La
francophonie ne doit pas
rater son tournant africain
Par
Hervé Bourges
et Olivier Zegna-Rata
Un décryptage de la
révolution numérique
s’impose : après les
premières années d’Internet,
celles de la fracture
numérique, nous entrons dans
une phase où l’impérialisme
économique passe par la
maîtrise des réseaux et des
services qui en règlent
l’usage, comme Google. Pour
l’audiovisuel, la même
évolution est en cours :
mondialisation des acteurs
de la distribution des
images, comme Netflix, et
contrôle de leur diffusion.
Le passage à la télévision
numérique terrestre
s’intègre dans un cadre
mondial fixé par l’Union
internationale des
télécommunications, qui a
déjà permis à l’Europe
d’accéder à ce système. En
France, la transition a pris
plusieurs années, mais la
résolution des pouvoirs
publics et du Conseil
supérieur de l’audiovisuel
(CSA) a permis de multiplier
par cinq le nombre de
chaînes offertes. C’est
maintenant au tour de
l’Afrique : elle doit
arrêter la diffusion
analogique en juin 2015.
Les responsables de
l’audiovisuel chinois ont vu
le prodigieux marché qui
s’ouvre. Ils proposent à la
fois la création d’un
bouquet de chaînes
(essentiellement chinoises
et internationales), la
prise en charge du
déploiement des émetteurs
et, surtout, leur
financement par une banque
chinoise. Le chef
d’orchestre en est la
société Startimes, qui
contrôle déjà la diffusion
hertzienne dans une dizaine
de pays d’Afrique. Les
contrats passés par
Startimes avec certains pays
sont hallucinants : en
échange du déploiement et du
bouquet de chaînes, chiffrés
selon les pays entre 50 et
150 millions d’euros, ils
prévoient un reversement
mensuel « de maintenance »
par foyer et la
mainmise sur la télévision
payante pendant un quart de
siècle, et des milliards de
profits en vue… Belle
entourloupe.
Le comble ? Certains pays
font profiter Startimes du
bénéfice tiré du « dividende
numérique », ces fréquences
« en or » sur lesquelles
lorgnent les opérateurs de
télécommunication. Gros-lot
ou spoliation ?
Comment certains États se
sont-ils laissé abuser ?
Corruption ou incompétence
de quelques responsables ?
En fait, seul Startimes leur
proposait un service
complet. En face, les
groupes français arrivent en
ordre dispersé. La France
est certaine, par arrogance
ou inconscience, que les
États africains passeront
par elle. Rien n’est moins
sûr, nationalisme et souci
d’indépendance aidant…
Mais efficacité chinoise et
confusion française se
rejoignent pour faire
manquer à l’Afrique un défi
culturel majeur, celui du
développement de ses
capacités de production, à
la faveur de l’explosion du
nombre de chaînes.
UN
VRAI RELAIS DE CROISSANCE
Face au déferlement d’images
des satellites, les pays
africains ont, avec la TNT,
la possibilité de choisir
quelles chaînes ils
regarderont et d’imposer des
choix. Ils ont la
possibilité de reprendre la
main. Le succès de la
télévision numérique y
repose sur la diffusion de
programmes africains par les
chaînes hertziennes.
La partie n’est pas encore
perdue pour l’Afrique et
pour l’audiovisuel
francophone, qui dispose là
d’un vrai relais de
croissance : 300 millions de
francophones, sans doute 1
milliard en 2050, dont 80 %
d’Africains ! L’audiovisuel
africain et notre avenir
linguistique sont menacés si
l’Afrique perd le contrôle
de sa diffusion… Au
contraire, il faut
promouvoir pays par pays le
renforcement de la
production africaine et
l’édition de chaînes conçues
en Afrique, selon l’exemple
que donne cette année le
Groupe Canal+ à Abidjan.
L’enjeu est culturel autant
qu’économique : quelles
images offertes, dans
quelles langues, reflétant
quelles cultures ? La TNT
peut être un creuset
francophone, au service du
rayonnement des cultures du
continent africain. Elle
peut aussi livrer à des
intérêts contraires ce qui
constitue la première
fabrique de nos imaginaires
collectifs. La télévision
numérique en Afrique est
aujourd’hui un défi
collectif pour les
défenseurs de l’exception
culturelle, et au premier
chef les francophones.
Ce devrait être un thème
prioritaire du Sommet de la
francophonie à Dakar en
novembre.
Olivier
Zegna-Rata
Hervé
Bourges,
ancien président de RFI,
TF1, Antenne 2, FR3, France
Télévisions, et du CSA,
Hervé Bourges a été
ambassadeur de France à
l’Unesco. Il vient de
publier "Pardon my French".
La langue française, un
enjeu du XXIe
siècle, aux Éditions
Karthala (288 p., 18 €)