Les 3 articles - celui de Martel du 08/07/10 et les réactions de Taillandier et de Hagège AK
Réaction de M. Claude Hagège :
Non, le français n'est pas mort ! Une langue créative et universelleLe linguiste Claude Hagège* répond à Frédéric Martel, qui, dans Le Point du 8 juillet, appelait les Français à « parler English ».
Tout n'est pas nul dans ces lignes. L'auteur n'a pas compris que le critère du poids mondial d'une langue n'est pas le nombre des locuteurs, mais le degré de diffusion : le hindi, le bengali, le japonais, connus de leurs seuls nationaux, n'ont pas « doublé » le français. Mais il a raison de citer le mandarin et l'espagnol, car les Instituts Confucius et Cervantès les portent partout. Cependant, cela reflète la saturation face à l'anglais et la soif universelle de diversité. Pourquoi diable la France devrait-elle, dès lors, exalter l'anglais, au lieu de développer sa politique de soutien du français, maintenant imitée ailleurs ? Où l'auteur voit-il, aujourd'hui, le culte de la distinction et d'une langue châtiée, argument ringard fondé sur des faits d'il y a plus de deux cents ans ? Ne fréquente-t-il que quelques puristes réactionnaires ? N'entend-il pas le verlan des lycéens, ignore-t-il la diffusion de la langue des cités dans bien des milieux sociaux et, surtout, ce qui est essentiel : sa transmission par les anciens adolescents devenus parents ? Leurs innovations lexicales dans leurs blogs ou leurs SMS les mettent à l'avant-garde de la créativité qui façonne la langue. Et les romans émaillés de tournures du wolof, du kikongo ou d'un des dialectes de l'arabe ? Et les auteurs qui ne viennent pas des fécondes tropiques, mais dont la prose est nourrie des parlers quotidiens ? Du sort des langues régionales, d'autre part, il a une vue tout aussi ringarde : même si bien des progrès restent à faire, elles sont aujourd'hui au moins reconnues, depuis leur introduction dans l'enseignement par une loi de 1951. La France n'a pas peur de la mondialisation ; au contraire, elle en cultive le mythe et n'en décèle pas encore les motivations de pur profit pour les plus puissants et d'appauvrissement croissant des plus pauvres. Quant à l'anglais, canal de l'argent roi, une brève visite montrerait à l'auteur qu'il est omniprésent dans les universités, tout comme dans la quasi-totalité des domaines de la vie quotidienne. Et si le français n'est pas mort au Québec (îlot de 6,5 millions de francophones immergés parmi 265 millions d'anglophones - États-Unis et Canada), c'est parce que la fameuse loi 101 l'y a déclaré langue officielle unique. La francophonie serait arrogante ou paternaliste et néocolonialiste ? Vertueuse et comique rengaine ! Les amis de l'auteur devraient lui offrir un rapport sur l'action des chefs d'État qui, à peine leur pays indépendant, décidèrent en dehors de la France, au début des années 60, de promouvoir ce qu'ils trouvaient le moins mauvais : le français. C'est ce que font aujourd'hui 70 pays et régions, sur les cinq continents. Le cinéma, enfin : depuis janvier, en France, 37 % de films français et 60 % de films américains dans les salles. Ce bon tiers ne résulte pas d'un gentleman's agreement (NDLR : accord entre gentilshommes, accord sans engagement juridique), mais de négociations acharnées entre ceux qui prônent l'ouverture totale des marchés et ceux, de plus en plus nombreux dans le monde, qui, avec les cinéastes français, maintiennent que les films ne sont pas des marchandises comme les autres. On a le droit de souhaiter qu'il n'y ait plus de films français en France. On peut vouloir aussi, tout en appréciant les quelques bons films américains, défendre la diversité. Un grand libraire de Beyrouth me disait : « Si les Français négligent le français, nous, et bien d'autres dans le monde, serons toujours là pour le défendre. » J'ai entendu, d'autre part, des Américains influents mentionner avec un mépris amusé les Frenchies qui s'agitent pour prôner l'anglais : alliés zélés, mais inutiles. Ne serait-il pas temps pour ceux-là de passer aux combats utiles ?
* Claude Hagège est professeur honoraire au Collège de France. Il a publié notamment un " Dictionnaire amoureux des langues " (Plon, 2009).
Source :
lepoint.fr, le 5 août 2010
Possibilité de réagir sur :
http://www.lepoint.fr/culture/une-langue-creative-et-universelle-05-08-2010-1222241_3.php
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Non, le français n'est pas mort !
« Français, pour exister, parlez
English ! »
Sous ce titre, M. Martel nous invite à nous
débarrasser de l'usage du français, le plus
rapidement possible, en toutes circonstances
et par tous moyens appropriés, au profit de ce
qu'il appelle « la langue du cool »,
concept linguistique fumeux dont nous lui
laissons la paternité. Nous ne commenterons
pas davantage la virulence quasi haineuse
qu'il témoigne envers sa langue natale : c'est
probablement là un problème psychologique qui
ne regarde que lui. Tout au plus
aimerions-nous lui poser quelques questions,
car son article nous paraît abonder en
imprécisions.
1. Nous nous étonnons de l'enthousiasme que
semblent lui inspirer les multiples symptômes,
en différents domaines, d'un impérialisme
croissant de ce mainstream linguistique
d'origine américaine, qu'il décrit d'ailleurs
fort bien, et du mépris corrélatif dans lequel
il tient tout effort pour maintenir un
français cohérent. Pourrait-il nous citer un
ou deux exemples tirés de l'Histoire dont il
ressorte que, face à une domination qui semble
s'imposer de façon inévitable, la seule
réponse légitime soit une collaboration
empressée, au nom de ces « réalités avec
lesquelles il va bien falloir apprendre à
vivre » ?
2. De façon plus simple, pourrait-il nous
faire comprendre pourquoi il juge si
merveilleusement exaltant, si évidemment
désirable, si prodigieusement nécessaire, de
dire médecine soft plutôt que médecine
douce, alimentation light plutôt que
légère, sciences hard plutôt que
sciences exactes ?
3. Peut-on savoir comment il parvient à
affirmer que « la langue française n'est
pas menacée à domicile », après avoir dit
que « l'anglais se répand en France même,
et à toute allure » ?
4. Plus grave, car on entre dans le domaine du
politique : ne voit-il aucun problème (je
reprends son exemple) dans le fait que,
lorsqu'une personnalité politique utilise le
concept de care, qui est d'origine américaine,
elle risque tout simplement de n'être pas
comprise par un grand nombre de citoyens et
d'électeurs ? Lorsqu'il déplore que l'actuel
président ne pratique pas l'anglais,
considère-t-il, oui ou non, que tout candidat
à la magistrature suprême devrait,
constitutionnellement, démontrer sa maîtrise
de cette langue en passant un examen ?
5. Passons au domaine de l'éducation et de la
culture. M. Martel ne se demande pas ce que
deviendront, une fois qu'il aura fait le
ménage, les milliers d'œuvres écrites en
français depuis quelques siècles et dont la
lecture suppose une connaissance sérieuse de
notre langue. Peut-il nous dire s'il pense
vraiment que Descartes ou Paul Valéry doivent
à terme céder la place une fois pour toutes à
«
l'entertainment avec ses pitches,
l'information avec ses lives, le business avec
ses CEO » ?
6. Si l'urgence est au fast English,
pourquoi est-il alors de nouveau question de
« renouveler et redynamiser notre langue »
? Et pourquoi ce qu'il appelle de façon très
floue « langue des quartiers »
aurait-elle, et elle seule, la mystérieuse
vertu de pouvoir y parvenir ? Quel résultat
M. Martel escompte-t-il de l'introduction du
verlan dans les dictionnaires ?
7. Il semble témoigner, fugacement, une
sympathie aux langues régionales existant sur
notre territoire. Nous n'avons aucun dédain
pour elles, mais force est de constater que le
breton ou le provençal ne font guère le poids,
eux non plus, face à la novlangue mondialisée.
Envisage-t-il cependant de leur épargner sa
vindicte ? Pour quelles raisons ?
8. Dernière question, capitale celle-là (car
nous sommes défenseur de la diversité des
langues et de leur richesse) : M. Martel ne
nous dit pas si son programme prévoit
également l'éradication plus ou moins rapide
de l'allemand, de l'italien, du polonais, du
grec moderne et des autres langues de
l'Europe. Le silence qu'il observe à ce sujet
est assourdissant.
Autant de points sur lesquels sa pensée nous
paraît confuse, brouillonne et hésitante. Or
il connaît sûrement le vieil adage : ce qui se
thinke bien se pitche clairement.
* Journaliste et écrivain, auteur de " La
langue française au défi " (Flammarion, 2009),
administrateur de l'association Défense de la
langue française.
Source :
lepoint.fr, le 5 août 2010
http://www.lepoint.fr/culture/l-avenir-s-ecrit-aussi-en-francais-05-08-2010-1222248_3.php
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