Quoi qu'on en dise, la rivale de l'anglais se porte bien.

Cette semaine, on la fête.

Le français, langue baladeuse

Par Catherine MALLAVAL

Libération.fr : mardi 13 mars 2007

 

C'est la fête de notre langue. Mais non, pas de cet organe charnu, musculeux, allongé, mobile, parfois bien pendu, qui permet de s'aboucher, après avoir été dûment tourné sept fois dans la cavité buccale. C'est la fête, cette semaine, de la langue française, merveilleuse fourmilière de quelque 50 000 mots (tels que recensés par le dictionnaire de l'Académie) qui ne cesse de s'enrichir. Car oui, le français, n'en déplaise à ceux qui hurlent au franglais ­ en fustigeant ces djeunes qui croient que Le Robert, c'est le gars d'en face qui bidouille les mobs ­, se porte comme un charme. Un charme ? Ben oui, comme un arbre, qui certes perd ses branches mortes, mais aussi se ramifie et se renouvelle. On en cause meilleur...

J'hallucine grave ! 

Insensé ce que les Français gigotent. Et c'est peu dire qu'à la Délégation générale à la langue française et aux langues de France, on n'en peut mais de courir derrière cette langue baladeuse. Avec des mots qui tombent dans l'oubli comme estocader («discuter vivement»). D'autres qui s'effacent au profit des plus courants, tel complet à qui l'on préfère costume, corsage au profit de chemisier, soulier délaissé pour chaussure. Mais il y a aussi des ressuscités. Parmi eux : maille («petite monnaie de cuivre qui valait la moitié d'un denier»). Certes, on en use encore dans l'expression avoir maille à partir avec («avoir un différend», comme si on avait une maille à partager). Mais voilà surtout ce mot miraculeusement réapparu, et réinvesti dans son sens premier, en banlieue ou chez les branchés, qui n'hésitent plus à demander : «T'as pas de la maille ?» En clair : « Raboule la thune ! » Tout ça, c'est bien sûr sans compter avec ce que les érudits appellent les mutations grammaticales qui vous mettent aussi une bonne dose de bazar, lorsque notre langue on ausculte. Et voilà, l'adverbe qui devient adjectif : « Il est trop ! » Et réciproquement : « J'hallucine grave ! » À noter aussi que les verbes peuvent se transformer en nom : la glisse, la gagne... Et réciproquement : « ça m'esclave sévère ! », « Je crise complètement ! ». Et y a de quoi ! Cerise sur le dico : les mots qui changent de sens. Genre la zone (devenue banlieue misérable), ou « j'ai rien capté »... 

Encore des mots... 

Bref, faut suivre. D'autant qu'en sus de tous ces petits arrangements entre mots, en voici qui chaque année font leur entrée dans le dico. Eh oui ! Il a bien fallu se résoudre à donner des définitions à ces mots désormais très usités que sont covoiturage, bioterroriste, professeure, sans oublier double-cliquer... À noter, qu'une foultitude de termes nouveaux s'autorisent en plus à vivre leur vie loin du dico, tel « à l'insu de mon plein gréa». Sérieusement, pendant que les gens du dictionnaire s'évertuent à conserver et observer notre langue, ça mouline également très dur du côté des commissions de terminologie (dix-huit en tout, des transports à l'audiovisuel en passant par l'électronique). Mission : proposer tous les mois, voire tous les quinze jours, des mots dont l'usage doit s'imposer aux agents de l'Etat (après publication au Journal officiel, JO ). Objectif : « Faire du français une langue performante apte à exprimer la modernité ». Un sacré boulot, puisque 850 mots nouveaux ont été publiés au JO depuis 2004. Et 298 sur la seule année 2006. Avec plus ou moins de succès... Flops retentissants : « sac gonflable » pour airbag, «papillon » pour post-it ou encore « bouteur » pour bulldozer .  Des fois, ça ne prend pas et on ne sait pas pourquoi », admet Xavier North, délégué général à la langue française. Mais tous les efforts ne sont pas vains. Témoins : lave-vaisselle, navigateur, logiciel... Petits derniers tout frais : « opérateur de marché » (pour trader ), « messagerie instantanée vocale » (pour push to talk ) et « poste à poste » (pour peer to peer ).

Perfides Anglais 

À croire qu'on passe notre temps à repousser des invasions de mots anglais ? « Nous n'avons jamais cessé d'emprunter, de façon massive, à l'anglais depuis ces dix dernières années. Plus que lors du siècle écoulé. Le français emprunte plus à l'anglais, plus qu'à n'importe langue. Et parfois même en conservant la prononciation, comme standing ovation », résume Xavier North. Mais pas de conclusions hâtives pour autant. D'abord, notre langue digère ce qui lui est utile et recrache le reste. Ainsi, là où nous disions doping il y a dix ans, nous disons désormais dopage. Deuxième point : une langue s'enrichit toujours d'emprunts. Et si c'est maintenant au contact de l'anglais que notre vocabulaire évolue, au XVIe siècle, c'est à l'italien que nous avons massivement piqué des mots. « D'ailleurs les intellectuels de l'époque s'en inquiétaient », affirme Xavier North. Pourtant, esquisse, caresse, caleçon, s'amouracher, bagatelle, favori sont aujourd'hui si bien adaptés, qu'on ne décèle même plus l'origine.

Enfin, haussons-nous un peu du col. Selon le diplomate, essayiste et historien brésilien Sergio Correa da Costa (1), disparu en 2005, les deux langues qui fournissent le plus de mots sans frontières sont le français et l'anglais, avec une légère avance pour... le français. « Les mots français qui circulent si librement au-dessus des barrières linguistiques et culturelles expriment le plus souvent un état d'âme, une inclination, une critique, un agacement, une ironie, donc des abstractions », écrit da Costa. Exemples : à contrecœur, arrière-pensée, bête noire, grâce, bon vivant, habitué, enfant gâté, fait accompli, nonchalance, parvenu, ménage à trois, femme fatale... Ce n'est pas l'écrivain Franck Resplandy qui dira le contraire. Dans son livre My rendez-vous with a femme fatale (2), il s'est plu à lister quelques-uns de nos mots baladeurs. Selon lui, en gros un tiers des mots anglais serait d'origine française.

C'est bien beau tout ça. Mais malgré tous nos efforts, nous n'avons pu élucider un des grands mystères de notre langue. À savoir l'expression : parler français comme une vache espagnole. Comme le dit le site de la Délégation à la langue française : « Cette expression n'a littéralement aucun sens, sauf si l'on suppose qu'elle vient de parler français comme un Basque l'espagnol ».

Catherine MALLAVAL

 

Source : Libération.fr, le 13 mars 2007