Jean Ferrat aux côtés d'Isabelle Aubret
et de Juliette Gréco au théâtre Bobino, en 1965.
Voici un article du Monde, paru le dimanche 28 mars 2010, écrit par la journaliste Véronique Mortaigne du service Culture de ce journal, un article très révélateur de l'anglomanie ambiante et de la désinformation qui va avec elle. Vous pouvez réagir à l'adresse courriel de la journaliste : mortaigne@lemonde.fr Ou sur le monde.fr, si vous êtes abonné :
Jean Ferrat aux côtés d'Isabelle Aubret et de Juliette Gréco au théâtre Bobino, en 1965.
La chanson française et le monde disparu de Jean Ferrat
La disparition d'un chanteur laisse orphelin. Au-delà des actes compassionnels qui sanctifient l'absent, elle crée un vide inconscient presque immédiat. Parce que la chanson est un art intime tout autant qu'il est massif et partagé. Jean Ferrat est mort, le 13 mars, aux derniers froids d'un hiver rude, il s'était volontairement effacé du paysage médiatique, qui l'avait traité avec une indifférence vexée, et vexatoire. De son Ardèche d'adoption, il avait continué de régner sur une part d'ombre individuelle, qui inciterait à une insoumission civilisée. Ferrat avait une couleur politique marquée, à gauche tendance PCF, mais ce n'est pas cela qui touchait obligatoirement. Ce qui allait droit au cœur, c'est sa proximité avec le monde de l'après-guerre et des années d'expansion économique qui ont suivi. Des ouvrières, des paysans, des hirondelles. L'histoire était aussi présente chez Ferrat. Par exemple, la difficulté à formuler la collaboration française avec le régime nazi, un tabou brisé, en 1969, avec Le Chagrin et la Pitié, le documentaire de Marcel Ophuls que l'ORTF récusa, comme elle avait « déconseillé », donc interdite de fait, la chanson Nuit et Brouillard, de Jean Ferrat, en 1963. Avec Ferrat, c'est un souffle de XXe siècle qui disparaît, des repères communs qui s'estompent - des odeurs, des campagnes et des HLM, les goûters du PCF, les Fêtes de L'Huma et les poètes engagés (tel Aragon, intellectuel communiste chanté par Ferré, Brassens, Barbara, etc.). Quel jeune artiste donnera un habillage contemporain aux chansons de Ferrat ? En peine depuis le début de la dégringolade du marché du disque en 2002, les producteurs de disques ont multiplié les exercices de duos porteurs de vente pour les plus anciens (Michel Delpech, Adamo...). Mais la pratique de la reprise est contraire aux mœurs françaises, depuis la domination de deux générations d'auteurs, compositeurs et interprètes, Brassens, Brel, puis Le Forestier, Souchon. Ils ont servi de modèles, reléguant l'interprète au rang de non-créateur, alors même que Chevalier, Piaf, Montand ou Gréco ont établi la chanson comme un art à part entière. Pour les observateurs de tendances, beaucoup de jeunes groupes français ont choisi, en 2009, d'écrire et de chanter en anglais. D'abord parce que l'anglais est la langue de l'Internet, ensuite parce qu'il faut viser un marché planétaire où le français occupe un rang équivalent à celui du dialecte papou, mais surtout parce que la chanson française ne sait plus quoi penser de la société où elle vit. Influencés par la diversité des formats discographiques, ses artisans ont perdu un savoir faire permettant de tout dire en 3 min 30, dans un format simple, ramassé, si contraignant, si compliqué à tailler au carré ! Autre constat : le retour de la nostalgie, qui a marqué l'année 2009. Profitant du manque cruel de ces croquis de mœurs prises sur le vif, abandonnés au rap, voici revenu le temps des yé-yé, les tombeurs de Ferrat. Après dix-sept ans de retraite, Dutronc a cédé sa place de rebelle pour celle de fainéant magnifique. Il a rempli un Stade de France en chantant ses tubes des années 1960, des "Play-boys" aux « Cactus ». Qui prendra la place symbolique de Ferrat ? À chaque mort, le public, qui supporte difficilement la vacuité, cherche un ersatz. La tendance s'est accélérée avec l'arrivée de l' "entertainment" et du rock, un genre à fort potentiel d'images. En voici deux exemples. En 1991, mourait Serge Gainsbourg, le provocateur, assez cynique pour douter de la valeur humaine, tout en la défendant ; assez imprudent pour fricoter avec les flics et l'anarchisme de droite en préservant une image d'homme de gauche. Un an plus tard, Jacques Dutronc reprenait sa morgue, se moquant de tout et de tous, remplissant ainsi, mais de façon éphémère, le vague à l'âme laissé par la disparition de Gainsbourg. Celui-ci a eu l'extrême chance d'avoir une veuve non officielle, à jamais chagrine de sa mort, Jane Birkin, suffisamment ardente pour rendre vivante la mémoire de « Serge ». À cela s'ajoute le club anglo-saxon des admirateurs du concepteur de Melody Nelson et compositeur planétaire de « Je t'aime, moi non plus », qui en ont repris les chansons en anglais. En mars 2009, mourait Alain Bashung, personnage crépusculaire, misère humaine, piété, exclusion, drogue, alcool, monde de la nuit. Quelques mois plus tard, Benjamin Biolay, mèche brune et beau bizarre, qui connaît un succès inédit avec « La Superbe », album perclus de références littérales aux grands anciens. Le grand gagnant des Victoires de la musique nourrit la carence laissée par l'Alsacien kabyle. Les chansons de Ferrat appartiennent-elles à un monde disparu ? « Comme au début de toute révolution, nous ne percevons pas encore les formes du monde futur, pris que nous sommes dans l'effarement face à ce que nous voyons disparaître sous nos yeux assis au milieu des débris du monde passé, incapables d'imaginer l'avenir », écrit le sociologue Frédéric Martel dans un livre à paraître le 31 mars, "Mainstream" (Flammarion), somme consacrée à la culture de masse et à l'intégration généralisée du modèle américain. En ce sens, la mort de Ferrat renvoie aux extrêmes : le goût du pain partagé et les plaisirs solitaires de l'iPod. Véronique Mortaigne Courriel : mortaigne@lemonde.fr
Source : lemonde.fr, le 27 mars 2010
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