JEAN DUTOURD À PIERRE BEREGOVOY :

Créez un impôt sur l'usage du sabir et du franglais !

 

Jean Dutourd, académicienL'épée. on le sait, fait partie de la panoplie des membres de l'Académie Française, comme le bicorne. À titre purement décoratif. Du moins le croyait-on jusqu'au moment où. sous la Coupole, Jean Dutourd, bien sanglé dans son habit vert, ajusta ses lunettes, posa un regard nimbé de malice sur l'assistance choisie qui lui faisait face, et se lança à l'assaut, gaillardement.

Autrement dit, il commença son discours officiel destiné, en principe, à célébrer le 350e anniversaire de l'auguste Assemblée de façon très... académique. Cela se passait, l'autre jour sous la Coupole du Quai Conti. Mais, très vite, l'assistance s'aperçut que l'orateur avait choisi la manière forte. En brandissant soudainement son épée qui, d'ornement finement ciselé, se muait en une arme singulièrement redoutable, surtout quand elle est maniée d'une main aussi vive. Vengeresse, même.

Le but de Jean Dutourd ? Voler au secours de la langue française. Publiquement, dans l'un des rares hauts-lieux où elle est encore protégée. Mais le danger rôde un peu partout, de façon voyante ou insidieuse. Et le preux chevalier Dutourd a donc lancé son cri d'alarme face à l'invasion des Barbaresques. Où plutôt des barbarismes et autres vilains microbes qui anémient, rongent, dénaturent notre langue.

« ...Les trouvailles atroces de la publicité, la télévision qui enseigne le charabia, l'Administration qui rivalise avec les commerçants, les intellos qui jargon-nent... Or, notre langue est un palais national qui est la maison de tous les Français, jusqu'au plus obscur, jusqu'au plus démuni. Nous n 'avons pas le droit de dilapider, par faiblesse ou par sottise, le plus solide de nos héritages ! ».

Au terme d'un diagnostic sévère (« c'est un désastre ») et d'un avertissement fougueux, l'écrivain en vint au chapitre des remèdes susceptibles de rendre tonus et alacrité à la grande malade.

Et là, on retrouva le Dutourd épris d'originalité jusqu'au paradoxe manié en virtuose, et savourant ses effets tout en lâchant sa « bombe » :

« Si les enseignes des magasins en franglais, en américain, en sabir, étaient taxées de mille francs par an, elle disparaîtraient en une semaine

Pourquoi, en effet, ne les taxerait-on pas, ces enseignes, pour commencer la grande campagne d'assainissement, le plan Orsec de sauvetage de la langue ? L usage du franglais et du sabir est une sorte de snobisme, donc de luxe. Il serait normal que le bénéficiaire de ce luxe payât pour le conserver. On a vu d'autres lois somptuaires, et moins utiles. »

Et de poursuivre avec flamme :

« Quelle belle chose ce serait que, parallèlement aux féroces « polyvalents », le Ministère des Finances créât un corps d'inspecteurs grammairiens chargés d'éplucher les journaux, les réclames, les livres qui paraissent, d'écouter la radio et la télévision, et de noter chaque infraction ! Si l'on demandait vingt francs aux péroreurs officiels et privés chaque fois qu'ils disent « top niveau », « nominer ». « impensable », « pas évident », « avatar » pour tribulation, « générer » pour engendrer et ainsi de suite, ces menues horreurs ne tarderaient pas à tomber dans le néant ! »

Naturellement il dévia alors son tir vers le Ministère des Finances dans une conclusion caustique :

« J'attends que M. Bérégovoy me dise si mon exposé des motifs lui convient. Il est bien tard pour qu'il le fasse. Il a, comme dit le peuple et comme ne disent pas les énarques, d'autres chats à fouetter... »

Après ce discours mémorable dans le fond comme dans la forme si pointue, nul doute que la croisade lancée par l'académicien verra grossir sa vaillante cohorte À laquelle Midi Libre se joint spontanément, bien entendu...

 

 

Source : Midi Libre, le mardi 24 décembre 1985

 

 

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