Une certaine - et bizarre - idée du cinéma français...

« L'anglais n'est pas la langue des Américains. C'est la langue du cinéma. » Ces quelques petits mots, publiés il y a quelques jours dans « Le Journal de merde » que tient le dessinateur et cinéaste Joann Sfar sur le site de Télérama, ont eu l'effet d'une bombe dans le milieu du cinéma français. À juste titre. Dans sa lettre ouverte destinée à la ministre de la Culture Aurélie Filippetti, missive en forme de véritable coup de gueule, le réalisateur de « Gainsbourg (vie héroïque) » remet non seulement en question les orientations du système de production français, mais il propose aussi une façon pour le moins discutable de faire rayonner la culture française.

Si l'on suit bien le raisonnement du créateur, la langue française nuirait à l'exportation des œuvres. En conséquence, les cinéastes français auraient bien peu l'occasion de se faire valoir sur la scène internationale.

« Faire rayonner la culture française, écrit-il, c'est s'assurer que les réalisateurs français ne seront pas handicapés par rapport aux Espagnols ou aux Anglais ou autres Européens qui ont depuis longtemps recours à la langue anglaise pour leurs films les plus ambitieux. Si on s'arc-boute sur la langue française, on ne défend pas le cinéma français », lance-t-il dans un élan franchement provocateur.

Autrement dit, Joann Sfar estime qu'il faudrait prendre exemple sur le modèle d'affaires mis en place par Luc Besson. En produisant des films français de langue anglaise, qui se fondent de façon anonyme dans la masse des productions anglo-saxonnes, le réalisateur de "The Fifth Element" fait rouler son système de production à plein régime. Du coup, il donne du travail, il est vrai, à bon nombre de ses compatriotes, techniciens et artisans. Mais qui, dans le monde, sait que les "Transporter", "Taken" et autres "Columbiana" sont des films français ?

Invitée par le magazine Première à réagir aux propos de Joann Sfar, la directrice d'Unifrance, Régine Hatchondo, lance une question à tout le moins pertinente : « Reste à savoir ce qu'on veut faire, dit-elle. Du chiffre ou encourager l'exportation d'une certaine idée du cinéma français ? Qu'un "Taken" fasse 22 millions d'entrées dans le monde est utile à l'industrie. Mais il est très peu probable que la plupart de ses spectateurs l'identifient comme français. « Potiche » ou « Des hommes et des dieux » font rayonner un autre cinéma français. Il est fondamental que l'on continue à être présents sur les deux tableaux, mais les mettre dans le même panier serait dangereux. »

Dans ce contexte, la sortie de Joann Sfar a de quoi étonner. L'histoire est en effet riche d'enseignement à ce chapitre. Les cinématographies nationales parviennent habituellement à mieux séduire les auditoires étrangers en restant fidèles à leur propre nature, leur propre culture. Almodóvar atteint l'universalité en demeurant foncièrement espagnol. Et Denys Arcand s'est imposé dans le monde grâce à des films bien ancrés dans la réalité québécoise. Si l'on favorise la production de films destinés uniquement à concourir dans la grande globalisation des marchés, mieux vaut alors tout de suite sonner le glas d'un cinéma plus original, tourné vers la diversité des gens et des idées. L'expression d'une culture ne passe pas uniquement par la langue, bien sûr, mais Sfar semble avoir oublié que cette langue reste quand même l'un des vecteurs principaux dans l'expression même de cette culture. Serait-il allé jusqu'à faire parler Serge Gainsbourg en anglais s'il avait pu ? "I don't think so..." (je ne sais pas, mais...)

Sous-titres: combat perdu

C'est inévitable. Dès qu'un festival de cinéma montréalais - le FNC dans ce cas-ci - annonce sa programmation, des cinéphiles s'empressent d'exprimer leur colère à propos de l'épineux problème des sous-titres. « Non mais, vous avez vu, monsieur le journaliste ? Que des sous-titres en anglais ou presque ! » Oui, on a vu. On voit même clair depuis des années. Et on s'indigne depuis encore plus longtemps que ça. En vain. Le problème est apparemment insoluble. Et le combat est perdu. Les cinéphiles francophones doivent maintenant choisir de fréquenter - ou pas - ces événements en toute connaissance de cause. Ils savent désormais que la plupart des productions internationales sélectionnées seront montrées avec des sous-titres en anglais (s'il s'agit d'une langue étrangère), ou carrément sans sous-titres (si le film a été tourné dans la langue de Shakespeare). Cette situation reste toujours aussi inacceptable, mais ainsi vogue la galère. Pour toutes sortes de raisons, rien ne changera. Jamais. Il n'y a plus lieu de s'en émouvoir, mais plutôt d'en faire son deuil.

Marc-André Lussier
La Presse

 

Source : lapresse.ca, le vendredi 28 septembre 2012

http://www.lapresse.ca/cinema/nouvelles/201209/28/01-4578443-une-certaine-et-bizarre-idee-du-cinema-francais.php

 

 

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Lettre ouverte de Joann Sfar destinée à la ministre de la Culture Aurélie Filippetti

 

 

 

 

Parlons de notre refus de voir le cinéma français parler anglais,

et plus généralement de notre refus de l'anglicisation généralisée,

 au ministre de la Culture (et à ses collaborateurs),

Mme Aurélie Filippetti :

audiovisuel@culture.gouv.fr, industries-culturelles@culture.gouv.fr,

dglf@culture.gouv.fr, spectacles@culture.gouv.fr,

christian.hottin@culture.gouv.fr,

laurella.rincon@culture.gouv.fr,
sylvie.grenet@culture.gouv.fr.

 


 

 

 

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