Des actes de résistance contre le « tout anglais » 


De plus en plus de salariés refusent de se plier au diktat de l'anglais dans l'entreprise. Pour préserver la diversité linguistique et leurs conditions de travail.

Selon l'Observatoire de la formation, de l'emploi et des métiers (Ofem), 7 % des entreprises ont adopté le « tout anglais »

Le débat n'est pas nouveau, mais depuis janvier dernier, il a pris une autre tournure. C'est une première dans l'Hexagone : la filiale française du géant américain General Electric Medical Systems (GEMS) a été condamnée pour usage abusif de l'anglais au travail. La CFDT et la CGT reprochaient à l'entreprise de ne pas respecter la loi Toubon de 1994. En cause, des documents techniques, des logiciels et messageries qui n'étaient disponibles qu'en anglais. « Au-delà des difficultés que cela crée, c'est aussi une question de sécurité, remarque Jocelyne Chabert, déléguée CGT. Nous manipulons des machines à rayons X. Les techniciens doivent travailler avec des notices en anglais, alors que tous ne le maîtrisent pas. » GEMS a fait appel mais doit, d'ici le 1er juin, traduire les documents visés.


Autre entreprise où les syndicats se sont mobilisés : AXA Assistance. Tout commence en 1999 par le refus d'un logiciel en anglais.       « Personnellement, j'étais capable de l'utiliser, explique Martine Fisher, déléguée du personnel qui maîtrise quatre langues, mais cette mesure pouvait être discriminante pour d'autres. » Car s'il est normal que les échanges se fassent en anglais entre cadres internationaux, imposer au quotidien une langue étrangère au personnel qui n'en a pas forcément l'utilité peut être source d'incompréhension, d'exclusion, voire d'humiliation. Chez AXA Assistance, la goutte d'eau s'est traduite par un simple fax : « En juillet dernier, un agent de maîtrise qui avait envoyé un fax en allemand à un collègue autrichien s'est vu sommer par sa hiérarchie de le récrire en anglais », raconte Jean-Lou Cuisiniez, délégué CFTC. La direction s'est depuis engagée à respecter la « diversité linguistique ». Elle va même plus loin. A la demande des syndicats, elle a décidé de mettre en place une « commission de terminologie ».


Mais dans ces conflits, il est rare que l'issue soit aussi fructueuse, en dépit d'un vent de révolte qui commence à souffler. « Nous recevons, chaque mois, plus d'une dizaine de demandes de salariés qui veulent connaître leurs droits, remarque Thierry Priestley, président de l'association Le Droit de comprendre, qui regroupe des associations de défense de la langue française. On sent qu'il y a un mal-être car la pratique excessive de l'anglais génère souvent une lenteur dans le travail, quand ce ne sont pas des erreurs ». Un représentant syndical d'Areva T&D approuve : « On passe un temps fou à faire des traductions et quand il s'agit, par exemple, de documents financiers, on a toujours peur de faire des impairs. » Mais voilà, le nouveau directeur financier, nommé en 2004, et qui est pourtant basé en France, n'écrit aux salariés qu'en anglais. Pour la CFTC, qui a mené une étude sur le sujet, ces pratiques sont source de stress. « C'est une question de seuil, observe le secrétaire général, Jacky Dintinger. Pour les managers de haut niveau, la généralisation de l'anglais peut simplifier les choses, mais plus on descend dans la hiérarchie, plus l'intérêt se réduit et plus cela est ressenti comme une gêne. »


Ce phénomène de rejet du « tout anglais » ne concerne pourtant pas que les personnels peu qualifiés. Les cadres commencent eux aussi à manifester un certain ras-le-bol. C'est le cas à Disneyland Paris. « Quand il leur arrive d'assister à des réunions menées entièrement en anglais, au bout de dix minutes, ils décrochent, même s'ils maîtrisent la langue, explique David Roulon, délégué syndical, qui fait office, dans le parc d'attractions, de « Robin des bois de la langue française ». 

Dans l'antre de Mickey, on parle de « service merchandise » (pour le service boutiques) ou de « team leader » (pour les chefs d'équipe). « C'est sans doute pour créer une atmosphère à l'américaine, ironise David Roulon. Mais cela devient plus choquant lorsque des salariés qui envoient des questions à la direction se voient répondre en anglais ».



Des dégâts sur le plan social

Comme chez Areva ou Disney, les syndicats de BNP Paribas, d'Air France et de Carrefour n'hésitent pas à alerter leur direction en cas de dérive. Le problème, selon Alain Fauconnier, délégué du personnel à BNP Paribas, est que beaucoup de salariés n'osent pas avouer qu'ils ne sont pas à l'aise avec l'anglais.


Selon l'Observatoire de la formation, de l'emploi et des métiers (Ofem), seules 7 % des entreprises ont adopté le « tout anglais ». Mais pour Marceau Déchamps, vice-président de l'association Défense de la langue française, le danger est réel. Tout d'abord sur le plan social : « Certaines entreprises ont fait venir des cadres étrangers anglophones et ont ainsi empêché la promotion de salariés français qui avaient les qualités requises. C'est discriminant car face à un «native speaker», un Français n'a aucune chance. Comment faire valoir sa créativité ou son dynamisme dans une langue étrangère ? » L'autre problème est d'ordre économique : « En utilisant une seule langue, on risque de favoriser les délocalisations. Si tous les outils de travail sont déjà en anglais, il est alors plus facile de s'installer à l'étranger. »


Les pouvoirs publics ne semblent guère s'intéresser au problème. Les inspecteurs du travail ne sont pas sensibilisés à l'application de la loi Toubon au sein des entreprises. « Le ministère du Travail n'a jamais ouvert ce dossier », déplore Thierry Priestley, pour qui le droit linguistique constitue un droit essentiel.

 


Caroline Montaigne

 

                  

Source : Les Échos, le 2 mai 2005