Claude Hagège : "Ne méprisons pas les langues régionales"

Le professeur au Collège de France prône une diversité linguistique menacée dans notre pays. Et dans le monde.

 

D'où viennent les langues régionales ?

Elles ont, en France, des origines diverses. Le léonnais, le vannetais, le finistérien sont des formes du breton, langue celtique. On trouve aussi nombre de langues romanes, dont la langue d'oïl (devenue le français), qui était parlée au nord, et la langue d'oc, au sud. Parmi ces dérivés du latin, on compte l'occitan, avec, en Aquitaine, le gascon (dont sa variante béarnaise), et, plus à l'est, sa variante rhodanienne et provençale, mais aussi le catalan, le franco-provençal, le corse. Plus haut, le flamand, l'alsacien, le lorrain, le francique mosellan sont d'origine germanique. La plupart de ces langues sont moribondes, à commencer par le francique mosellan, parlé aussi au Luxembourg, qui était sans doute la langue des premiers rois de France, celle que parlait Clovis.

Et le basque ?

Le basque, qui remonte au minimum à cinq mille ans, est un mystère. C'est la plus ancienne langue d'Europe encore vivante et la seule en France qui ne soit pas d'origine indo-européenne.

Le français présentait-il des qualités particulières pour s'être imposé sur le plan national ?

Absolument pas. Pour peu que la monarchie se fût installée à Toulouse ou à Bordeaux, au lieu de Paris, nous parlerions en ce moment   en occitan, qui serait devenu la langue officielle de ce pays. Le français était au départ un dialecte comme les autres. Il est plus riche en terminologies savantes du fait de sa position historique dominante, mais les langues régionales possèdent une richesse de vocabulaire au moins comparable, sinon parfois supérieure, à celle du français, et leur syntaxe est souvent plus riche. Ainsi, en occitan, l'imparfait du subjonctif continue d'exister, quand il a quasi disparu en français. En poitevin subsiste le genre neutre, en plus du féminin et du masculin. Le problème vient de ce que le mot «dialecte» a une connotation péjorative. Pourtant, tout instrument de communication est une langue.

On pense, à tort ou à raison, que le français est la langue du savoir…

Les gens méprisent souvent - et à tort - le breton, le basque, l'occitan, parce qu'ils ont acquis les vocabulaires techniques et la néologie liés à la modernité en français. Et même si, en breton ou en basque, il existe des mots pour dire banque ou bombe atomique, les locuteurs ne s'en servent pas, car la langue savante dans laquelle ils ont appris ces termes est le français.

Quand le français est-il devenu la langue officielle unique du royaume ?

François Ier l'a imposé dans les actes juridiques avec sa fameuse ordonnance de Villers-Cotterêts, en 1539. Théoriquement, le monarque s'en prenait au latin, mais, dans les faits, il souhaitait surtout combattre l'usage des langues régionales afin de consolider l'unité du royaume. Louis XIV renforcera d'ailleurs ces mesures. Ensuite, sous la Révolution, la Convention montagnarde vote une loi aux termes de laquelle toute personne faisant usage d'une langue autre que le français s'expose à de graves mesures de rétorsion. Sans parler de l'abbé Grégoire, qui, au retour d'une tournée en province, explique que «les ennemis de la République parlent bas-breton, les défenseurs de la monarchie et de l'autel parlent basque, ceux qui ont juré la perte de la Révolution parlent occitan». Bref, user d'une langue régionale, à l'époque, équivaut presque à comploter contre la République.

Certains le pensent encore aujourd'hui…

Le mépris actuel des langues régionales est directement issu de cela, car elles restent dans les esprits des symboles de résistance à l'État. Elles ont été les victimes désignées de la nécessaire unification du pays. Car légiférer en matière de langue est bien évidemment un acte politique, on l'a vu en Espagne au moment de la Reconquista, lorsque Isabelle la Catholique a imposé le castillan. En Italie et en Allemagne, l'unification linguistique a précédé l'unification politique et cela explique en partie pourquoi, dans ces deux pays, les langues régionales ont été moins persécutées.

Sont-elles toujours menaçantes ?

Non. L'école publique, en particulier sous la IIIe République, les a tant combattues que les classes dirigeantes provinciales envoyaient d'elles-mêmes leurs enfants à l'école française pour se ranger du côté du pouvoir. Les pauvres avaient beau avoir le nombre pour eux, il leur manquait la force, la puissance pour résister. Aujourd'hui, l'unité linguistique est assurée et la lutte contre les langues régionales n'a plus de justification.

Pourquoi la France ne ratifie-t-elle pas la Charte européenne pour la défense des langues régionales et minoritaires ?

Le gouvernement Jospin avait décidé de la signer, mais le Conseil constitutionnel l'en a empêché en vertu de l'article 2 de la Constitution, qui stipule que « Le français est la langue de la République ».

Pourquoi alors ne pas modifier cet article ?

La tradition centralisatrice est une très vieille donnée du pouvoir et des mentalités de ce pays. L'idée que la France s'est construite - ce qui n'est pas sans être vrai - autour de la langue du roi, devenue la langue de la République, est déterminante.

Faut-il se résoudre à la mort programmée du breton, du basque, de l'alsacien, etc.?

Une langue a la vertu extraordinaire de pouvoir ressusciter, cela a été prouvé avec l'hébreu, mais il faut pour cela des circonstances très particulières, comme, par exemple, hélas, celles qu'ont connues les juifs. On peut estimer qu'une langue régionale est sauvée lorsque les gens se disent le plus naturellement du monde des choses aussi courantes que « Je t'aime » ou « Passe-moi le sel ». Or on en est loin, car seule une minorité se bat aujourd'hui pour sa langue locale, sans parler de ceux qui y sont hostiles. Pour être franc, la situation est alarmante.

Quels remèdes préconiseriez-vous ?

Si nous voulons défendre la francophonie dans le monde et être crédibles, cela suppose d'abord que la France montre qu'elle respecte chez elle sa propre diversité linguistique. Ratifier la charte, en expliquant aux parlementaires qu'elle est très souple et donc peu dangereuse, irait dans le bon sens. Certes, depuis quelques années, l'État a accompli des efforts, mais largement insuffisants. Les langues régionales sont dans un tel état de précarité que, pour leur permettre d'échapper à l'extinction totale qui les menace, il faudrait un investissement énorme et accepter de prendre des risques, comme l'ont fait les Espagnols en donnant une grande autonomie aux Basques et aux Catalans.

D'autres mesures ?

Il faut répondre positivement, et à une tout autre échelle qu'aujourd'hui, aux familles qui demandent l'enseignement d'une langue régionale, car l'école est à la base de tout. Cela demande un véritable changement dans les mentalités. Il faudrait aussi, toujours à travers l'enseignement, donner conscience à chacun de ce que représentent, dans l'histoire de la France, les langues régionales et les cultures qui s'y associent. Hélas, dans la campagne électorale actuelle, ces thèmes ne sont pas exactement omniprésent.

 

Olivier Le Naire

 

Source : LEXPRESS.fr, article paru le 12 avril 2007

 

 

 

Réactions de nos amis du forum de discussions :

de-linguis-in-Europa@googlegroups.com

 

 

Réaction de Jérémie :

 

Il est intéressant que M. Hagège (qu'on a connu mieux inspiré...) prenne les autonomies espagnoles comme "modèle" pour la France et pour le redéploiement (artificiel) des langues locales : la nation espagnole est aujourd'hui menacée dans son existence même par les séparatismes, comme nous le disait il y a quelques jours à peine ma professeur d'espagnol, et aujourd'hui mon professeur de Droit des États. Les Catalans ont été reconnus comme étant une "nation", les Basques ne vont pas tarder à l'obtenir. L'idée absurde est qu'en leur donnant plus d'autonomie ils seront satisfaits et que, comme par miracle, tout ira alors bien dans le meilleur des mondes... C'est le contraire qui se produit : l'Espagne connaît depuis des décennies des attentats et régionalismes très vifs, contrairement à la France, parce que, contrairement à la France, elle est trop décentralisée !

L'Espagne est le bon modèle : il montre à quoi mènent nécessairement les régionalismes, les langues régionales portant intrinsèquement un projet politique d'autonomie, puis d'indépendance (quand on est une "nation", pourquoi ne pas en vouloir tous les attributs ?). La pierre angulaire étant bien entendu l'école, qui est en Espagne du ressort des régions, et en France du ressort de l'État. Ce qui explique qu'on ait moins de problèmes, c'est qu'on a empêché qu'ils ne se créent.

J'espère que l'Espagne se désagrègera assez vite pour servir de dissuasion à opposer aux esprits imprévoyants qui se font entendre, trop nombreux, en France aujourd'hui.

 

Réaction de M. Denis Griesmar :

 

C'est comme l'Hydre de Lerne... les têtes repoussent à chaque fois !

Cette conception tribale est détestable et confond deux niveaux :

- le niveau politique, qui est celui de la langue de l'État, qu'il faut défendre au niveau qui est le sien.

Il se trouve en plus qu'en l'occurrence, le français possède l'une des plus riches littératures du monde ;

- le niveau local, où chacun a bien le droit de parler et d'apprendre la langue qu'il veut - à condition de ne pas éliminer la langue nationale - et c'est là que les régionalistes les plus acharnés montrent le bout d'une certaine oreille. Apparemment, la chute du nazisme n'a pas suffi...

 

 

Réaction de M. Gintautas Kaminskas :

 

Je comprends parfaitement la différence entre le niveau de politique centrale et le niveau d'activité locale, et je n'y vois aucun problème.  Il y a la langue nationale, et dans une nation, tous les citoyens doivent la connaître.  Mais ça n'empêche pas d'avoir des écoles bilingues dans les régions ou les gens veulent préserver leur langue régionale. 

 Votre culte du centralisme ne sert pas du tout aux Québécois.  Grâce à Dieu qu'au Canada l'éducation est une responsabilité provinciale.  Si non, toutes les écoles du Québec n'enseigneraient  que l'anglais, et le Québec serait en train de devenir une autre Louisiane.  (Ce qui veut dire : les noms des bars et quelques affiches en français pour amuser les touristes.)

 

 

Réaction de M. Denis Griesmar :

 

Certes, certes, mais on ne peut comparer la France (qui est une Nation) et le Canada, qui est un résidu d'Empire britannique, et qui, dans l'Histoire, n'a été qu'une machine à coloniser et à minoriser les Français d'Amérique.

En ces temps de repentance universelle, on n'entend pas beaucoup les Anglos, là-bas, battre leur coulpe, en chemise et la corde au cou, pour les crimes de l'impérialisme britannique (comme la déportation en masse des Acadiens ou le traitement infligé aux métis du Manitoba)

 

 

Réaction de M. Seán Ó Riain :

 

Ou le massacre sans but militaire de 25-40.000 mille réfugiés, femmes et enfants à Dresde ... 

Voir http://fr.wikipedia.org/wiki/Bombardement_de_Dresde