinq scènes de coups de feu. Dans une déclaration tonitruante au "Soir", André Cools, alors président du PS, avait parlé du «temps des gourdins». À chaque fois, heureusement, ces coups de feu n’ont fait que des blessés légers. La violence y a atteint son paroxysme le 9 mars 1980 lorsqu’un pisciculteur francophone, Joseph Snoeck, tira sur la foule des quelque 2 000 manifestants flamands qui défilaient devant sa propriété pavoisée d’un drapeau wallon. Suite à cet incident, le gouverneur du Limbourg a interdit tout rassemblement de plus de cinq personnes dans les Fourons. Cette mesure drastique a eu comme conséquence insolite d’empêcher toute pratique du football sur le territoire fouronnais et les trois clubs du cru
ont dû trouver asile à Visé, Aubel et Oupeye. Un des trois clubs, le CS Remersdael, tenta de braver l’interdiction en s’entraînant sur son terrain. À la grande surprise des joueurs, les gendarmes ont fait irruption dans les vestiaires, mitraillettes au poing, pour les empêcher de s’entraîner, se souvient François Detry, le trésorier du club.
Si ce «jardin extraordinaire» a servi de décor à des scènes clocher­merlesques et des moments de fortes tensions, il a, surtout, fait fleurir la zizanie dans beaucoup de famille. Et dans certaines d’entre elles, l’heure n’est toujours pas à la réconciliation. Raymond Lemmelyn (60 ans) a pratiquement coupé les ponts avec le reste de sa (nombreuse) famille. Cet habitant de Fouron­le-Comte a choisi le camp francophone. La grande majorité de ses sept frères et soeurs a, elle, épousé les thèses flamandes. À chaque rencontre, on parlait de la situation dans les Fourons et inévitablement, on finissait par se disputer. J’ai préféré ne plus les voir, se justifie-t-il. Ces dernières années, je n’ai plus fréquenté que ma soeur Élise et mon frère Pierre, qui est mort voici un an.
Raymond Lemmelyn a aussi été le témoin d’une des scènes de coups de feu survenue dans les Fourons. C’était le soir du 23 septembre. Avec ma femme et ma fille, nous prenions un verre sur la place de Fouron-le­Comte, au Café des Sports tenu par René Grosjean, un sympathisant francophone puisqu’il avait rebaptisé son établissement «Le rendez-vous des Wallons ». Des francophones y sont entrés poursuivis par un groupe de Flamands qui les accusaient d’avoir provoqué des bagarres. Le patron a expulsé les Flamands. Ils sont revenus en force. Ils étaient une cinquantaine. Ils ont brisé les vitres du bistrot à coups de pierre. Ils ont retourné ma voiture qui était parquée sur place. Le patron a sorti sa 22 long. Il a tiré plusieurs fois et il a blessé trois des agresseurs. Quand le calme est enfin revenu, ma fille de 11 ans était paniquée. Elle a voulu aller aux toilettes. Elle n’a pu y aller qu’encadrée par deux gendarmes.
Malgré sa défaite aux communales de l’an 2000, le groupe «Retour à Liège» compte, lui, rappeler aux hommes politiques liégeois qu’il veut rester le "caillou dans la chausse des gouvernants". Vendredi, le coup d’envoi des Fêtes de Wallonie sera donné à Visé, à quelques kilomètres des Fourons. Le groupe a loué un panneau publicitaire à l’entrée de la ville pour rappeler aux participants à la fête que, 40 ans après le transfert des Fourons au Limbourg, les facilités octroyées aux francophones y sont de plus en plus menacées.


Manifestation flamingante dans les Fourons en 1980 (Photo Archives "Le Soir".)

 

Daniel Conraads

 

Source : Le Soir, journal du samedi 23 et du dimanche 24 août  2003