La France et les peuples de langue française

La Cinquième Conférence des communautés ethniques de langue française a eu lieu à Delémont, capitale d’un État jurassien nouveau-né, membre de la Confédération suisse. Après le congrès tenu au Québec, avec l’appui des milieux officiels, on attendait beaucoup de cette nouvelle réunion de famille. Il faut dire que dès les années 1960, des liens existaient entre le Rassemblement jurassien, l’Union valdôtaine et les mouvements wallons. Ils se sont concrétisés à Genève, en 1971, puis à Liège, deux ans plus tard, par la création d’un comité permanent que présida feu Jean Pirotte.

La caractéristique première de cette conférence est de grouper des organisations politiques très puissantes : l’Union valdôtaine est au pouvoir dans la Région autonome (Italie), et M. Mario Andrione, ancien membre du comité permanent, préside la "junte", c’est-à-dire le gouvernement régional. Le Rassemblement jurassien, après vingt-sept ans de lutte, a arraché à la Suisse — qui n’en voulait guère — un vingt-sixième État de la Confédération, celui du Jura, malheureusement amputé de certains territoires de langue française pour la récupération desquels un dur combat continue à être mené. Quant au Mouvement national des Québécois (160 000 membres), il constitue la base de l’action souverainiste concrétisée par le Parti québécois de M. René Lévesque, Premier ministre, qui s’apprête à organiser un référendum sur le problème de l’indépendance. "Wallonie Libre", pour sa part, a représenté fidèlement les francophones de Belgique en faisant la synthèse des divers courants associés tant en Wallonie qu’à Bruxelles. Il n’est pas nécessaire de rappeler ici les résultats obtenus jusqu'à ce jour, ni le chemin parcouru vers des formes de régionalisme, voire de fédéralisme. Enfin, la Société des Acadiens du Nouveau-Brunswick, qui incarne les aspirations de 250 000 personnes, s’affirme de plus en plus en politisant son action et en réclamant la création d’une nouvelle province au profit des francophones qui peuplent cette partie du Canada.

Ce bref tableau montre bien que cette "alliance" est politique, que ses tenants sont capables de modifier les structures étatiques en s’appuyant sur le peuple, et que, par conséquent, l’officialité est très attentive à ses faits et gestes. Bien que les objectifs soient partout de nature autonomiste, fédéraliste ou indépendantiste selon les cas, la force même des mouvements susmentionnés est la meilleure garantie contre l’usage de la violence, toujours possible à notre époque lorsque des groupuscules agissent après avoir perdu l’espoir.

La France, on le sait, est demeurée prudente face à la nécessaire défense de ses "prolongements" extérieurs quant à la langue, la culture et l’origine. Ayant la charge d’une diplomatie universelle dont dépend l’usage de la langue françaises sur divers continents, sans compter les obligations résultant de traités ou de règles de bon voisinage, elle a observé, certes avec sympathie, le réveil des « France périphériques ou américaines, mais en laissant l’initiative aux intéressés. On sait toutefois que le "Vive le Québec libre" de Charles de Gaulle, sorte d’heureuse prophétie, eut des effets dynamiques où il le fallait, et pas seulement sur les bords du Saint-Laurent ! Or, voici qu’une délégation française a pris part à la cinquième conférence et s’est assise de plein droit au sein du comité permanent que préside M. Alain Généreux, ancien président du Mouvement national des Québécois. À Delémont, ce fait a été mis en évidence, et il a été dit sous les applaudissements "Sans la France, nous ne sommes rien, et cela dans la mesure où, seuls, nous ne pourrions continuer d’être nous-mêmes".

Il sied de remarquer que la République française est le seul État ayant la souveraineté internationale au sein duquel les Français — au sens non étatique du terme — sont majoritaires ; partout ailleurs (ainsi les groupes représentés à la cinquième conférence), ils subissent unilatéralement la loi du nombre et se débattent pour assurer leur survie.

Aussi les nombreuses résolutions votées à l’occasion des congrès, dont les statuts adoptés à Québec précisent qu’elles constituent la "doctrine", se réfèrent­elles au droit de libre disposition des entités ethniques  tout en affirmant "la nécessité, pour tous les peuples de langue française, d'être solidaires en vue d’accroître leur potentiel culture, économique,  technique et politique".

Les mouvements populaires unis au sein de la conférence biennale et qui, pour la plupart ne sont pas des partis, envisagent la politique au plus haut niveau et postulent à juste raison que la culture et la langue en sont l'un des objectifs essentiels. Souvent ceux qui briguent les suffrages dans une démocratie ne voient pas plus loin que la prochaine élection. Rien de semblable lors des congrès dont nous parlons ; on y envisage les évolutions probables à long terme, on compte en siècles plutôt qu’en décennies et au-delà des situations particulières apparaît constamment un but commun,  à savoir le maintien du français en tant que langue véhiculaire mondiale. L’appoint que constituent les nombreux États du tiers monde utilisant cette langue - la seule de l’Europe continentale ayant rang de moyen universel de communication - , est extrêmement précieux, providentiel même au sein des Nations Unis. Cependant,  il est clair que sans le grand foyer originel, c'est-à-dire la France,  les quelques petites "France" circonvoisines et le Québec, tout pourrait s'écrouler au gré d'évènements politiques et de métamorphoses liés à l'hégémonie des superpuissances. Cela, personne n'a intérêt à le vouloir, ni en Europe, ni chez les peuples africains ou asiatiques pour qui le français - préféré à  l'anglo-américain - est un facteur d'indépendance incontestable.

La Cinquième Conférence des communautés ethniques de langue française à qui la présence de personnalités politiques de niveau ministériel a donné un poids nouveau, n'a pas manqué de s'interroger sur les chances qu'a le français  de conserver les positions qui ont été et sont encore les siennes dans le monde.  Et devant les échéances face auxquelles se trouve le Québec, second pilier possible de cette culture par-delà l'océan et cela en tant que "nouvelle nation française d'Amérique", il a été admis que plus celle-ci sera libre de ses mouvements sur le plan international, mieux sera assuré l'avenir de ce fleuron irremplaçable de notre civilisation.

 

 

Roland Béguelin

Président du Parlement de le République et du Canton du Jura. 

Secrétaire général de la Conférence des communautés ethniques de langue française.

 

 

Source : Le Soir, journal du 27 septembre 1979