Le français,
un retour en grâce inattendu
"C'est
un retour en grâce inattendu. Depuis quelque temps, la langue française
séduit de nouveau nos grands groupes nationaux. Ces derniers semblaient
pourtant avoir choisi, dans leur grande majorité, de donner la priorité
à la pratique intensive de l'anglais. Une étude publiée par le Centre
de recherche pour l'étude et l'observation des conditions de vie
(Credoc) en 2002 illustrait déjà cette montée en puissance : «
Tandis qu'Alcatel ou Thomson exigent de leurs collaborateurs la rédaction
de l'ensemble des documents de travail ou notes internes en anglais, le
groupe Danone tient ses réunions dans la même langue, lorsque la présence
d'un seul anglophone l'exige. »
Et pourtant, le « tout anglais » montre aujourd'hui ses limites. «
On assiste à un retournement. Les entreprises sont en train de revenir
vers le français », affirme Guilhène Maratier-Decléty,
directrice des relations internationales de l'enseignement au sein de la
Chambre de commerce et d'industrie de Paris.
Selon une étude publiée par l'Observatoire de la formation et des métiers
(Ofem) en 2003, la langue française reste d'ailleurs la langue de
travail dans 77 % des entreprises. EDF, Saint-Gobain, Essilor, Pernod
Ricard... plusieurs grands groupes veillent au maintien du français
comme langue officielle, dans leur communication tant externe
qu'interne. Mieux : certains d'entre eux n'hésitent pas à remettre en
cause la pratique de l'anglais.
C'est d'abord le groupe Renault, qui, après avoir désigné l'anglais
comme langue officielle en 1999 suite à l'alliance passée avec Nissan,
a reconnu les limites de cette stratégie. En 2001, Louis Schweitzer
reconnaissait ainsi : « La langue a été une difficulté un peu supérieure
à ce que nous pensions. Nous avions choisi l'anglais comme langue de
l'alliance, mais cela s'est révélé un handicap avec un rendement réduit
de part et d'autre. » La même année, la création de la Fondation
Renault a consacré le revirement du groupe : chargé de promouvoir la
langue française dans les pays où Renault est implanté, l'organisme
forme les étudiants étrangers à la langue et à la culture française.
Plus récemment, début 2005, AXA Assistance a mis en place une «
commission de terminologie » destinée à préserver la communication
interne du groupe des influences anglo-saxonnes grandissantes. Etonnant
pour une entreprise dont les réunions de cadres dirigeants se font en
anglais et qui exige de ses collaborateurs une maîtrise parfaite de
cette langue. « L'utilisation du «franglais», notamment, était
telle que la communication interne s'en trouvait brouillée. Le langage
était parfois abscons et flou, et certains termes étaient utilisés
sans que certains salariés connaissent réellement leur signification
», explique Catherine Hénaff, directrice des ressources humaines
et de la communication interne du groupe.
Éviter les confusions
Pour
mettre fin à cette dérive, la commission de terminologie se penche
tous les mois sur les listes de termes prêtant à confusion et leur
donne une traduction adéquate en français, insérée ensuite dans tous
les documents internes. « Best practices » est ainsi devenu «
meilleures pratiques », tandis que l'email a cédé la place au «
courriel ». Une démarche qui rappelle celle développée par le groupe
PSA Peugeot Citroën : depuis 1995, le groupe met à disposition de ses
salariés un glossaire de 500 mots, destiné là encore à trouver un équivalent
français à des termes techniques utilisés jusqu'ici en anglais.
Les entreprises seraient-elles subitement devenues d'acharnés défenseurs
de la langue française ? Pas vraiment. Outre le respect incontournable
du cadre réglementaire - la loi Toubon de 1994 impose le français
comme langue de travail pour un certain nombre de documents -, les
groupes doivent veiller à ce que l'utilisation généralisée de
l'anglais ne se révèle pas contre-productive.
Un facteur
de division
«
La langue peut être un facteur de discrimination »,
rappelle Robin Lent, directeur associé du cabinet de formation
linguistique AC3. Les syndicats de l'entreprise General Electric Medical
System peuvent en témoigner. Ils sont aujourd'hui en procédure
judiciaire contre leur employeur américain, accusant celui-ci de ne pas
respecter son obligation de traduire les documents internes en français
sur son site de Buc, dans les Yvelines. « Les notes d'information,
les logiciels, les documents de travail... toute la communication
interne a été rédigée en anglais, sans qu'aucune traduction n'ait été
prévue pour les salariés. Or, nombre d'entre eux n'ont pas un niveau
suffisant pour maîtriser cette langue. Ils se retrouvent de fait exclus
de l'entreprise », explique Jocelyne Chabert, représentante CGT de
l'entreprise.
Un argument que la justice a entendu, puisque, en janvier 2005,
l'employeur a été condamné en première instance à traduire les
documents contestés en français.
L'anglais, facteur de division ? Certaines entreprises le pensent.
Quitte à adopter une langue dominante dans leurs relations
internationales, elles préfèrent donc se tourner vers la plus partagée
par leurs salariés, à savoir le français. Un retour identitaire qui
n'est pas forcément un repli sécuritaire. « Le français peut être
un formidable avantage concurrentiel pour qui sait l'utiliser »,
explique Steve Gentili, PDG de la BRED Banque Populaire et président du
Forum francophone des affaires.
Le groupe LVMH l'a bien compris. Profitant de la solide image de la
culture française dans le monde du luxe, il veille au respect de la
langue de Molière, dans sa communication aussi bien externe qu'interne.
Tandis que les produits vendus à l'étranger gardent leur appellation
française, le centre de formation du groupe, basé à Londres, forme
les cadres étrangers à la connaissance de la langue et de la culture
françaises. « Dans le groupe, un cadre ne se sentira pas vraiment
intégré s'il ne parle pas le français. Cette langue fait partie intégrante
de notre identité », affirme Concetta Lanciaux, conseiller du président
pour les ressources humaines. C'est dit, le français en entreprise a
encore de beaux jours devant lui."
MAXIME
AMIOT
Source :
Les Échos, journal du 10 février 2006