Le franglais nuit gravement à la santé de l'économie

"France bashing", "shadowbanking", formules rabâchées et ridicules.

Jean-Pierre Robin, chroniqueur au Figaro

De Jean-Pierre Robin, chroniqueur au Figaro

 

Comme les mères, le français a chaque année son jour de fête : la Journée internationale de la francophonie se tiendra ce jeudi 20 mars. C'est la moindre des choses pour un club qui regroupe officiellement 56 pays, rassemble plus de 200 millions de francophones et pourrait en compter 750 millions en 2050 selon les démographes. Il s'agit d'un atout culturel, d'un instrument commode pour les échanges économiques, sans oublier l'influence politique. Chacun en ressent l'évidence.

Il ne faut pas s'étonner que les Français soient souvent brocardés pour la défense de leur langue, que les Anglo-Saxons présentent comme un combat d'arrière-garde. C'est de bonne guerre (économique). La loi Toubon de 1994 est souvent considérée comme une illusoire ligne Maginot pour préserver notre patrimoine linguistique. Rappelons qu'elle vise essentiellement à ce que les ministères, les administrations et les entreprises publiques utilisent un vocabulaire français. Ce qui peut poser un problème pour une université ou une école d'État qui voudrait donner un enseignement en anglais. En revanche, que des entreprises du CAC 40 décident de travailler exclusivement dans la langue de Shakespeare à leur siège parisien est leur droit strict.

Il convient d'être pragmatique : une langue n'est pas un organisme fossilisé. En revanche, il est avéré que l'usage du franglais, le mélange des deux langues, est source de confusion, de désinformation et donc d'appauvrissement matériel.

Quand le ministre de l'Économie et des Finances, Pierre Moscovici, parle de "shadow banking" dans le communiqué officiel (rédigé en français) présentant sa participation au G20 du 22 février en Australie, il induit son auditoire en erreur. On ne saurait traduire par « banque de l'ombre », car cela renvoie aux financements mafieux en français. Il serait plus judicieux de parler « d'établissements non régulés » : c'est de cela qu'il s'agit fondamentalement. À la réserve près que certaines institutions, les « fonds monétaires » notamment, font partie du "shadow banking". Ce dernier terme désigne « la finance parallèle » en français, nous rappelle-t-on à la Banque de France. C'est simple et clair, la loi Toubon devrait s'imposer à tous les ministres sans rechigner.

« L'avantage de l'anglophone sur le francophone est qu'il sait que "drone" veut dire "faux bourdon", nom donné à ces engins pour se moquer de leur bruit »

 Arnaud Montebourg, ministre du « Redressement industriel », et sa collègue Michèle Delaunay, chargée des Personnes âgées, ont fait preuve d'une paresse linguistique tout aussi crasse quand ils ont lancé l'an dernier en grande pompe la "Silver Econômy". La formule est censée fédérer tous les secteurs industriels et de services « agissant pour et/ou avec les personnes âgées ». "Silver", comme la couleur argentée des cheveux des seniors. L'anglicisme se justifierait prétendument par l'espoir d'un développement à l'exportation de ces activités !

Un degré supplémentaire du ridicule est atteint quand on a recours à l'anglais, non pas pour des mots techniques nouveaux, mais pour des expressions traditionnelles qui ont depuis belle lurette leur équivalent français. Ainsi Pierre Moscovici n'a que le "France bashing" à la bouche (pour s'en plaindre) quand il s'adresse à des Français. Alors qu'il pourrait parfaitement regretter « le dénigrement de la France » (traduction littérale). Mais il aurait sans doute par trop l'impression de se retrouver dans une cour d'école : « Maîtresse, il m'a critiqué. » Notre ministre, qui songe à un superposte de commissaire européen, doit faire ses rêves en anglais.

Michel Serres et la langue française

« Qu'un pays perde confiance en lui-même, cela dépend de sa manière de parler  » note le philosophe et académicien, Michel Serres.

(photo : Manuel Cohen)

 

L'un des inconvénients majeurs du franglais est que ses locuteurs finissent par vivre dans un univers totalement désincarné. Chacun sait ce qu'est un drone, un petit avion sans pilote et télécommandé comme il en existe depuis la Première Guerre mondiale. Mais l'avantage de l'anglophone sur le francophone est qu'il sait aussi qu'à l'origine drone veut dire « faux-bourdon » : le nom a été donné dans les années 1930 à ces engins pour se moquer de leur vol bruyant et lent.

Autre origine très concrète dont la signification est hélas totalement occultée en français : depuis quelques mois, les marchés financiers ne parlent que du "tapering" aux États-Unis. La Fed, la banque centrale, s'apprête ainsi à ralentir progressivement ses achats d'actifs sur les marchés. Or ce terme ne doit rien à la technique financière mais tout à celle de la coiffure : taper veut dire effiler, dégrader. C'est dans ce sens qu'on qualifie l'action de la Fed.

Parmi les entreprises publiques françaises, certaines se distinguent tout particulièrement dans les inepties sémantiques : « La SNCF pousse même la sottise jusqu'à l'ignominie ; elle propose à ses fidèles des "s'miles", jeu de mot niais qui ne ferait même pas rire un anglosaxophone ; de plus, elle torpille, par là, le système métrique, l'invention française la plus mondialisée », s'indigne le philosophe Michel Serres, professeur à l'Université de Stanford, en Californie, depuis quarante ans et membre de l'Académie française (propos tenus lors d'une conférence à Bercy). L'usage de l'anglais, quand il est superfétatoire, est le signe d'une démission sur toute la ligne. « Qu'un pays perde confiance en lui-même, cela dépend de sa manière de parler  », note Michel Serres.

Le franglais est le sabir de ceux qui ne connaissent aucune langue véritablement et pour qui le français restera à jamais étranger. Et ce n'est pas la novlangue de la politique économique qui va les aider à se repérer. CICE (crédit d'impôt compétitivité emploi), Pacte de responsabilité, autant de « platitudes alambiquées ». Comme s'il était définitivement impossible de trouver le mot juste et compréhensible.

 

 

Source : Le Figaro, le lundi 17 mars 2014

http://www.lefigaro.fr/mon-figaro/2014/03/16/10001-20140316ARTFIG00133-le-charabia-du-franglais-nuit-gravement-a-la-sante-de-l-economie.php