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Lettre d'information N°40 (mars-avril 2011)

 

 

 

L'anglais en maternelle : dérision du discours politique

1. Un ministre qui se contredit à deux jours d'intervalle

Certains se souviennent peut-être que fin janvier Luc Chatel, ministre français de l'éducation, avait déclaré qu'il fallait « développer l'apprentissage de l'anglais dès la maternelle ». Quelques jours plus tard, à l'occasion du salon Expolangues à Paris, le même ministre, interrogé sur la place des autres langues, précise que son ambition ne concerne pas seulement l'anglais mais d'autres langues aussi. Certains s'étonnant que l'on parle d'« apprentissage » en maternelle, le ministre modère le propos et parle alors de « sensibilisation ». Interrogé sur la question des moyens, le ministre botte en touche et invoque Internet. Autrement dit, à quelques jours d'intervalle, le ministre aura dit une chose et son contraire.

2. Deux approches qui s'opposent

En effet, dire d'abord « apprendre l'anglais en maternelle », puis ensuite « sensibiliser à l'anglais et aux autres langues », c'est dire une chose et son contraire.

La vérité est que l'on est dans le discours et non dans le réel.

La réalité est que l'enseignement des langues n'est pas une priorité de l'éducation nationale en France. Si c'était le cas, l'enseignement des langues figurerait sur le tableau de bord du système éducatif. Dans la vingtième édition de l'État de l'école publié en novembre 2010, les langues vivantes ne figurent pas parmi les 29 indicateurs retenus.

En revanche, on découvre une autre réalité : la proportion des élèves qui entrent en sixième sans avoir des bases suffisantes en français leur permettant de comprendre correctement des énoncés écrits, c'est-à-dire, la proportion d’élèves en grave difficulté de lecture à l’entrée en sixième est passée de 14,9 % en 1997 à 19 % en 2007. C'est une moyenne bien sûr, car dans les zones d'éducation prioritaire, la proportion passe de 20,9 % à 31,3 %. Comme les enfants ne sont pas plus bêtes aujourd'hui qu'hier, c'est donc que le système se dégrade.

Faisons un rapide calcul : 20 % d'une classe d'âge, c'est environ 150 000 enfants que l'on envoie à un échec certain dans la suite de leurs études et donc dans la vie. C'est un désastre national, que bien évidemment le ministre se garde bien d'évoquer.

L'administration n'est pourtant pas aveugle. L'Inspection générale de l'éducation nationale a consacré un important rapport sur le sujet en 2006 au diagnostic sans appel et avec toutes les pistes pour s'en sortir. De toute évidence, ce qui devrait être une grande priorité nationale, n'en est pas une pour le gouvernement. Pas assez rentable sans doute ! L'enseignement de l'anglais en maternelle n'a aucune chance d'améliorer le niveau ni en français, ni en anglais, ni dans aucune langue, des enfants des quartiers difficiles ou moyennement difficiles. Si les expérimentations ont commencé par le 7e arrondissement de Paris, sous l'impulsion de son maire Rachida Dati, ce n'est pas un hasard. L'enseignement de l'anglais en maternelle n'est pas pour tout le monde. Cherchons à comprendre.

3. Les juges doivent-ils parler anglais ?

Pourquoi Rachida Dati, quand elle était ministre de la justice, a-t-elle imposé l'anglais au concours d'entrée à l'École nationale de la magistrature ? Pourtant, pour paraphraser un certain ministre britannique (voir Lettre de l'OEP N°35), parlant du français et des autres langues européennes, l'anglais est totalement inutile pour un juge. L'arabe serait plus utile, non pour le parler nécessairement, car en France depuis 1539, le français a remplacé le latin comme langue de la justice et de l'administration, mais parce qu'il y a en France plus de citoyens français de langue arabe maternelle ou d'origine que de locuteurs anglophones.

Pourquoi donc imposer l'anglais, les autres langues n'étant qu'optionnelles au concours d'entrée à l'École nationale de la magistrature ? La réponse est sans doute que nos élites n'ont pas encore les esprits assez formatés.

4. La pensée formatée du What else ? ou le refrain implicite du « T'iras pas au paradis ! »

Beaucoup connaissent la remarquable série de vidéos publicitaires pour des capsules de café dont les personnages principaux sont interprétés par George Clooney et John Malkovich. Nous connaissons tous l'influence de la publicité sur la jeunesse et la société dans son ensemble, et ce d'autant plus quand elle est portée par deux acteurs aussi unanimement populaires que Clooney et Malkovich. Pareille publicité a plusieurs niveaux de lecture et d'influence. Le premier niveau est l'ambiance qui crée le sentiment du raffinement, du luxe et de la perfection, auquel chacun est censé aspirer et s'identifier. Le second niveau est l'organisation symbolique du monde où Dieu parle évidemment anglais ! Dieu adore le luxe et le raffinement, Dieu est cupide puisqu'il dépossède George de son sac de capsules. Georges, trop peu zélé, voit son entrée au paradis différée. Dieu dit en effet, "Heaven can wait, George, but not for its capsules". Troisième niveau de lecture : le Paradis, dans la publicité, c'est le monde du capitalisme financier, nouvelle religion. Comme le dit avec humour et modestie Lloyd Blankfein, CEO de Goldmann Sachs, en pleine crise financière des "subprimes" (Note de l'Afrav : des crédits hypothécaires) : « Je ne suis qu'un banquier faisant le travail de Dieu ». En effet...

Quel rapport entre les propos de Luc Chatel évoqués au début de cet article et cette publicité pour des capsules de café ? Simplement, le non-dit et l'implicite du discours ! Le message caché, -caché parce que profond, profond parce que caché-, est le suivant : « Si tu parles pas anglais, t'iras pas au paradis ! »

Petit détail croustillant : les premières publicités de la marque de café en question étaient sous-titrées en français (en France). La dernière est sous-titrée en anglais. Tout simple ! La parole de Dieu n'a pas besoin d'être comprise. On la comprend par sa seule force de soumission.

La signification du message change et devient : « Si t'abandonnes pas ta langue, t'iras pas au paradis ». Et si tu ne comprends pas, ce n'est pas grave. Tu n'as pas besoin de comprendre la langue de Dieu.

Cette publicité n'est pas un cas isolé. Allez comprendre pourquoi l'INSERM, organisme de recherche français, dépose ses brevets en anglais alors qu'il peut le faire en français, ça ne coûte pas plus cher. Parce que la langue de l'Europe, c'est l'anglais, dit-on, et que si t'abandonnes pas ta langue, t'iras pas au Paradis.

Pourquoi le ministère français de la recherche invite-il les porteurs de « projets d'initiatives d'excellence » à présenter l’originalité et l’ambition scientifique de leur projet ... en anglais ? Parce que le français ne permet plus de faire un exposé scientifique et que si t'abandonnes pas ta langue, t'iras pas au Paradis.

Pourquoi les futurs professeurs des écoles doivent-ils faire preuve de leurs connaissances en anglais seulement, et qu'un professeur des écoles bilingues français-allemand, doit abandonner ses classes en allemand pour l'anglais qu'il doit apprendre avec des cassettes pendant l'été ? Parce que si t'enseignes pas l'anglais, t'iras pas au Paradis!

Nous disions que le ministre était dans l'univers du discours, non dans celui de la réalité. Nous avions tort. Le discours fait partie de la réalité. C'est notre vie de tous les jours...

Lire :

L'oligarchie ça suffit, vive la démocratie, Hervé Kempf, Seuil, 2011.

Propaganda, Edward Bernays, Zones-la-Découverte, 2007.

La Banque, Marc Roche, Albin Michel, 2010.

Propagande, médias et démocratie, Noam Chomsky, écosociété, 2004.

De la propagande, Noam Chomsky, Fayard, 2002.

La conquête des esprits, Yves Eudes, Maspero, 1982.

 

Source : Lettre d'information N°40 (mars-avril 2011)

 

 

 

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