« Quel est donc ce peuple qui a honte de sa propre langue ? »

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Attablée dans une salle proche de l'hémicycle de l'Assemblée nationale, Geneviève Fioraso soupire de soulagement : « On va enfin pouvoir parler d'autre chose...» Jeudi 23 mai, en fin de matinée, le désormais fameux article 2 du projet de loi porté par la ministre de l'enseignement supérieur a été adopté par les députés. C'est cet article, plus que les 67 autres du texte, qui a focalisé les débats depuis deux mois. Il prévoit en effet de faciliter l'usage des langues étrangères, donc de l'anglais, dans l'enseignement supérieur français.

Comme on pouvait s'y attendre compte-tenu de la vivacité de la polémique qui continue de s'enflammer par journaux interposés, le débat entre les députés a été, jeudi, particulièrement tendu. Trois heures de discussions émaillées d'incidents de séance, de vociférations, mais aussi de références aux grands auteurs.

« VOUS NE MESUREZ PAS LA PORTÉE DE VOTRE RÉFORME »

« La langue de l'Europe, c'est la tradition, pas l'anglais », a dit le député UMP du Pas-de-Calais, Daniel Fasquelle, en citant Umberto Eco. Déplorant « le mauvais signal » envoyé à l'étranger par la mesure, le professeur de droit a rappelé, dans un hémicycle presque vide (à peine un député sur dix s'était déplacé pour discuter de l'université), les « dangers » que représente à ses yeux le projet de Mme Fioraso. « Vous ne mesurez pas la portée de votre réforme, a-t-il lancé à la ministre. Il faut suspendre cet article 2 et engager un grand débat sur les raisons pour lesquelles les universités françaises baissent en attractivité. Mais ce n'est pas en basculant l'université dans l'anglais qu'on la rendra attractive. C'est en défendant le multiculturalisme et le plurilinguisme ! »

Car c'est de cela qu'il s'agit, estime Daniel Fasquelle. Évoquant l'université de Strasbourg qui, dit-il, « est en train de faire basculer dix masters en anglais », il cite les pays d'Europe du Nord où la proportion des formations en anglais est « de plus de 50% ». « Voilà vers quoi on va ! Le point d'arrivée, c'est le basculement des masters. »

Sur les bancs de la gauche, le discours de M. Fasquelle provoque une crise d'urticaire. Marie-Françoise Bechtel (PS, Aisne) moque la « confusion » dans laquelle le député serait tombé. « Vous n'avez pas le monopole de la francophonie et du plurilinguisme, M. Fasquelle ! », assène Jean-Yves Le Déaut (PS, Meurthe-et-Moselle). « Prouvez-le ! », hurle la droite, tandis que M. Le Déaut dégaine le fusil à pompe : « Le mauvais signal, c'est la circulaire Guéant, ce n'est pas cet article sur la langue ! »

« INDISPENSABLE DE POUVOIR ATTIRER LES ÉTUDIANTS ÉTRANGERS »

La charge déchaîne la colère de la droite, tandis que la gauche applaudit. La « circulaire Guéant », supprimée par la gauche après l'élection de François Hollande, prévoyait de restreindre les possibilités pour les étudiants étrangers de rester en France après leurs études. Mais c'est Thierry Mandon (PS, Essonne) qui met le feu aux poudres en évoquant « une tempête dans un verre d'eau » et en reprochant à M. Fasquelle sa « phobie des étudiants étrangers ».

« Ca ne va pas, non ? », crie Daniel Fasquelle, aussitôt soutenu par ses amis de l'UMP : « Inacceptable ! », « scandaleux ! », « assez ! assez ! », entend-on fuser des bancs de la droite. L'incident provoquera une interruption de séance et les excuses de M. Mandon.

Le bruit et la fureur n'ont cependant pas empêché une discussion sur le fond. La ministre, qui n'a pas ménagé la droite, a vigoureusement défendu son projet. Sous les huées de la droite, elle a mis le doigt là où ça fait mal : « Est-il normal que l'anglais se soit développé depuis quinze ans dans les grandes écoles, en violation flagrante de la loi Toubon, sans que personne ne pense à s'en offusquer ? Mais cela concerne l'élite, donc personne ne dit rien ! »

Puis elle a rappelé l'un des objectifs de l'article 2 : « 55% des 290 000 étudiants étrangers que nous accueillons en France viennent d'Afrique », a-t-elle pointé avant d'estimer que si la France est passée du 3e au 5e rang mondial en matière d'accueil, « c'est parce que nous sommes passés à côté de quelque chose avec les pays émergents. Il ne viennent pas à cause de l'obstacle de la langue. » Brésil, Inde, Indonésie, Russie, Chine... Objets de toutes les convoitises.

Sur ce point, la ministre a été soutenue par un député de droite, le chirurgien Bernard Debré (UMP, Paris) qui a évoqué son expérience personnelle : « Il est indispensable de pouvoir attirer les étudiants étrangers. J'enseigne en Chine. J'ai fait venir des étudiants chinois en France. Comme ils ne parlaient pas français, ils ont eu des cours en anglais. Mais, quatre ans après, on parle français à Shanghaï ! Si on leur avait dit : '« Non, vous devez parler français pour venir' », ils ne seraient pas venus ! »

« CE DÉBAT N'EST PAS UNE POLÉMIQUE »

Mais, bien sûr, en toile de fond, c'est l'avenir du français qui préoccupait les députés. Jacques Myard s'est jeté avec gourmandise et grandiloquence dans la bataille. « Ce débat n'est pas une polémique. Cet article ferme l'université sur ce sabir [l'anglais de communication internationale, NDLR] qui est un moyen mercantile de vendre des cacahouètes, mais ne permet pas de conceptualiser. Quel est donc ce peuple qui a honte de sa propre langue ? », s'est emporté le député UMP des Yvelines. Daniel Fasquelle a, lui, rappelé les propos du philosophe Michel Serres qui estime que, dès lors que le français ne pourrait plus «atout dire », elle serait « virtuellement morte ».

Pour calmer le jeu et tenter de sortir de ce débat sans fin par le haut, Geneviève Fioraso a lâché du lest. L'un des amendements défendus par Pouria Amirshahi (PS, Français établis hors de France) et de nombreux autres députés de gauche a été accepté. Il permet de mettre une nouvelle condition à l'usage de l'anglais : que ce soit justifié "par des nécessités pédagogiques". Cette condition s'ajoute à celles déjà adoptées en commission : l'utilisation partielle d'une langue étrangère, l'apprentissage du français par les étudiants étrangers, la prise en compte de leur niveau en français dans l'obtention du diplôme...

Benoît Floc'h

 

Source :  lemonde.fr, le 23 mai 2013

http://www.lemonde.fr/societe/article/2013/05/23/quel-est-donc-ce-peuple-qui-a-honte-de-sa-propre-langue_3416605_3224.html